Les castes en Inde


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« En Inde, les intouchables se rebellent et font grève » « Inde : dénonciation des lois protégeant les intouchables » « Les opprimés crient mort aux vaches ! » Voici quelques exemples de titres de journaux que nous avons pu voir ces derniers mois. Le 31 juillet 2016, 10 000 intouchables se sont rassemblés au nord-ouest de l’Inde pour protester contre les violences et les discriminations dont ils sont victimes. Pourtant la Constitution indienne rejette toute discrimination ou exclusion qui s’appuierait sur le fait que quelqu’un est né dans telle ou telle caste. Mais au juste, qu’est-ce qu’une caste ? On parle souvent d’un système composé de quatre castes. Est-ce vrai ? Explications d’un phénomène social à saveur religieuse !


On entend souvent dire qu’il y a en Inde quatre castes, parfois cinq. Quand on parle de cette façon, c’est qu’on distingue les brâhmana ou brahmanes, des prêtres qui étudient et enseignent le Veda, et qui accomplissent les rites ; les kshatriya ou guerriers, chargés d’administrer et de défendre le royaume ; les vaishya, la communauté en tant que telle, des pasteurs, agriculteurs, marchands qui produisent la richesse du royaume. Ces trois groupes sociaux forment ensemble la grande société des Ârya ou Aryens (un mot sanskrit que l’on traduit par « Nobles »), une des principales populations du nord de l’Inde ancienne. Les shûdra forment la quatrième caste, et regroupent les responsables des multiples services sans lesquels les Aryens seraient une société incomplète. Il faut ajouter les intouchables, parfois mentionnés à l’époque moderne en tant que cinquième caste, qui sont ceux qui accomplissent les tâches réputées les plus viles (éboueurs, équarisseurs de bêtes, etc.), socialement considérés comme impurs et peu fréquentables, et refoulés à la périphérie du village même s’ils sont indispensables à son bon fonctionnement. On devine que cette présentation de ce qu’on appelle les varna (ou grandes catégories sociales) ne suffit pas à cerner la complexité de la réalité indienne.

Jetons donc un coup d’œil sur la façon concrète dont les choses se présentent. On dit que le Mahatma Gandhi était un vaishya. Sans doute. Mais il faut ajouter qu’il appartenait à la caste des Bania (ou Vania), une communauté de marchands qui, au Gujarat seulement (nord-ouest de l’Inde), est divisée en une trentaine de sous-castes. Il s’agit plus précisément dans ce cas des Modh Bania (des Bania de la ville de Modhera), dont les Gandhi sont une subdivision. Le célèbre politicien Jawaharlal Nehru, qui a été premier ministre de l’Inde de 1947 jusqu’à sa mort en 1964, était un brahmane ; plus précisément il était un brahmane Saraswat, une caste spécifique de brahmanes dont une des lignées est installée au Cachemire. Narendra Modi, premier ministre depuis le 26 mai 2014, est originaire du Gujarat, et appartient à une caste ordinairement classée parmi les vaishya, les Modh Ghanchi, des presseurs d’huile (ailleurs appelés Teli). Behan Kumari Mayawati est une intouchable, devenue première ministre dans l’état d’Uttar Pradesh (au nord du pays). Plus précisément, elle appartient à la caste des Jatav, des travailleurs du cuir ou tanneurs du nord de l’Inde, ailleurs appelés Câmar (prononcez tchamar). Le célèbre docteur Ambedkar (1891-1956), grand défenseur des intouchables, appartenait lui-même à la caste des Mahar de l’état du Maharashtra (à l’ouest du pays). Traditionnelle­ment, les membres de cette caste enlevaient les carcasses, ramassaient les déchets, traquaient éventuellement les voleurs et servaient de gardiens de village. Ces premières indications obligent en fait à un tout autre regard sur les castes. Ce dont je viens de parler dans ce paragraphe, ce n’est plus de grandes catégories sociales ou varna, mais d’une réalité spécifique que l’on appelle les jâti ou groupes de naissance. C’est dans un de ces groupes précis que chaque individu naît ; c’est là qu’ont vécu ses ancêtres ; c’est là que réside le fondement inaliénable de son identité sociale.

