La notion de « cosmologie » appliquée à l’étude des religions de l’Inde

par André Couture, Université Laval, 17 avril 2019 / révisé en juin 2023

Résumé : Du point de vue des sciences des religions, le mot «cosmologie» désigne le discours d’un certain être humain religieux sur son monde à lui. La cohérence de ces cosmologies tient à la cohérence du discours mythique qui les supporte. De brèves présentations de certaines cosmologies hindoues, puis des cosmologies bouddhique et jaina, aideront à comprendre le sens de ce concept fondamental en sciences des religions.

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« Cosmologie » est un terme savant construit sur les deux mots grecs kósmos (monde) et lógos (discours). Il signifie littéralement « discours sur le monde ». Selon le dictionnaire Littré, la cosmologie désigne actuellement la « science des lois générales qui gouvernent le monde physique ». Le terme remonterait au latin scientifique de la Renaissance européenne (xve siècle) et aurait cheminé jusqu’à nos jours, d’abord dans le domaine des sciences physiques, puis en un sens voisin en anthropologie et en sciences des religions où il renvoie à la conception que se font du monde les traditions indigènes et les grandes religions qui en sont issues.

Au xixe siècle, Auguste Comte parle de la cosmologie comme d’une science encyclopédique. Il la qualifie d’inorganique et précise que son « vrai domaine consiste dans l’étude générale de la planète humaine, milieu nécessaire de toutes les fonctions supérieures, vitales, sociales, et morales »[1]. De nos jours, la cosmologie se construit à partir de modèles physiques fondés sur les spéculations les plus avancées de l’astrophysique. Du point de vue des sciences des religions qui est le mien, le mot « cosmologie » signifie le discours d’un certain être humain religieux sur son monde à lui, un discours construit à partir des croyances d’une tradition religieuse spécifique (religions traditionnelles d’Afrique noire ou d’Amérique, hindouisme, bouddhisme, judaïsme, christianisme, islam, etc.). Si l’on définit conventionnellement la religion comme « un ensemble de pratiques (rites, gestes symboliques, attitudes morales, etc.) et de croyances (récits mythiques, postulats de foi, dogmes, etc.) partagées de façon durable par des personnes réunies en un groupe d’une certaine extension (groupes ethniques, lignées, traditions sectaires, communauté de foi, église, etc.) et acceptant certaines valeurs (une ou des divinités, une expérience ultime, etc.) qui transcendent et relativisent toutes les autres valeurs structurant l’existence quotidienne »[2], on rangera alors la cosmologie parmi les croyances, plus précisément les récits mythiques. De ce point de vue, le terme « cosmologie » s’applique à chacune des visions du monde construites par les religions, quelles qu’elles soient. La cohérence de ces cosmologies tient à la cohérence même du discours mythique qui les supporte. Une cosmologie commence souvent par une cosmogonie, c’est-à-dire un récit de naissance de ce monde à partir d’une divinité suprême, puis débouche sur la cosmologie proprement dite, c’est-à-dire l’ordonnancement de ce monde à partir de principes jugés primordiaux à l’intérieur de telle ou telle tradition.

Une cosmologie n’a de crédibilité qu’à l’intérieur du groupe d’êtres humains qui l’acceptent et du point de vue des principes grâce auxquels ces humains se définissent. La cosmologie désigne donc un récit ou un ensemble de récits permettant à un groupe socioreligieux donné d’exister vraiment à l’intérieur d’un milieu donné, et de se définir dans ses relations complexes avec ce milieu. Le monde dont parlent ces cosmologies religieuses, il faut y insister, n’est jamais la sphère terrestre dans son ensemble, celle dont parle l’astrophysique moderne. Il s’agit du monde tel que le perçoit chaque jour un certain groupe d’humains parce que c’est dans ce coin de terre que chacun d’eux est né, vit et va vraisemblablement mourir. Il faut en conclure qu’on ne peut jamais comprendre une cosmologie (avec éventuellement sa cosmogonie) en dehors de la communauté de gens qui l’ont produite et qui se la transmettent. De tels discours reflètent nécessairement une certaine vision du monde, une certaine philosophie, un certain ensemble de convictions qui sont celles d’êtres humains particuliers avec leurs limites, mais aussi leurs ambitions et leurs enthousiasmes.

