Brève introduction à la Bhagavadgītā

André Couture, Université Laval, 8 février 2021

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Résumé : La Bhagavadgītā est un des textes les plus célèbres de l’hindouisme. Elle fait partie de la grande épopée du Mahābhārata (dont l’essentiel semble avoir été rédigé vers le IIIe ou IIe siècle avant notre ère). Pour être accessible à plus de lecteurs, le discours de Kṛṣṇa nécessite quelques remarques concernant le contexte de sa rédaction, la notion de divinité qui y prévaut, la chronologie dans laquelle il se situe, la logique qui guide de telles réflexions et certains courants religieux ambiants.

La Bhagavadgītā [BhG] est un des textes les plus célèbres de l’hindouisme. Elle ne fait pas partie des Upaniṣad anciennes (qui s’échelonnent du VIe au IIIe siècles avant notre ère), mais plutôt de la grande épopée du Mahābhārata (dont l’essentiel semble avoir été rédigé vers le IIIe ou IIe siècle avant notre ère). Pour être accessible à plus de lecteurs, le discours de Kṛṣṇa nécessite quelques remarques concernant le contexte de sa rédaction, la notion de divinité qui prévaut alors, la chronologie dans laquelle il se situe, la logique qui guide ces réflexions et certains courants religieux ambiants. Il existe en français plusieurs excellentes traductions de ce texte, en particulier celle d’Anne-Marie Esnoul et d’Olivier Lacombe et celle de Marc Ballanfat, dont les coordonnées figurent dans la bibliographie qui clôt cette présentation.

Le contexte général du discours de Kṛṣṇa

La BhG a depuis longtemps été considérée comme un texte extrêmement important, un texte que les Indiens vénèrent à l’égal des Upaniṣad ou derniers textes du Veda (on parle de l’Upaniṣad de la Bhagavadgī). Beaucoup de maîtres l’ont commentée depuis Maître Saṅkara (VIIIe-IXe siècles) jusqu’à Bhaktivedānta Svāmī Prabhupāda (XXe siècle) en passant par Rāmānuja (XIIe siècle). S’il est vrai que l’hindouisme n’est pas une religion du Livre comme le judaïsme, le christianisme ou l’islam, il faut alors résister à la tentation de faire de cette Gītā « l’Évangile de l’hindouisme », même si des Indiens utilisent l’expression pour faire valoir ses mérites auprès des Occidentaux. Ce texte n’est pas en effet obligatoire pour tous les hindous (comme l’est Évangile pour les chrétiens), même si l’on pense qu’il est accessible à tous. Il s’agit plutôt d’un texte éclairant et fécond : on l’apprend souvent par cœur, on en répète des versets, on le commente de toutes sortes de façons selon ses convictions philosophiques et religieuses.

Il s’agit d’un discours qu’aurait fait le bienheureux Kṛṣṇa, cocher du char du guerrier Arjuna, au seuil de l’affrontement entre deux groupes d’adversaires d’une même grande famille, les Pāṇḍava et les Kaurava. Il s’adressait alors à Arjuna, juste au moment où celui-ci manifestait son intention de quitter le champ de bataille, tenté par le renoncement. Que l’on soit en Inde ou en Occident, il n’est pas besoin d’être un grand romancier pour se rendre compte du côté artificiel d’une telle mise en scène. Ce n’est pas discréditer ce grand texte que de le reconnaître. On peut même aller plus loin et considérer que l’ensemble de ce récit de combat est construit comme une pièce de théâtre dont on voit les principaux personnages entrer en scène au début du récit et se retirer à la fin. Pour dire que ces personnages se présentent sur le champ de bataille du Kurukṣetra (le champ des Kuru ou Kaurava), on dit même parfois qu’ils y « descendent » (avatṝ), exactement comme on dit en sanskrit que l’on « descend » sur une scène (raṅga + avataraṇa). Certains interprètes pensent que la BhG faisait partie du texte le plus ancien du MBh et qu’il en est en quelque sorte une pièce maîtresse. D’autres la considèrent plutôt comme un morceau qui s’est rajouté quelques siècles plus tard, probablement vers le IIe siècle de notre ère. En fait, la situation de la BhG est la même que celle de beaucoup de grands textes indiens dont la date exacte de composition n’a pas été conservée, les meilleurs indianistes étant toujours impuissants à s’entendre sur une date même approximative.

