Frédéric Castel
Le Soleil ; POINT DE VUE ; Publié le 22 février 2017
Immédiatement après le drame du 29 janvier, la classe politique, toutes allégeances confondues, a réagi avec dignité et empathie. Le maire Labeaume s'est distingué par sa véritable compassion pour son monde. Il a su trouver les mots qui rassemblent les esprits et poser les actes qui comptent. Le vendredi des funérailles, il débloquait le dossier du cimetière musulman. Québec a son cimetière juif depuis les années 1850.
Il aura fallu cette tragédie pour que l'on s'intéresse à la petite communauté musulmane de Québec, qui doit réunir 9000 âmes aujourd'hui dans la région municipale de recensement (RMR). On réalise brutalement qu'on n'en sait pas grand-chose.
Une jeune histoire
La présence musulmane remonte à la fin des années 60, sous l'influence de l'Université Laval, qui attire des enseignants et des étudiants d'Asie et d'Afrique. En 1971, une poignée de musulmans se rassemblent pour la prière avant de fonder, l'année suivante, l'Association des étudiants musulmans de l'Université Laval. Six ans plus tard, l'université leur octroie une salle de prière. En 1985, dans un sous-sol de Sainte-Foy, on fonde le Centre culturel islamique de Québec.
En 2001, trois milliers de musulmans sont établis dans la RMR de Québec. Les familles se dispersent dans la RMR, alors que d'autres se rapprochent du centre-ville où ils travaillent. On aménage des mosquées dans Limoilou, Saint-Roch et Saint-Sauveur ainsi qu'à Lévis.
Hormis l'enracinement des anciens étudiants, de nouveaux immigrants tentent leur chance à Québec après avoir séjourné à Montréal, où le chômage des musulmans est plus élevé.
Les immigrants viennent d'une variété de pays, en particulier de la francophonie. La majorité des Québécois musulmans sont nés au Maghreb (42 %). Une personne sur dix est née en Afrique subsaharienne et presque autant viennent d'Europe. Près de 5 % sont des résidents non permanents. Le quart des musulmans de la région de Québec sont natifs du Canada.
Si l'usage du français au sein de certains groupes immigrants peut susciter des inquiétudes, les musulmans de Québec ne sont pas concernés puisque 96 % parlent la langue de Miron. Au vrai, l'usage du français dans les institutions communautaires et même les familles est déjà très répandu : le quart des individus ont le français comme langue maternelle unique alors que dans plus de la moitié des familles (53 %) on parle uniquement le français à la maison.
La proportion de Québécois musulmans dotés d'un diplôme universitaire (baccalauréat ou supérieur) est ahurissante : c'est le cas de 62 % des hommes et de la moitié des femmes (le double de la moyenne québécoise) âgés de 25 à 64 ans. Nombreuses sont celles à avoir émigré motivées par un projet de carrière.
Une femme sur quatre (24 %) oeuvre dans le secteur des soins de santé et l'assistance sociale et 16 % des hommes travaillent dans les services professionnels, scientifiques et techniques. Par ailleurs, 17 % des hommes et 14 % des femmes occupent un poste dans les administrations publiques.
Parmi les RMR de 500 000 habitants et plus, c'est à Québec que l'on trouve la population musulmane la plus scolarisée du Canada.
Mais voilà, cette jeune histoire qui a des traits de parfaite réussite comporte des pages plus sombres. À 11 %, le taux de chômage des musulmans est certes enviable vu de Montréal, vu son 18 %, mais c'est encore élevé comparé à la population de Québec (4 %). C'est sans compter les professionnels déqualifiés travaillant dans le taxi ou la restauration. On invoque les blocages dans la reconnaissance des diplômes étrangers, les préjugés des employeurs et la xénophobie.
Épilogue
Pendant ces tristes jours, certains musulmans ont pu exprimer leur mal-être. C'est l'écho, ordinairement rentré, des commentaires alarmistes et des «faits alternatifs» qui surfent dans certains médias marginaux et les médias sociaux auxquels s'ajoutent les actes haineux dirigés contre des mosquées depuis 2011. C'était d'abord des graffitis, puis des têtes de porc. Avant le 29 janvier, dans la communauté, on relativisait et on temporisait.
Après le drame, il s'est passé quelque chose à Québec, comme en témoigne la réaction de ces nombreux Québécois dont le message de sympathie fut si rapide et si intense que les familles éplorées et les leaders communautaires n'ont pu que remercier leurs concitoyens, sans l'acrimonie attendue. Les Québécois musulmans n'ont d'ailleurs pas cessé de répéter qu'en dépit des vicissitudes, ils aiment leur ville.
Vu l'ambiance mondiale, nous ne réalisons pas notre chance, car cette mansuétude et ces élans de solidarité - des sentiments qui ne sont pas éloignés de l'amour du prochain, diront certains - ont réussi à créer des connexions inopinées, notamment sur le plan politique.
Cette interaction nous a évité une plongée dans la spirale de la rancoeur des uns et des craintes exacerbées des autres, assorties des accusations mutuelles, surtout que ce genre de spirale est dans l'air du temps. L'espace d'un moment, à Québec et au Québec, on a donné à croire que tout est encore possible.
Frédéric Castel, Religiologue, géographe, historien, UQAM
Qui sont les musulmans du Québec? Ils sont plus de 300 000 dans la Belle Province
CHARLOTTE FOLLANA Le Journal de Montréal ; Samedi, 4 février 2017
L’attentat contre la mosquée de Québec a mis en lumière le fait que les Québécois ne connaissaient pas bien la communauté musulmane, qu’ils côtoient pourtant depuis plus d’un siècle.