Il faut donc d’abord se rendre compte qu’il n’existe pas dans l’Inde de tous les jours de brahmanes en général, de kshatriya en général, de vaishya en général, de shûdra en général, ou même d’intouchables en général. Ce qui existe concrètement, ce sont des jâti spécifiques que l’on rattache à l’une ou l’autre de ces grandes catégories. Les analyses faites par les anthropologues montrent en effet que, dans un village indien, il existe non pas quatre ou cinq varna, mais souvent de 20 à 30 jâti portant des noms spécifiques peu connus à l’extérieur de l’Inde. On comprend tout de suite aisément que, pour se faire une idée exacte de la réalité sociale complexe de l’Inde, il faut en premier lieu parler des jâti, des groupes de gens le plus souvent installés chacun dans un quartier, ou un secteur particulier, du village ou de la ville. Tentons donc de préciser le sens de ce terme.

Au point de départ, il faut répéter qu’une jâti, c’est tout simplement une « naissance », un groupe de naissance, c’est-à-dire le groupe social spécifique dans lequel un individu naît. Une jâti, c’est par conséquent l’identité que confère la naissance en un lieu propre, et qui se trouve au confluent d’un lignage maternel et d’un lignage paternel. Parler en termes de naissance, c’est immédiatement accepter que la jâti ne se surimpose pas de l’extérieur à la vie ; il s’agit au contraire de la vie telle qu’elle s’impose à tous les vivants dans le monde culturel typiquement indien. Tous (et même les animaux, les plantes) appartiennent forcément à un groupe de naissance, si bien que le terme de jâti finit par signifier l’« espèce » à laquelle ce vivant appartient. Selon cette vision du monde, il y a des espèces (jâti) d’humains comme il y a des espèces de plantes ou d’animaux. Quand un hindou décline son identité d’homme ou de femme pour se faire reconnaître de ses congénères, il doit dire que, par naissance, il est un brahmane Saraswat, un Vania Gandhi, un Modh Ghanchi, un Mahar, un Camar, et qu’il appartient à tel ou tel lignage de cette caste. La jâti ne s’invente pas : on y naît, et on s’y sent chez soi, tout naturellement. Mais encore, que signifie naître dans une jâti ?

Naître dans une jâti, c’est aussi pratiquer un métier héréditaire qui définit la fonction sociale de l’individu. Dans bien des cas, le nom de la jâti signifie en effet directement que l’on est agriculteur, marchand, presseur d’huile, travailleur du cuir, potier, forgeron, etc. Il ne faut pourtant pas généraliser ce critère qui a tendance à s’éroder avec la vie moderne. Les bureaux se sont multipliés : on a besoin de secrétaires que l’on recrute surtout parmi les castes de brahmanes ou dans quelques autres castes dont les membres sont traditionnellement voués à l’écriture. Par contre, les usines recrutent des employés dans diverses castes moyennes ou inférieures (des vaishya ou des shûdra) dont les membres ont perdu ou presque leur antique raison d’être et se cherchent un peu d’argent. Les basses castes, en particulier les castes d’intouchables, se retrouvent presque forcément comme petits manœuvres, à faire toutes sortes de boulots durs et dont personne ne veut. Il y a d’heureuses exceptions, comme le cas de cette femme Jatav devenue première ministre d’un grand état. Le système des castes s’ajuste lentement, et ces transformations sont également bien visibles quand il est question de mariage.

La jâti concerne en effet toujours une communauté d’êtres humains qui visent à se perpétuer. On ne peut donc définir la jâti sans aborder les questions de mariage, c’est-à-dire du choix d’un conjoint. On se marie le plus souvent à l’intérieur de la jâti, mais dans une lignée différente, question d’éviter la consanguinité (les anthropologues parlent alors d’endogamie). On est le plus souvent convaincu que ce sont les parents qui savent d’expérience ce qu’il faut faire en cette matière et qui suggèrent, proposent, imposent le conjoint. On devine que, là aussi, la vie moderne, les médias sociaux, la télévision modifient lentement des valeurs qui faisaient jadis partie des évidences. Mais là encore, les spécialistes affirment que la jâti a la vie dure, même dans les villes, et qu’encore peu de jeunes Indiens osent enfreindre les règles de la prudence traditionnelle en matière de mariage. La caste est vue en premier lieu comme une sécurité, comme un lieu d’épanouissement, et le fondement même du progrès à la fois individuel et social.