Il arrive de nos jours que l’on utilise le mot « cosmologie » comme un terme scientifiquement plus acceptable ou politiquement plus correct que le mot « religion », qui serait censé nourrir des préjugés inacceptables pour un esprit moderne. Pourtant, si l’on se limite à des exemples tirés de l’Inde traditionnelle[3], les mots dharma (un mot sanskrit pouvant s’appliquer à différentes visions religieuses apparentées), âgama (un mot sanskrit désignant plus spécifiquement la tradition en général), dîn ou mazhab (des mots arabes arrivés en Inde par l’intermédiaire du persan), religion (un mot d’origine latine, arrivé en Inde par l’intermédiaire de l’anglais), sont chacun à leur façon des termes englobants qui recouvrent à la fois des croyances, des rites, une organisation sociale, une spiritualité, une morale, et bien entendu une certaine cosmologie. Le mot « cosmologie » (ainsi que son corrélatif « cosmogonie »), tel qu’utilisé maintenant, est un terme générique qui n’a pas son équivalent exact dans les religions de l’Inde, par exemple, où l’on traite de ce qu’il signifie sous le simple titre de shrishti ou sarga, la création[4]. La cosmologie n’en désigne pas moins un discours spécifique, qui peut se présenter sous des formes variées. Pour mieux comprendre ce que l’on entend quand on parle de cosmologie à l’intérieur d’une tradition religieuse, il me paraît utile de présenter certaines des formes les plus fréquentes que prend la cosmologie dans les religions de l’Inde.

L’hindouisme et certaines de ses cosmologies[5]

Une cosmologie sous forme de combat nécessaire à l’instauration d’un nouveau monde. Un des modèles de cosmologie privilégiés dans certains hymnes du Rigveda (vers xve-xe siècles avant notre ère) est celui d’un combat victorieux, en particulier celui du dieu guerrier Indra contre le serpent qui retenait prisonnières les eaux primordiales. Le triomphe d’Indra libère un germe (garbha) ou un œuf qui pourra éclore et donner naissance au monde tel qu’on le connaît. L’idée d’un combat nécessaire au renouvellement du monde est un thème qui revient fréquemment dans les grands textes de l’Inde. Le Mahâbhârata, une épopée dont aucun Indien ne doute encore aujourd’hui de la pertinence, est structuré sur une opposition entre deux familles de beaux-frères, les Pândava et les Kaurava. Le discours sur le monde que recèle ce texte prend la forme d’un combat destructeur, prélude à un nouvel âge d’or. Plus près de nous, Premchand (1880-1936), un des grands romanciers de l’Inde moderne, présente souvent dans ses romans la lutte que se livrent villageois et citadins du Nord de l’Inde, qu’il qualifie volontiers de guerriers. Ces luttes sont pour lui l’occasion de critiquer le monde dans lequel il vit et qu’il espère voir cheminer vers un nouvel ordre politique. Bien que le lecteur ne le soupçonne pas toujours, les histoires de Premchand aussi bien que de Vyâsa, traditionnel auteur du Mahâbhârata, s’appuient sur une certaine conception du monde, et c’est au nom des valeurs que celle-ci véhicule que ces auteurs critiquent la vie de leur époque et tentent de lui insuffler un nouveau dynamisme.

Une cosmologie où l’univers a la forme d’un géant cosmique. L’hymne 10,90 du Rigveda se représente l’univers sous la forme d’un Purusha, c’est-à-dire d’un « Homme », qui émet de son corps chacune des réalités du cosmos (les dieux et les humains, les grandes catégories d’êtres vivants, les éléments nécessaires au sacrifice). Voici une version simplifiée de cet hymne, qui s’inspire de la traduction établie par Louis Renou.