Pour comprendre le discours de Kṛṣṇa dans la BhG, il faut le situer par rapport aux deux grandes tendances qui polarisent la vie sociale en Inde traditionnelle : la vie dans le monde et la vie de renoncement au monde. Il y a encore dans les villages et les villes de l’Inde d’aujourd’hui des familles de brahmanes très traditionnels qui se marient, ont des enfants et continuent de célébrer les rituels d’antan. À l’autre extrême, on trouve des individus qui renoncent à tout, même au mariage et aux enfants, de même qu’aux rituels de la vie domestique; ils s’écartent volontairement de la vie villageoise pour découvrir en forêt (c’est-à-dire hors de la vie sociale normale) l’union avec le brahman par la méditation sur le Veda (surtout les Upaniṣad), ou qui ont recours à diverses méthodes de discipline du mental (yoga) pour dompter leurs sens et accéder à la libération. On peut dire que les hindous acceptent majoritairement la vie sociale dans des villages ou des villes, tout en gardant comme but ultime la libération. Or, c’est précisément dans cette direction que s’oriente la BhG en proposant à chacun de poursuivre sa vie normale mais de le faire en esprit de renoncement, et c’est sans doute là l’une des raisons du respect que l’Inde porte toujours à ce texte. La BhG s’exprime cependant avec des concepts typiquement hindous et demande un certain effort pour décoder son message.

Une conception spécifique de la divinité

Pour comprendre le langage utilisé par la BhG, il faut avoir une idée de la façon dont elle conçoit la divinité. Il importe de comprendre que l’idée d’une divinité suprême coexiste avec l’existence de nombreuses autres divinités. La clarté oblige à distinguer un certain nombre de niveaux ou de plans dûment hiérarchisés.

  • Au sommet de la pyramide, il y a un seigneur suprême (īśvara/īśa), perçu comme un mahāyogin, un grand yogin cosmique c’est-à-dire un dieu qui pratique le yoga et qui, lors de ses concentrations et ses déconcentrations, fait successivement disparaître et apparaître le monde des réalités concrètes. C’est ce yogin cosmique qui anime le monde d’un double mouvement qui n’a jamais commencé et ne s’arrêtera jamais. Suivant que l’on se trouve dans un courant de dévotion vishnouite ou shivaïte, on donne à ce grand dieu le nom de Suprême (ou Grand) Viṣṇu ou de Suprême (ou Grand) Śiva ou Rudra. Ce dieu suprême (peu importe le nom qu’on lui donne, est perçu comme un Mâle (puruṣa), qui est esprit, et est accompagné d’une déesse primordiale (devī), qui représente la matière (prakṛti ou pradhāna) d’où naissent toutes les fantasmagories du monde (māyā), autant ses beautés que ses dimensions plus sombres. Māyā est d’abord un mot positif qui évoque la capacité qu’a ce dieu de faire apparaître des formes toujours plus impressionnantes. C’est plus tard avec le courant du Vedānta qu’il prendra le sens de vaines et illusoires créations du mental.
  • Au moment où il projette le monde hors de lui, le yogin suprême (qu’on le nomme Viṣṇu dans la BhG, ou encore Śiva ou Rudra dans d’autres traditions) se transforme en une triade de grandes divinités (le dieu suprême se fait trimūrti, c’est-à-dire qu’il prend une triple forme). Il se fait Brahmā (personnification masculine du brahman neutre) pour émettre ou créer le monde, devient Viṣṇu pour le soutenir et le protéger, et devient Śiva (Rudra) pour le détruire et le ramener en lui à la fin d’une période cosmique (on parle de pralaya ou résorption cosmique).
  • Une fois que le dieu suprême peut entrer en relation avec le monde en se manifestant sous une triple forme, il faut se rendre compte que toutes sortes d’autres divinités peuvent encore apparaître dans le monde, comme les avatāra (les « descentes ») dans les courants de dévotion vishnouite (Kṛṣṇa est l’une de ces manifestations) ou encore les fils de Śiva (dans les courants shivaïtes, Śiva se manifeste par ses fils), diverses manifestations de la déesse (Lakṣmī, Kālī, etc.), divers dieux jouant des fonctions cosmiques (Agni le feu, Soma la lune, Indra le dieu de l’orage, Varuṇa le dieu de l’océan, etc.), des dieux dont on dit qu’ils sont continuellement en lutte avec des géants que l’on nomme entre autres des asura, des daitya, des dānava. Le Kṛṣṇa de la BhG dit en 4,5 que « ses naissances sont innombrables » : il s’agit justement d’une allusion à ces descentes ou manifestations de Viṣṇu dans le monde des humains qu’on appellera plus tard les avatāra.
  • Au plan inférieur, le monde est encore peuplé de toutes sortes d’autres divinités mineures, qui ne cessent de harceler les gens qui doivent s’en prémunir.