Une jâti, c’est finalement un rapport à l’ensemble de la communauté villageoise ou urbaine dont l’hindou fait partie, un rapport qui se décline traditionnellement en termes de hiérarchie. Un village est constitué d’un ensemble de jâti distinctes occupant des fonctions diverses. Pour qu’un village fonctionne bien, il doit y avoir des positions de commandement et des positions de service, des dirigeants et des dirigés, des employeurs et des employés, des producteurs et des travailleurs qui se mettent à leur service. Mais dans l’Inde traditionnelle, un autre facteur joue à plein et c’est la question de la pureté, le pur définissant la supériorité et l’impur l’infériorité. Le fait de manger de la viande et de boire de l’alcool rend certaines castes impures, et par opposition un régime végétarien définit la pureté d’autres castes. Ceci veut dire que les castes de brahmanes sont pures et donc supérieures, mais que ce statut n’est possible que si d’autres castes impures et inférieures se chargent des tâches jugées dégradantes. Il est entendu que les critères de pureté restent très conventionnels. Il suffira ici d’un exemple : si le sang, les matières organiques, les excréments, les saletés sont impurs, toutes les castes qui sont en contact avec ces matières comme les tanneurs, les éboueurs, les buandiers, les barbiers sont aussi impures, ce qui paradoxalement n’empêche pas certains brahmanes, sourcilleux en matière de pureté, de devenir chirurgiens. On devine également qu’au-delà de certains principes clairs, cette hiérarchie n’est jamais définie une fois pour toutes et qu’il y a là matière à une infinité de conflits. On remarquera entre autres que le pouvoir économique est en tant que tel étranger à la hiérarchie des castes au sens où il n’est pas directement un principe de classement. Ce qui ne veut pas dire que l’appât du gain n’interfère pas avec l’ordre traditionnel et ne puisse parfois l’ébranler.

Le système des castes apparaît d’emblée comme un système social extrêmement complexe et dans lequel l’individu vit toujours, on le devine, en équilibre précaire. Il implique un monde d’inégalités explicitement affirmées. La place originale de chacun des groupes impliqués doit être reconnue par tout un chacun, un fonctionnement qui implique beaucoup de tolérance mutuelle. Le grand sociologue Louis Dumont faisait pourtant la remarque suivante qu’il vaut la peine de relire :

On a souvent noté ce qu’on a appelé la tolérance des Indiens ou des Hindous. Il est aisé de voir à quoi ce trait correspond dans la vie sociale. Plusieurs castes, qui peuvent différer dans leurs mœurs et coutumes, vivent côte à côte tout en étant d’accord sur le code qui les hiérarchise et sépare. On se contente d’affecter un rang là où l’Occident approuve ou exclut… La différence reconnue d’un groupe, qui l’oppose à d’autres, devient dans le schéma hiérarchique le principe même de son intégration dans la société. Si vous mangez du bœuf, il vous faudra accepter d’être classé parmi les Intouchables, et à cette condition votre pratique sera tolérée. Elle ne ferait scandale que si vous insistiez pour que votre pratique soit reconnue indifférente, ou pour entrer en contact physique avec des végétariens. (Cf. Louis Dumont, Homo hierarchicus, Paris, Gallimard, 1966, § 94.)

Cette réflexion à propos de groupes distincts et hiérarchisés nous éloigne d’un esprit de tolérance selon lequel tout serait pareil et où tous les comportements se vaudraient. Le système des castes en tant que tel garantit la coexistence de groupes extrêmement différents les uns des autres et qui ne se mélangent ordinairement pas (c’est d’ailleurs le sens du mot casta, pur, non mélangé, par lequel les Portugais ont d’abord désigné de tels groupes). On devine du même coup que ce même système peut aussi se dérégler et fournir l’occasion de violences extrêmes.