« L’Homme a mille têtes, il a mille yeux, mille pieds. Couvrant la terre de part en part, il la dépasse encore de dix doigts. » Ce géant n’est autre que l’univers tel qu’il existe. Il est le maître du passé et de l’avenir, également celui du domaine immortel. Sa grandeur est telle que tous les êtres sont un quart de son être, et que les trois autres quarts sont le vaste domaine de ce qui est au-delà de la mort. C’est aussi avec la quatrième partie de son être que l’Homme a repris naissance ici-bas et qu’il s’est répandu en tous sens dans le monde. On dit de cet Homme qu’il est le Sacrifice personnifié : à l’origine il a été l’objet d’un sacrifice accompli par les dieux et les grands sages. C’est de ce sacrifice que sont nés les oiseaux, les animaux sauvages et domestiques, de même que tous les êtres ; c’est de là que sont également apparus les hymnes, les mélodies, et tous les outils dont on se sert pour sacrifier. Quand les dieux ont démembré l’Homme, ils en ont distribué les membres qui, d’après l’hymne, sont devenus chacune des quatre grandes catégories d’humains entre lesquels se répartit la société indienne (les varna). « Sa bouche devient le Brahmane ; le Guerrier (kshatriya) fut le produit de ses bras ; ses cuisses furent l’Artisan (vaishya) ; de ses pieds naquit le Serviteur (shûdra). » C’est cet Homme, conclut le poème, qui est la victime qu’ont offerte les dieux à l’origine et c’est de ce sacrifice que tout dans le monde est apparu[6].

Ce Purusha, aussi diversifié soit-il (on dit qu’il se présente de mille façons), est une personnification du Sacrifice, une projection cosmique du maître de maison idéal dont la tâche principale est de sacrifier. « Le sacrifice [yajña], c’est l’homme [purusha]. Le sacrifice est l’homme, car c’est l’homme qui l’offre ; et chaque fois qu’il est offert, le sacrifice a la taille de l’homme. Ainsi, le sacrifice est l’homme »[7], remarque le Shatapatha Brâhmana, un ancien commentaire rituel. C’est comme si le brahmane qui proclamait cet hymne projetait à l’origine sa propre image d’homme marié, de maître de maison chargé lui-même du sacrifice et de faire en sorte que d’autres maîtres de maison sacrifient. Au moment d’être initié au rite, le sacrifiant commence en effet par se sacrifier lui-même : il pratique une ascèse qui le fait mourir à lui-même et devenir une divinité. En offrant ensuite comme oblation quelque chose de lui-même (un peu de nourriture, un autel de briques qu’il a construit de ses mains, etc.), un substitut en quelque sorte de sa propre personne, le sacrifiant s’offre lui-même aux dieux. La cérémonie finale a pour but de ramener le sacrifiant sur terre et de lui permettre de pouvoir sacrifier à nouveau. Il y a derrière ce Géant cosmique la profonde conviction que l’existence d’un monde stable et fécond coïncide avec la mise en place des rites sacrificiels et que l’absence de ces rites est synonyme de chaos.

Une cosmogonie qui met en scène Brahmâ le créateur, Rudra le destructeur, Vishnu le protecteur. Comme dans l’hymne 10,90 du Rigveda, la cosmologie la plus commune dans l’hindouisme débute par l’identification du dieu suprême à un Purusha cosmique, un être qui fait apparaître le monde tout en le dépassant de toutes parts. Dans le présent contexte, la divinité suprême est d’abord conçue à la façon d’un immense Yogin (ou Yogî) qui, tour à tour, crée le monde et le détruit au fur et à mesure de ses méditations. Ce Seigneur (îshvara) reçoit le nom de Vishnu ou de Shiva selon la tradition à laquelle le mythe se rattache. Au moment de sortir momentanément de sa méditation, ce Yogin prend la forme d’un Brahmâ désireux de créer le monde. Cette création s’achèvera momentanément quand ce Yogin se retirera en lui-même, donnant alors l’impression de prendre une forme terrible (celle de Shiva-Rudra) pour résorber en lui-même le monde qu’il a jadis émis. Ce Yogin suprême intervient également à l’occasion sous la forme d’un Vishnu pour redresser l’ordre du monde ; on parle alors des manifestations de la divinité ou encore de ses avatâra (ses descentes ou apparitions sur la scène cosmique). Créations et destructions s’enchaînent en un cycle complexe intégrant divers symbolismes.