La BhG se situe à l’intérieur du monde de la dévotion (bhakti) vishnouite, ce qui veut dire qu’elle interprète l’organisation du monde en fonction d’un grand dieu yogin appelé le Grand Viṣṇu, et j’y reviendrai dans la dernière partie de ce texte.

Une conception du temps qui relativise l’être humain

Cette conception des divinités implique une certaine conception du temps qui s’écoule. La traduction de BhG de Ballanfat parle de « cycle » et de « grand cycle » et c’est une allusion aux yuga et aux kalpa de cette chronologie, dont voici un bref exposé.

  • Le Mahāyogin ou yogin cosmique vit éternellement. Son existence n’a ni commencement ni fin et il pratique éternellement le yoga, c’est-à-dire qu’alternativement il se concentre en lui-même pour ne contempler le monde qu’en son être, puis il relâche sa concentration pour faire apparaître hors de lui ce même monde. Ces disparitions et apparitions ne s’arrêteront jamais.
  • Le mahākalpa mesure la durée qui sépare une création (période de déconcentration du Mahāyogin) de la dissolution correspondante (moment où le Mahāyogin se reconcentre et ramène le monde en lui). Cette période de temps très longue équivaut à une vie du dieu créateur Brahmā, soit 100 années de 360 jours, un être qui lui-même transmigre éternellement.
  • Chacune de ces journées divines (jour de Brahmā) s’appelle un kalpa. Il s’agit de la durée qui sépare chacune des créations secondaires qui ont lieu à l’intérieur du mahākalpa de la dissolution ou résorption corres­pondante. Chacune de ces journées est suivie d’une nuit de même longueur (nuit cosmique). Ballanfat traduit kalpa par « grand cycle » (BhG 9,7), Esnoul et Lacombe traduisent plutôt par « éon » (une ancienne division du temps dans certaines philosophies occidentales).
  • Chacun des kalpa (il y en a 100 x 360 par mahākalpa) est lui-même divisé en 1000 mahāyuga (un grand yuga) (voir BhG 8,17). Et un mahāyuga est fait de 12 000 années divines (chaque année divine comptant 360 années humaines) et est constitué de la façon suivante : le Kṛta-yuga (400 4000 400) [un crépuscule du matin et un crépuscule du soir de chacun 400 années divines encadrent une période de 4000 années divines], c’est l’âge parfait ou âge d’or. Le Tretā-yuga (300 3000 300), un âge où les vivants vivent un peu moins longtemps, observent un peu moins bien les lois. Puis le Dvāpara-yuga (200 2000 200) et l’actuel Kali-yuga (100 1000 100). Nous vivons actuellement dans le kalpa du Sanglier, c’est-à-dire le premier de la seconde moitié d’une vie de Brahmā. La guerre du Mahābhārata se déroule juste à la fin d’un Dvāpara-yuga, soit 3102 ans avant notre ère selon cette datation traditionnelle. Toujours selon cette datation, nous vivons actuellement dans un Kali-yuga, un âge de fer, un âge où le dharma (les lois du bon ordre) ne sont plus respectées. On dit que le taureau du dharma ne marche plus que sur une patte. Quand Kṛṣṇa dit en 4,8 que « d’âge en âge » (Esnoul/Lacombe) ou « à chaque cycle » (Ballanfat) c’est la traduction de yuge yuge, de yuga en yuga, le yuga étant en fait la mesure de la déchéance du monde.

La logique du discours de Kṛṣṇa dans la BhG

Ces quelques notions concernant la conception de la divinité et du temps devraient faciliter la compréhension de la logique qui sous-tend la BhG. Disons d’abord qu’il ne faut pas trop accorder d’importance aux chiffres énormes que l’on vient de voir. Ces périodes de temps, proprement incalculables, signifient essentiellement que nous sommes tout simplement une quantité négligeable pour une divinité suprême qui dépasse infiniment les humains. Le fait que la BhG se déroule à la jonction d’un Dvāpara et d’un Kali-yuga veut aussi dire que le monde est alors sur le point de s’effondrer et qu’il a besoin plus que jamais de l’intervention de la divinité. Quoi qu’il en soit, je me contenterai ici d’introduire aux grandes lignes de l’enseignement proposé par Kṛṣṇa dans ce discours. Je procède en six points, que j’illustre de quelques versets du texte. En plus de la traduction de Ballanfat, j’ajoute celle d’Anne-Marie Esnoul et d’Olivier Lacombe, ce qui vous permettra de saisir les variantes possibles entre deux bonnes traductions.