Il faut ajouter que le modèle simplifié des varna n’est pas discrédité pour autant et reste présent dans la littérature religieuse. Il arrive qu’on l’historicise, c’est-à-dire qu’on le projette dans un passé révolu en disant que c’est ce qui a jadis existé dans l’âge d’or qu’était la véritable culture hindoue de jadis. Une autre façon de récupérer ce modèle est de le transposer sur le plan éthique. Les quatre varna correspondraient à quatre ensembles de qualités morales. Il ne s’agirait pas d’une analyse sociale, mais de qualités humaines à développer. Le vrai brahmane reste calme et maître de soi, il vit dans la pureté et se conduit avec patience, il étudie et transmet la connaissance ; le vrai kshatriya vise l’héroïsme, ne fuit jamais au combat et se comporte en maître ; le vrai vaishya aime la terre qu’il cultive, fait paître le troupeau et pratique le commerce ; quant au shûdra, sa véritable nature est de servir (Bhagavad Gîtâ 18,41-44). Même si une telle interprétation peut être historiquement ou philosophiquement convaincante, elle laisse subsister la caste en tant que réalité sociale complexe qui ne semble pas appelée à disparaître de si tôt.

En définitive, cette brève présentation signifie que la réduction des castes à quatre ou cinq « grandes catégories sociales » (ou varna ; j’évite le mot « classe » qui se réfère à une autre réalité) ne suffit pas à rendre compte de ce que sont les castes. Il faut reconnaître que ce modèle de société à quatre varna est très ancien : il apparaît au moins mille ans avant l’ère chrétienne dans un hymne du Rigveda. La naissance du cosmos y est décrite sous la forme du sacrifice d’un Homme ou Purusha (prononcez pouroucha), un géant primordial dont il est dit que « Le brahmane fut sa bouche ; le royal (râjanya, équivalent de kshatriya) a été fait ses bras ; ce qui est ses cuisses, c’est le vaishya ; de ses pieds le shûdra est né » (trad. Jean Filliozat). Mais l’observation de la réalité indienne montre en même temps qu’il existe dans chaque village de l’Inde plusieurs dizaines de groupes de naissance (jâti). Quand les Indiens réduisent la réalité sociale à quatre ou cinq grandes catégories (varna), ils font appel à un modèle authentiquement indien, mais extrêmement simple, qui idéalise la société réelle. Pour se retrouver dans une société complexe, ils y appliquent un gabarit d’origine religieuse ayant jadis servi à comprendre une société déjà sans doute en train de devenir de plus en plus complexe. Brahmanes, kshatriya et vaishya ont accès au Veda et au sacrifice, tout en ayant chacun un rôle spéci­fique dans l’antique société des nobles Ârya ; les shûdra n’ont accès ni au Veda ni au sacrifice ; ils sont au service des castes supérieures. Quant aux intouchables, ceux qui ne craignent plus de se dire maintenant des « dalits », c’est-à-dire littéralement ceux qui sont « écrasés, broyés » par le système, ils ont toujours été plus ou moins exclus de la grande société et cherchent encore péniblement leur place au soleil dans l’Inde d’aujourd’hui.

Pour en savoir plus :
  • Deliège, Robert, Le système des castes, Paris, Presses universitaires de France (coll. Que sais-je ? 2788), 1993. [Cet anthropologue belge est le meilleur spécialiste des castes en contexte francophone.]
  • —, La religion des intouchables de l’Inde, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
  • —, Le système indien des castes, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006.
  • Dumont, Louis, Homo hierarchicus : essai sur le syustème des castes, Paris, Gallimard, 1966. [Un grand classique qu’il convient de critiquer, mais qui sert toujours de base aux travaux actuels.]
  • Filliozat, Jean, art. « Castes », dans Encyclopaedia Universalis, vol. 3, Paris, Encyclopaedia Universalis France S.A., 1968, p. 1019-1023. [Synthèse élaborée par un excellent indianiste.]
  • Voir aussi « Les castes en Inde », https://fr.wikipedia.org/wiki/Castes_en_Inde, consulté le 21 oct. 2016.
André Couture, Université Laval 24 octobre 2016   OLYMPUS DIGITAL CAMERA   Source de la photo : http://www.krsna-art.com/images/copys/big/1113.jpg

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