Quoi qu’il en soit des symboles utilisés (dans le paragraphe suivant, il sera question d’un de ses symboles, celui du lotus), ce qui caractérise cette vision du monde, c’est qu’elle se déploie dans un cadre temporel bien établi. De toute éternité, le dieu suprême, qu’il prenne le nom de Vishnu ou de Shiva, domine totalement le temps. Quand ce dieu donne naissance aux principes du monde, puis au monde, c’est par l’intermédiaire d’un dieu créateur appelé Brahmâ qui vit cent années de 360 jours divins (une année divine vaut 360 années humaines). Chacune de ces journées porte le nom de kalpa, un terme qui évoque la régularité du rituel sacrificiel. Chaque kalpa est en même temps divisé en mille mahâyuga, de « grands yuga » mesurant chacun un temps qui, en se dégradant, peut susciter l’intervention d’un sauveur : l’âge d’or porte le nom de Kritayuga, et il est suivi du Tretâyuga, puis du Dvâparayuga, et finalement du Kaliyuga, l’âge de fer, où les brahmanes vivent peu longtemps, n’accomplissent plus les sacrifices prescrits et sont malgré eux responsables de l’effondrement du cosmos. De même que le jour succède à la nuit pour laisser place à une nouvelle journée, ainsi le monde doit-il être périodiquement recréé. Le dieu suprême, qui prend la forme d’un Brahmâ pour émettre les créatures, se manifeste à la fin de chaque kalpa sous une forme terrible, celle de Rudra, pour détruire ce même monde. Mais même s’il se transforme en un feu dévorant, il s’agit d’un feu purificateur. C’est d’ailleurs pour se le rendre propice que l’on invoque également Rudra sur le nom de Shiva le paisible. Pourtant, en dépit de ce grand rythme dont la régularité est réglée par le yoga du Yogin divin, en raison de la méchanceté des humains, le monde risque sans cesse de se détraquer. C’est alors que le dieu suprême prend la forme de Vishnu pour redresser le monde en train de s’effondrer, une dégradation du dharma qui se mesure en yuga. On se souviendra de la célèbre déclaration de Krishna dans la Bhagavad Gîtâ : « À chaque fois que l’Ordre [dharma] chancelle et que le désordre se répand, je me recrée moi-même. Je renais ainsi d’âge en âge [yuge yuge] pour la protection des bons et la perte des méchants, pour la restauration de l’Ordre » (4,7-8, trad. Senart)[8].

Un symbole cosmologique récurrent, celui du Lotus. Une façon courante de parler du monde et de sa naissance dans l’hindouisme, et qui peut s’intégrer au mythe précédent, est de le faire de façon symbolique à travers le développement d’une fleur de lotus. Cette plante, qui pare les étangs, ressemble à un nénuphar avec cette différence que sa fleur ne repose pas sur la surface de l’eau, mais se dresse au bout d’un pédoncule qui l’éloigne à environ une dizaine de centimètres au-dessus de l’eau. Au terme de chaque kalpa, entre chaque destruction et chaque nouvelle apparition du monde, il est dit que le dieu suprême dort sur l’océan produit par l’inondation qui a suivi l’incendie qui a consumé le monde. Le Dieu suprême repose alors sur un gigantesque serpent qui porte le nom de « Reste ». Ce reptile représente en effet ce qui « reste » de l’univers qui a été incendié. Il constitue en même temps une garantie que ce monde complètement desséché finira par reprendre vie. Puis, lorsque le Dieu suprême songe enfin à émettre le monde, on dit qu’il fait pousser de son nombril un long pédoncule qui se termine par une fleur de lotus sur lequel siège Brahmâ, un nouveau seigneur cosmique, une sorte de grand géniteur, un dieu à quatre têtes fixant en même temps les quatre directions. Brahmâ trône sur ce Lotus avec, dans quatre de ses mains, les quatre Veda, arborant tout le savoir (veda) nécessaire pour maintenir le bon ordre (dharma). C’est de cette fleur de lotus, une matrice qui surgit du corps même du dieu suprême et en est le prolongement, que naîtront toutes les créatures. Au centre de cette fleur, en cet organe, plus large au sommet qu’à la base, que la botanique actuelle appelle un « réceptacle » et qu’elle considère techniquement comme le sommet élargi du pédoncule, se trouve le Meru, une montagne mythique. On dit précisément de cette montagne que son sommet est plus large que sa base, à l’image même de ce réceptacle de lotus. Puis, à mesure que l’on s’éloigne de cet axe central se trouvent les parties de la fleur qui deviendront les autres montagnes, l’ensemble du continent indien, les demeures des différentes classes d’êtres, y compris les enfers et les plus grands océans. Ce récit reflète la conviction que l’univers est tout entier contenu en germe dans cette fleur dominée par Brahmâ et par le savoir qu’il détient. En disant que le seigneur suprême émet le monde de son corps et que celui-ci se développe à partir de cette matrice, le récit mythique ne fait que traduire en une image particulièrement parlante en contexte indien l’idée que le monde forme un tout organique[9]. Plus encore, le lotus est une fleur dont la corolle s’ouvre le jour et se ferme la nuit, et qui est donc particulièrement apte à représenter un monde qui se manifeste avec la lumière du jour et disparaît dans l’obscurité de la nuit. C’est une fleur que l’on met spontanément en rapport avec l’ouverture et la fermeture des yeux de la divinité, de son éveil et de son sommeil, et donc de l’émission des êtres lors de la création et de leur destruction périodique. Du fait que sa fleur émerge des eaux fangeuses de l’étang, le lotus est aussi devenu en Inde un symbole de pureté et de libération.