  • La BhG propose d’abord une vision du monde qui se situe dans le prolongement de la notion d’agir (karman) et de dharma qui apparaît avec les Upaniṣad et qui est courante dans le MBh. On remarquera que, dans ce contexte, le mot karman signifie toute action qui porte à conséquence, en particulier les rites prescrits, c’est-à-dire des gestes ou séries de gestes qui sont exécutés dans le but d’obtenir les résultats traditionnellement escomptés (en cette vie ou dans une autre).

« Il ne suffit pas à l’homme de se détourner des actes rituels (karman) pour accéder à la non-action (naiṣkarmya). Ce n’est pas non plus par le renoncement absolu qu’il atteint cette perfection...

Fais l’action (karman) qui s’impose : elle est supérieure à l’inaction (akarman). Même le bon fonctionnement de ton corps ne pourrait se passer de ton action (akarman)...

Mets donc cela en pratique, avec constance et détachement : l’action est nécessaire (kāryaṃ karma). Car l’homme qui agit ainsi, libre d’attache, touche au but suprême (para) » (3,4. 8. 19, trad. Ballanfat).

« Ce n’est pas seulement en s’abstenant d’agir (karman) que l’homme accède à la liberté du non-agir (naiṣkarmya); ce n’est pas uniquement en renonçant qu’il s’élève à la perfection.

Quant à toi [Arjuna], accomplis les actions (karman) prescrites, car l’action (karman) est supérieure à l’inaction (akarman) et ta vie corporelle ne saurait être maintenue sans que tu agisses (akarman).

C’est pourquoi, sans t’y attacher, ne cesse jamais d’accomplir les actions prescrites (kāryaṃ karma). L’homme qui, détaché, s’en acquitte (karman) atteint le Souverain Bien (para) » (3,4. 8. 19, trad. Esnoul-Lacombe).

  • Le Veda propose, à côté des sacrifices optionnels, des sacrifices permanents et obligatoires, qui doivent nécessairement être accompli pour maintenir l’ordre du monde (dharma). La BhG explique que faire le devoir d’état (svadharma) est aussi un sacrifice qui fait partie de ce qui incombe à l’être humain par naissance, et qu’un tel sacrifice libère d’avance l’être humain de tout attachement.

Mieux vaut respecter la loi de sa condition (sva-dharma), même médiocrement, qu’obéir parfaitement à une autre (para-dharma). Mieux vaut périr sous le coup de sa propre loi plutôt que vivre dans la peur, lui préférant une autre (3,35, trad. Ballanfat).

Mieux vaut s’acquitter —même médiocrement — de son propre devoir d’état (sva-dharma), plutôt que d’obligations étrangères (para-dharma), fût-ce à la perfection. Il est préférable de mourir en exécutant son devoir d’état; les obligations étrangères sont porteuses de péril (3,35, trad. Esnoul/Lacombe).

Hormis les rites sacrificiels (karman), le monde est lié par la chaîne des actes. En vertu de cela, accomplis ce que tu as à faire (karman), mais libre de toute attache (3,9, trad. Ballanfat).

À l’exception des œuvres (karman) accomplies pour un but sacrificiel (yajña), l’action est ce qui enchaîne en ce monde. O fils de Kuntî [Arjuna], pour ce but, libre de tout attachement, acquitte-toi de tes œuvres (karman) (3,9, trad. Esnoul/Lacombe).

  • Il faut donc s’engager dans l’action nécessaire et renoncer à ne s’attacher qu’à des objets de désir occasionnels. Kṛṣṇa est lui-même la manifestation d’un dieu suprême qui agit constamment et sans attachement.

Si je n’étais pas inlassablement engagé dans l’action (karman), et comme les hommes imitent partout ma conduite, les mondes périraient. Si je cessais d’agir, je provoquerais le métissage et l’extinction des êtres.

Les ignorants ne s’attachent qu’au résultat de leur acte (karman). Que le sage agisse dans le détachement avec pour perspective le bien-être du monde (3,23-25, trad. Ballanfat).