Aujourd’hui, les immigrants musulmans sont près de 300 000 au Québec. Depuis la fin des années 1990, leur nombre a commencé à augmenter de façon exponentielle.
«Le Canada a toujours eu une image d’Eldorado et de paix pour les pays extérieurs.
«Québec était la version francophone. C’était une terre d’accueil réputée pour son plein emploi et son ascension sociale, contrairement à l’Europe et aux États-Unis, où les musulmans n’étaient pas tellement les bienvenus», explique Frédéric Castel, religiologue, historien et géographe à l’UQAM.
Les musulmans sont à ce jour plus nombreux au Québec que les juifs, ce qui fait de l’islam la deuxième grande religion québécoise, derrière le christianisme.
La première mention de l’existence de musulmans au Canada remonte aux années 1870. On les appelait les Turcos, car ils étaient originaires des pays dominés par la Turquie. Leur croissance a été lente à cause de la politique d’immigration qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, restreignait l’entrée à des personnes de religion chrétienne.
Vers l’Ontario
Les premiers immigrants musulmans sont arrivés du Moyen-Orient au Québec dans les années 1920. Cette arrivée s’est faite par vagues.
«L’Ontario a su les attirer du fait de son important développement économique. C’étaient en majorité des élites instruites, des universitaires qui venaient chercher un emploi ici.
«Les travailleurs en technologie étaient appréciés. Le Canada a eu besoin d’expertise étrangère pour ses grands projets de construction. Une grande majorité de musulmans ont décidé de rester et d’y faire carrière. Ils sont devenus professeurs d’université», poursuit M. Castel.
«Montréal est une ville multiculturelle et multiethnique, ce qui a fait que les immigrants musulmans ont choisi de s’y installer en masse. Aujourd’hui, ils se disent fiers d’être québécois, surtout les jeunes, précise Frédéric Castel. Cette attaque à Québec a engendré une prise de conscience dans l’ensemble de la population. Il y a toujours eu une certaine méfiance envers cette communauté, peut-être parce qu’on la connaît peu ou mal. Trop de préjugés et de stéréotypes ont persisté. Le récent attentat a été un déclencheur. Il a juste mis l’accent sur un climat de malaise palpable depuis des années.»
LEURS PRATIQUES RELIGIEUSES
La première association musulmane a été constituée en 1958 par des Pakistanais, sous le nom d'Islamic Centre of Montreal.
La première mosquée de la province, le Centre islamique du Québec, à Ville Saint-Laurent, a été construite en 1965.
Aujourd’hui, on compte 70 mosquées et lieux de prière au Québec, dont 53 à Montréal.
15 % ont dit y aller assidument.
25 % ont dit s'y présenter de façon plus ou moins récurrente.
60 % des musulmans au Québec n’ont jamais fréquenté une mosquée.
10 % des femmes musulmanes portent le hidjab.
60 % des femmes converties à l’islam par choix revêtent le hidjab.
ARABE OU MUSULMAN?
L’arabité est une appellation ethnique. Elle est fondée sur la culture et l’histoire commune. Un Arabe est quelqu’un dont la langue maternelle est l’arabe et qui vient d'un pays arabe. Un musulman est une personne qui adhère à une religion, l'islam. Il ne connaît pas forcément la langue arabe.
DES GENS INSTRUITS
Au Québec, 48 % des hommes musulmans et 41 % des femmes musulmanes ont un diplôme universitaire.
Les hommes sont plus présents dans les secteurs de l’ingénierie et de l’informatique, tandis que plusieurs femmes s’orientent vers le domaine de la santé.
La communauté musulmane de la ville de Québec est la plus instruite du Canada: 62 % des hommes et 50 % des femmes y ont un diplôme universitaire.
En dépit d'un haut niveau d’instruction, cette communauté affiche un taux de chômage de 18 % à Montréal et de 11 % à Québec.
D’OÙ VIENNENT-ILS?
Les musulmans établis au Québec proviennent de plusieurs pays.
63,37 % AFRIQUE (Algérie, Maroc, Égypte, Tunisie)
32,11 % ASIE (Pakistan, Iran, Bangladesh, Afghanistan, Turquie)
3,52 % EUROPE
1 % AMÉRIQUES
0,78 % OCÉANIE
OÙ VIVENT-ILS?
90 % des musulmans du Québec habitent la grande région de Montréal.
5 % vivent dans la région de Québec.
En 2011, les 2/3 de la population musulmane du Canada vivaient dans les trois plus grandes régions métropolitaines de recensement.
Source: Statistique Canada, données de 2011 et RMR
DES ARRIVÉES PAR VAGUES
1970 On note une immigration significative avec les grands chantiers comme la Baie-James et le Stade olympique.
1975-1990 Arrivée d’immigrants libanais en raison de la guerre civile.
1979 Arrivée de réfugiés iraniens à cause de la révolution.
1992-2002 Importante immigration maghrébine, notamment en raison de la guerre civile en Algérie.
UNE POPULATION EN PROGRESSION CONSTANTE
Dans l’ensemble du Canada, le nombre de musulmans a été multiplié par quatre depuis 1991, pour atteindre 1,2 million.
1991: 45 000
2001: 108 000
2011: 243 000
2016: 300 000