Un symbole cosmologique que le yogin est appelé à vivre dans son corps. Il existe une autre forme de cosmologie qui a été popularisée jusqu’en Occident par le yoga, plus précisément le hathayoga[10]. Cette cosmologie se présente sous la forme d’une image du corps cosmique que le yogin se crée mentalement et qu’il superpose à son propre corps. Cette image montre, d’une part, les principes du cosmos apparaissant depuis le dieu suprême situé au sommet du crâne jusqu’aux éléments grossiers du corps disposés à la base de la colonne vertébrale et, d’autre part, ces mêmes principes se résorbant en sens inverse depuis les éléments grossiers jusqu’à leur résorption en la divinité suprême. Ces principes sont répartis de la tête jusqu’à la base de la colonne vertébrale en un mandala, comprenant une série de cakra (des cercles de divinités auxquels l’adepte doit rendre un culte au cours de sa pratique), des centres aussi représentés sous forme de padma (des lotus), dont le nombre (ordinairement de six) peut varier en fonction de la philosophie sur laquelle chaque tradition s’appuie. « C’est la concentration mentale de la méditation intériorisante créatrice d’images, la bhâvanâ, qui fait apparaître à la conscience du yogin cette création fantasmatique », note André Padoux[11]. Après avoir bien distingué cette image du corps de ce que la philosophie indienne désigne par « corps subtil »[12], le spécialiste ajoute qu’il vaudrait mieux parler pour cette construction mentale de « corps imaginaire ou imaginal ». Cette forme de méditation prend donc appui sur certaines cosmologies hindoues pour guider le travail que le yogin est appelé à faire sur lui-même pour parvenir jusqu’à la libération. La fabrication de cette image mentale fait partie de l’ascèse que le yogin doit poursuivre tout au long de sa vie.

Tandis que certaines cosmologies mettent en scène des combattants dont la lutte acharnée fait apparaître un nouvel ordre du monde, d’autres utilisent l’image du lotus, une fleur qui s’ouvre le jour et se referme la nuit et qui, parce que son calice réussit à se soulever hors de la fange de l’étang, symbolise également la possibilité de libération du samsâra. Mais il est aussi possible d’utiliser le corps humain à des fins cosmologiques, que ce soit celui du maître de maison brahmane qui se consacre tout entier au sacrifice ou celui du yogin qui cherche à se libérer de toutes ses attaches au monde. Cette dernière démarche est également celle qu’empruntent les traditions bouddhique et jaina pour construire leur propre discours cosmologique.

Une cosmologie originale, celle du bouddhisme[13]

La vision du monde proposée par le bouddhisme traditionnel s’enracine dans l’expérience d’éveil du Bouddha (Ve siècle avant notre ère). Avant de réaliser à Bodhgayâ, sous un arbre pipal, par approfondissement progressif de sa méditation (dhyâna), l’expérience de l’extinction complète du désir de se complaire dans le monde (nirvâna), on raconte que Gautama a d’abord triomphé de Mâra (Celui qui tue, la Mort, le Désir) qui l’a assailli de ses troupes de voluptueuses démones.

Alors que l’univers védique pouvait être projeté dans un Homme perçu comme un sacrifiant idéal, l’univers tel que se le représentent les bouddhistes est une sorte de projection spatiale des plans d’expériences spirituelles reconnues par le Bouddha à l’issue de ses expériences de méditation. Pour comprendre la logique de cette représentation, il faut garder à l’esprit que c’est un Méditant bouddhiste qui se profile à l’arrière-plan de cette curieuse cosmogonie. Cet univers (appelé ici loka-dhâtu, le domaine cosmique) est constitué de trois plans distincts et superposés : au sommet, le plan des formes immatérielles, ensuite celui des formes subtiles, puis à la base celui des mondes de désir. En voici les principaux éléments.

