Dans les écoles du Québec des années 1960, les vendredis après-midi étaient marqués par une activité qui, aujourd’hui, dérouterait fort probablement bien des gens. Les élèves apportaient des vingt-cinq sous à l’école pour « acheter de petits Chinois ou de petits Africains » afin d’aider à les convertir. Le montant d’argent ainsi accumulé permettait par exemple de faire avancer un bateau de papier collé sur le tableau noir et symbolisant la progression des conversions telle que compilée par l’Association de la Sainte-Enfance. Croiriez-vous qu’aujourd’hui ce sont ces « petits » convertis qui viennent évangéliser le Québec?
Qu’on en parle comme de l’évangélisation ou autrement, la diffusion du message est au cœur des grandes religions. Dès le premier siècle de notre ère, les chrétiens se sont mis à parcourir le monde de l’époque selon la recommandation de l’évangile de Matthieu : « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 19-20). Au Canada, la propagation missionnaire se développa surtout au XXesiècle avec des organismes comme la Sainte Enfance, l’Union missionnaire du Clergé, l’œuvre pontificale de Saint-Pierre-Apôtre. Les évêques québécois favorisèrent la fondation d’un Séminaire des Missions Étrangères qui ouvra ses portes en 1922 et contribua aussi à cet essor. Le nombre des missionnaires canadiens était de 1 242 en 1932 et progressa jusqu’en 1971, année record où le Canada comptait 5 256 missionnaires œuvrant dans une centaine de pays. La crise des vocations au Canada, le retour de nombreux missionnaires à l’âge de la retraite, la nouvelle situation des pays devenus indépendants, de nouvelles mentalités et des priorités souvent différentes, les transactions parfois difficiles avec les anciens missionnaires y compris le renvoi de certains missionnaires par les autorités civiles, autant de raisons pouvant expliquer la diminution du nombre de missionnaires à compter de 1971 et le renversement qui se produisit à partir de ces années.
Dans les anciennes « terres de mission », on assiste à la multiplication des vocations et chaque Église locale se prend en main en travaillant à la promotion de son laïcat. S’ensuit un déplacement démographique. Le magazine anglais The Economistcite une étude menée par le Pew Research Center : les chrétiens les plus dévots se trouveraient de plus en plus en Afrique et dans les Amériques. En effet, en 1910, les deux-tiers des chrétiens dans le monde étaient en Europe et plus du quart dans les Amériques. Seulement 1,4 % se trouvaient en Afrique subsaharienne. Un siècle plus tard, 37 % des chrétiens dans le monde se trouvaient dans les Amériques et 24 % en Afrique subsaharienne. Ces chiffres expliquent à eux seuls que ce soit maintenant de ces continents que proviennent les missionnaires chrétiens. Même si le pays qui exporte encore le plus de missionnaires reste les États-Unis (121 000, dont près de la moitié sont des mormons), ces dernières années, le nombre des anciens « petits » convertis devenus à leur tour missionnaires en pays étranger a considérablement grimpé. En 2015, 27 400 nouveaux missionnaires africains (une augmentation de 32 % par rapport à 2010) et 30 000 nouveaux missionnaires coréens (une augmentation de 50 % pour la même période) sont partis faire leur ministère principalement aux États-Unis, au Brésil et en Russie. Dans le diocèse de Québec, sur les 333 prêtres actuellement en fonction, 35 sont originaires de l’étranger. En 2009, ils n’étaient que 8.
Quelques exemples permettent de tracer le portrait de ces nouveaux missionnaires qui se déploient de plus en plus en Occident. Ils sont originaires des pays d’Asie, d’Afrique et de l’Amérique du Sud où les Églises chrétiennes sont encore florissantes. On ne peut cacher que ces nouveaux missionnaires arrivent de pays souvent démunis et s’installent dans des pays censément très riches, une situation contraire à la précédente et qui cache un certain nombre d’ambiguïtés. Les « missionnaires » catholiques, qui sont majoritaires, sont membres de congrégations religieuses ou appartiennent au clergé de leurs diocèses. Avant leur départ, ils reçoivent souvent une formation de plusieurs années et parfois à plusieurs endroits différents. Nombre d’entre eux ont déjà de longues expériences pastorales. Les motifs sous-jacents à leur vocation missionnaire peuvent être aussi bien religieux qu’économiques. Quoi qu’il en soit, ceux qui se déplacent pour le compte de l’Église catholique le font d’abord pour exercer un ministère dans les paroisses en manque de prêtres, ou encore pour servir dans les œuvres de communautés ou congrégations religieuses. Certains de ces nouveaux pasteurs quittent leur pays en premier lieu pour poursuivre en Occident des études universitaires aux cycles supérieurs. Au cours de leur formation, ils participent aux activités pastorales de l’Église locale. Ces nouveaux pasteurs célèbrent les offices religieux, confèrent les sacrements, en particulier le baptême, les liturgies de la parole à l’occasion d’un décès, les funérailles. En un mot, ils participent à l’ensemble du travail pastoral dans les endroits où ils se trouvent. Ces « nouveaux missionnaires », dont la situation et les motivations varient avec la communauté d’origine, mettent ordinairement l’accent sur l’intégration dans leur nouveau pays et une meilleure connaissance des personnes avec lesquelles ils travaillent plutôt que sur la simple conversion. Les missionnaires mormons consacrent beaucoup de temps à faire du bénévolat dans les cuisines populaires. Il arrive aussi que des missionnaires catholiques fassent du ministère dans des maisons de retraite ou s’engagent des milieux défavorisés.
Le défi qui se présente à ces nouveaux missionnaires est d’intervenir dans un contexte d’irréligiosité, une situation souvent vécue comme un test pour leur propre foi. Parmi les autres défis qui se présentent à ces missionnaires, signalons l’adaptation à un nouvel environnement et à de nouvelles sensibilités, l’articulation de la spécificité culturelle et religieuse de leurs milieux d’origine avec les pratiques pastorales locales. Leur parcours représente sûrement un atout pour des situations comme le soutien au cheminement spirituel des immigrants. Finalement, nos « petits Chinois » et nos « petits Africains » des années 1960 sont peut-être en train de nous rendre la monnaie de notre pièce, mais d’une façon que personne ne pouvait prévoir.
Pour en savoir davantage :
Henri Goudreault, « Les missionnaires canadiens à l’étranger au XXe siècle », S.C.H.E.C.. Sessions d’étude, 50 (1983), p. 361-380, http://www.cchahistory.ca/journal/CCHA1983-84/Goudreault.pdf, consulté le 6 février 2019.
« Soul-savers from the south; The new missionaries. », The Economist, 12 Jan. 2019, p. 51, https://www.economist.com/international/2019/01/12/missionaries-from-the-global-south-try-to-save-the-godless-west consulté le 14 janvier 2019.