En vérité, si je n’étais toujours infatigablement engagé dans l’action (karman), fils de Prithâ (Arjuna), les hommes, de toutes parts, s’engageraient à ma suite dans la même voie [que moi].

Les mondes s’effondreraient si je n’accomplissais mon œuvre (karman). C’est moi qui serais cause de la confusion universelle et j’anéantirais ces créatures.

C’est par attachement à l’acte (karman) que les ignorants agissent, ô Bhâratide [Arjuna] ; le sage doit agir tout pareillement, mais sans attachement, ne visant que l’intégrité de l’univers (3,23-25, trad. Esnoul/Lacombe).

  • Kṛṣṇa est le Grand Yogin cosmique Viṣṇu qui a émis les mondes au début d’une ère cosmique (kalpa) et qui les résorbe en lui à la fin de cette même ère.

Je sous-tends l’univers, mais ma forme reste invisible. Tous les êtres sont en moi, et moi, je ne suis pas en eux.

Ou plutôt non, ils ne sont pas en moi car – admire ici ma puissance divine – je les porte sans être en eux. Et c’est mon être qui les fait exister.

Tous les êtres, à la fin d’un grand cycle (kalpa), se résorbent en ma nature. Au début du suivant, je les remets au monde (9,4. 5. 7, trad. Ballanfat).

Tout ce monde [vivant] est sous-tendu par moi dans mon état non manifesté; tous les êtres se tiennent en moi et moi je ne suis pas contenu en eux.

Mais, à vrai dire, les êtres ne se tiennent pas en moi. Vois la puissance souveraine de mon yoga : porteur des êtres et non inclus en eux, mon Soi amène [ces] êtres à l’existence.

O fils de Kuntî [Arjuna], à la fin d’un éon (kalpa), tous les êtres vont à cette mienne nature [cosmique], puis, au commencement d’un éon, je les émets à nouveau (9,4. 5. 7, trad. Esnoul/Lacombe).

  • C’est ce dieu qui se manifeste dans le monde quand il y a désordre (adharma). On parlera plus tard de ces manifestations comme des avatāra.

Chaque fois que le Bien (dharma) perd ses forces et que le Mal (adharma) en gagne, je me donne l’existence.

À chaque cycle (yuga), je me fais venir au monde pour rétablir l’ordre, protégeant les hommes de bien et détruisant les malfaisants (4,7-8, trad. Ballanfat).

En effet, chaque fois que l’ordre (dharma) défaille, ô Bhâratide [Arjuna], et que le désordre (adharma) s’élève, c’est alors que moi [Kṛṣṇa], je me produis moi-même.

Pour la protection des bons et la destruction des méchants, pour rétablir l’ordre, d’âge en âge (yuga), je viens à l’existence (4,7-8, trad. Esnoul/Lacombe).

  • Kṛṣṇa est donc celui que tous les êtres honorent quand ils respectent leur dharma, même s’ils le sachent consciemment, et c’est à lui qu’ils retournent.

Quoi que tu fasses, quoi que tu manges, que tu sacrifies, quoi que tu offres ou que tu t’infliges, fais-le en me le dédiant.

Tu te libéreras ainsi des bénéfices bons ou mauvais qui se lient aux actes (karman). Maintenant que tu as trouvé l’unité par l’ascèse du renoncement, tu es libre de t’unir à moi (9,27-28, trad. Ballanfat).

Ce que tu fais, manges, offres en libation, donnes, les austérités que tu pratiques, fils de Kuntî (Arjuna), fais [tout] cela en me le dédiant,

tu seras libéré des liens de l’acte (karman), que les fruits en soient bons ou mauvais; l’âme unifiée par la discipline du renoncement, affranchi, tu viendras à moi (9,27-28, trad. Esnoul/Lacombe).

J’ajoute encore quelques notes à propos des traditions ou courants d’interprétation qui se dissimulent derrière ce texte et ses traductions. Tout au long de l’étude que l’on peut faire de la BhG, on rencontre certains termes qui évoquent en effet certaines de ces tendances.

  • La bhakti ou dévotion. De toute évidence, la BhG relève du monde de la bhakti ou dévotion, qui conçoit le dieu suprême comme un gigantesque souverain qui reçoit les témoignages de soumission de ses dévots et qui s’engage en retour à les protéger et à leur accorder sa grâce (prasāda, anugraha). Cette divinité est qualifiée spontanément de bhagavān, celui qui fait le bonheur, la bonne fortune (bhaga) de ses dévots. C’est dans ce contexte de dévotion à Viṣṇu qu’ont été composées les grandes épopées, en particulier le MBh dont la BhG fait partie.