III. Ârûpya-dhâtu (plan immatériel, monde sans forme, monde de pensée pure)

Ce sont les quatre sphères supérieures du brahmaloka où reprennent naissance ceux qui ont pratiqué les recueillements ou extases extraordinaires (samâpatti).

  1. Rûpa-dhâtu (plan de la matière subtile, monde des formes subtiles)

Ce sont les quatre sphères inférieures du brahmaloka où reprennent naissance ceux qui ont pratiqué les méditations (dhyâna).

  1. Kâma-dhâtu (plan des désirs)

Ce sont les six sphères où reprennent naissance ceux qui sont sous l’emprise des sens et à la merci de leurs désirs. Elles vont des dieux inférieurs en proie aux désirs jusqu’aux enfers les plus bas.

  1. Les dieux liés au désir (ce monde des dieux ou devaloka est divisé en six classes hiérarchisées, dont les dieux Tushita qui sont au quatrième rang).
  2. Les asura, esprits orgueilleux toujours en conflit avec les dieux.
  3. Les êtres humains.
  4. Les esprits errants ou revenants (preta).
  5. Les animaux.
  6. Les enfers (naraka) où se trouvent les damnés.

Pour celui qui l’examine de près, le plan inférieur, celui du désir, n’a rien de bien nouveau. Il emprunte à la cosmologie hindoue la plus ordinaire avec ses dieux luttant sans cesse contre les asura, les êtres humains de diverses catégories, puis les esprits errants ou preta, les animaux et les êtres infernaux habitant divers enfers ou naraka. Si ces catégories d’êtres se retrouvent dans l’hindouisme, la systématisation qu’on en fait et les caractéristiques qu’on leur donne sont le fruit d’une réflexion typiquement bouddhique. Il faut s’arracher à ces mondes pour arriver à des mondes beaucoup plus éthérés que les bouddhistes appellent rûpa-dhâtu, le plan des formes subtiles, et ârûpya-dhâtu, le plan du sans-forme ou de la pensée pure, en redéfinissant le brahmaloka (le monde du Brahman) des hindous. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que le nirvâna suprême, la libération bouddhique, suppose que l’on s’est dépris de toute attache, et même des attaches les plus subtiles ou spirituelles qui conduisent à des existences sur des plans très élevés, mais sont encore perçues comme autant de pièges que le véritable adepte doit apprendre à déjouer pour s’affranchir totalement.

L’univers tel qu’imaginé par les bouddhistes est entièrement modelé sur l’expérience de méditation. C’est cette méditation qui amène à prendre conscience que les phénomènes physiques et psychiques dont est constitué l’être humain sont une chaîne sans fin d’éléments qui se conditionnent les uns les autres sans qu’il ne soit jamais possible de supposer l’existence d’un principe premier ou d’une entité première que l’on pourrait appeler l’âme ou encore Dieu. Il y a parfaite adéquation entre la façon dont les bouddhistes conçoivent le monde et l’expérience qu’ils font de la méditation et c’est ce que cette cosmologie véhicule comme message.

La cosmologie jaina

Selon la tradition jaina[14], aucun être divin ne donne naissance au monde ou le transcenderait d’une façon ou d’une autre. Alors que les témoignages les plus anciens décrivent l’espace cosmique (loka-âkâsha) comme une structure ovoïde plus mince en sa partie centrale, il faut attendre la fin du premier ou le début du second millénaire pour que ce monde (loka) soit représenté sous la forme d’un homme (purusha). À partir du XVe siècle, on trouve plusieurs illustrations représentant explicitement l’univers sous la forme d’une figure masculine debout, un Homme-monde (loka-purusha)[15]. En la partie médiane de ce géant se situe le Jambûdvîpa, le continent où se trouve l’Inde, une région dont le centre est habité par les ârya et la périphérie par les barbares. Ce monde est également peuplé de toutes sortes de divinités inférieures et d’une grande variété d’animaux. Sous la ceinture de ce géant, on découvre ordinairement sept enfers où souffrent ceux qui ont commis des actes jugés répréhensibles. Le roi Yama ne règne pas sur ces enfers et les souffrances qu’on y endure sont proportionnelles aux mauvaises actions commises. La partie supérieure de cet être cosmique est constituée de douze étages ou constructions (kalpa), un ensemble surmonté d’une structure encore plus subtile où habitent ceux qui se trouvent au-delà des kalpa, soit les Graiveyaka, ainsi appelés parce qu’ils vivent dans le cou (grîva) de cet être cosmique, et les « éminents » Anuttara. C’est au point le plus élevé de cette zone supérieure qu’habitent les âmes libérées. La cosmologie jaina est d’une grande complexité et on ne peut ici que l’évoquer[16]. Ce qu’il importe de bien retenir, c’est qu’elle aussi se trouve incorporée à l’intérieur d’un être humain magnifié à la grandeur de l’univers.

Conclusion

Plusieurs des récits présentés dans ce texte sont tellement éloignés du discours cosmologique moderne qu’ils obligent à prendre conscience qu’une cosmologie ne peut être un discours construit à partir d’une observation soi-disant scientifique. La cosmologie est essentiellement la façon dont un certain être humain se projette lui-même aux limites du monde qu’il habite pour tenter d’y fixer les valeurs dont il vit. Il s’agit d’une construction idéologique. Quand on aperçoit des guerriers, un gigantesque lotus, une épure d’être humain, maître de maison ou ascète, se profiler derrière la façon dont se structure l’univers en ses origines, on sait instantanément qu’il s’agit d’images inventées par l’imagination humaine dans le but d’y inscrire à jamais un certain nombre de valeurs. Penser cosmologie, c’est réfléchir aux principes du monde que l’on habite, c’est aussi transmettre aux générations suivantes une certaine vision de cet univers. Ce peut être un monde où il faut sans cesse se battre pour exister (les combats cosmogoniques), un monde organiquement unifié malgré la grande diversité des êtres qui l’habitent (l’image hindoue d’un monde-lotus), un monde fondé sur l’acte sacrificiel (le sacrifice védique d’un géant primordial), un monde qu’il faut dépasser au nom d’une compréhension de la liberté qui passe par la critique des désirs partiels qui asservissent les humains et une promotion de l’ascèse (les cosmologies du hathayoga, celles des traditions bouddhique et jaina). En fait, il n’y a pas de limites à l’imagination humaine et aux moyens qu’utilisent les humains pour penser leur rapport au monde qui est le leur.

[1] Auguste Comte, Catéchisme positiviste ou sommaire exposition de la religion universelle, nouvelle édition par P.-F. Pécaut, Paris, Garnier, 1922 [1852], p. 97.

[2] Définition paraphrasant la définition classique d’Émile Durkheim et que l’on trouvera en sa totalité, quoique avec quelques différences, sur le site du CROIR à l’adresse https://croir.ulaval.ca/definitions/concepts/religions/

[3] Pour les mots d’origine indienne, j’utilise une translittération simplifiée sans aucun signe diacritique, à la seule différence que les ‘u’ se prononcent toujours ‘ou’.

[4] Le hindi moderne a aussi inventé vishvavidyâ [savoir concernant l’univers], calqué sur celui de cosmologie.

[5] On trouvera un survol des cosmologies de l’Inde ancienne dans R. F. Gombrich, « Ancient Indian Cosmology », dans Carmen Blacker et Michael Loewe (éd.), Ancient Cosmologies, London, Allen & Unwin, 1975, p. 110-142. Pour une brève présentation des cosmologies hindoues, voir André Couture, « Des récits de création dans l’hindouisme ? », à l’adresse internet suivante : https://croir.ulaval.ca/wp-content/uploads/2019/10/Recitscreationhind3_ACouture.pdf

[6] Louis Renou, Hymnes spéculatifs du Véda, traduits du sanskrit et annotés par Louis Renou, Paris, Gallimard, 1956, p. 97-100, 247-248.

[7] Voir Shatapatha Brâhmana 1,3,2,1, cité et traduit par Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmamas, Paris, Presses universitaires de France, 1966 [1898], p. 77-78 avec textes parallèles). Le mécanisme du sacrifice est expliqué, textes à l’appui, au chapitre III de ce livre.

[8] On pourra aussi consulter André Couture, « Cosmogonie, cosmologie », dans C. Clémentin-Ojha, C. Jaffrelot, etc. (dir.), Dictionnaire de l’Inde, Paris, Larousse, 2009, p. 197-199. Voir Madeleine Biardeau, Études de mythologie hindoue, t. I. Cosmogonies purâniques, Paris, École Française d’Extrême Orient, 1981, qui reste l’étude fondamentale sur cette question.

[9] Pour en savoir davantage, voir André Couture, La vision de Mârkandeya et la manifestation du Lotus. Histoires anciennes tirées du Harivamsha (éd. cr., App. I, nº 41), introduction, traduction annotée et texte sanskrit, Paris, Droz, 2007.

[10] Le hathayoga est le « yoga de l’effort violent » et met l’accent sur les exercices corporels. On trouvera par exemple diverses images sur le site suivant : https://en.wikipedia.org/wiki/Chakra

[11] Voir André Padoux, « Corps et cosmos. L’image du corps du yogin tantrique », dans Véronique Bouillier et Gilles Tarabout (dir.), Images du corps dans le monde hindou, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 163-187.

[12] La tradition indienne distingue le corps grossier (sthûla-sharîra) et le corps subtil (sûkshma-sharîra). Alors que le corps grossier est formé du corps physique et est visible et mortel (il est fait des cinq grands éléments : terre, eau, feu, air, espace), le corps subtil n’est pas visible, ne meurt pas. On dit le plus souvent qu’il est fait des huit éléments subtils suivants (les tanmâtra : odeur, goût, forme, toucher, son ; puis le mental, l’intellect et le moi). Mais le nombre des éléments retenus varie en fonction des écoles. Il s’agit de toute façon du corps qui transmigre d’une existence à une autre, celui qui véhicule les traces laissées par les actions (karman) et dont les vivants héritent pendant leur séjour dans le sein maternel. Voir Padoux, article cité à la note précédente, p. 171-172.

[13] Voir W. Randolph Kloetzli, Buddhist Cosmology. Science and Theology in the Images of Motion and Light, Delhi, Motilal Banarsidass, 1997 [1983]. On trouvera une discussion de cette question dans André Couture, « Des récits de création dans le bouddhisme ? », à l’adresse suivante : https://croir.ulaval.ca/wp-content/uploads/2019/03/Recitscreationboud_ACouture_EnseignerECR.pdf

[14] La tradition jaina (appelée aussi jaïnisme ou jinisme) est apparue vers le Ve siècle avant notre ère, à l’époque où a vécu le Bouddha. Elle se réclame d’une lignée de vingt-quatre Tîrthankara, ou faiseurs de gué, connaissant la voie qui permet de franchir l’océan de la transmigration. Mahâvîra, appelé aussi Jina (le vainqueur), est le vingt-quatrième de ces maîtres. Il y a encore en Inde près de 5 millions de jaina, moines et laïcs.

[15] Pour plus de détails, on se reportera à Padmanabh S. Jaini, « Lokâkâsha and Lokadhâtu. A Comparison of Jain and Buddhist Cosmology » dans Phyllis Granoff (ed.), Victorious Ones. Jain Images of Perfection, New York, Rubin Museum of Art ; Ahmedabad, Mapin Publishing, 2009, p. 71-73 (voir également les contributions de John E. Cort et Phyllis Granoff ; belles représentations couleur aux pages 34, 54 et 70). Dans certains cas, ce géant cosmique est représenté sous la forme d’une femme géante, note Paul Dundas (The Jains, London and New York, Routledge, 2002, 2e éd., p. 90-93). Cette figure féminine est pourtant l’unique proposition faite par Friedhelm Hardy au chapitre 2 de The Religious Culture of India. Power, Love and Wisdom (New York, Cambridge University Press, 1994).

[16] En plus de l’ouvrage de Phyllis Granoff cité à la note précédente, voir Colette Caillat et Ravi Kumar, The Jain Cosmology, Basel, R. Kumar ; New York, Harmony Books (a division of Crown Publishers)/Bombay, exclusively distributed in India by Jaico Pub. House, 1981 ; traduction de La cosmologie jaina, Paris, Chêne/Hachette, 1981. Également Colette Caillat, « Le jinisme », dans Henri-Charles Puech (dir.), Histoire des religions, t. 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 1032-1036.

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Mahabharata


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