Il s’agit d’un monde d’autant plus complexe que chaque divinité peut être nommée de plusieurs façons. Kṛṣṇa s’appelle le « bienheureux » (bhagavān), Madhusūdana (le vainqueur de Madhu), Janārdana (celui qui tourmente les gens), Keśava (parce qu’il a tué Keśin), etc. Le héros Arjuna reçoit aussi plusieurs noms comme fils de Pṛthā ou fils de Kuntī. On peut penser que ces noms divers sont autant de témoignages de la dévotion qu’on leur rend.

  • Deux courants, que l’on évoque dans la BhG, ont commencé à se développer quelques siècles avant notre ère. Ce sont le yoga et le sāṃkhya. L’un de ces courants est réputé pratique et c’est le yoga. Ce mot vient d’une racine yuj qui signifie « atteler », en particulier des bœufs à un attelage pour les faire labourer, mais également les sens comparés à des chevaux qu’il faut discipliner pour parvenir à une parfaite maîtrise de soi. La BhG évoque ici et là cette discipline qui comprend la pratique de vertus morales mais aussi des postures, le contrôle de la respiration, etc. Le sāṃkhya est littéralement la doctrine qui s’appuie sur le dénombrement (saṃkhyā) des principes de la réalité. Il s’agit d’une réflexion théorique sur les dimensions psychiques et physiques de l’être humain. Selon les Purāṇa, quand il crée, le yogin suprême émet à la suite chacun des principes qui composent les vivants et il les ramène en lui à la fin d’un grand cycle cosmique. Faut-il opposer ces deux tendances, comme on finira par le faire au fil des siècles? La BhG dit plutôt qu’elles sont complémentaires (ce sont les gens puérils, non les savants, qui séparent ces deux aspects, 5,4). On a beaucoup discuté à propos d’un proto-yoga ou d’un proto-sāṃkhya. Il me semble plutôt qu’avant que ces points de vue se développent séparément, les brahmanes ont pendant longtemps considéré qu’ils étaient complémentaires, c’est-à-dire qu’il est impossible de pratiquer l’ascèse ou de s’appliquer à une tâche précise sans se servir d’abord de son intelligence et sans étudier au préalable les principes de cette réalité. On trouve dès les textes les plus anciens du Veda le couple kratu et dakṣa que le grand indianiste Louis Renou traduit entre autres par « force délibérante » et « force de réalisation ». Ce serait là à mon avis comme des ancêtres du couple sāṃkhya-yoga, ce qui démontrerait qu’en dépit du fait que ces deux points de vue ont fini par se séparer et par se développer de façon indépendante, en fait pour ces brahmanes, plongés en pleine tradition, il ne peut y avoir de yoga profitable qui ne s’appuie sur une saine réflexion[1].
  • Le Vedānta. Le mot vedānta signifie littéralement la fin (anta) du Veda. Ce sont les textes qui terminent le Veda, des textes qui ont grosso modo été composés entre les VIe et les IVe ou IIIe siècles avant notre ère et qui contiennent des réflexions de sages qui ont déjà célébré les rites prescrits par le Veda et qui les intériorisent pour en tirer en quelque sorte les ultimes conclusions. Un corps de doctrines en a été extrait et qui est contenu dans les Brahmasūtra, une longue série d’aphorismes qui ont été commentés dans tous les sens. Ce sont ces commentaires que l’on évoque quand on parle de philosophie védântique. Śaṅkara (vers le VIIIe siècle) a commenté les Brahmasūtra dans le sens d’un strict non-dualisme (advaita), un point de vue où l’absolu, appelé du mot neutre de brahman, se situe au-delà de toute dualité, ce qui a pour conséquence de faire du monde concret un produit de l’illusion des humains (māyā). La traduction d’Émile Senart (1922 et 1944), republiée en 2010 par Michel Hulin, qui l’a accompagnée d’extraits du commentaire de Śaṅkara. Plus tard, Rāmānuja (XIIe siècle) commentera ces mêmes aphorismes, mais en montrant qu’il est possible de penser l’absolu comme une divinité personnelle qui peut recevoir les adorations de ses fidèles. Ces deux maîtres ont commenté la BhG, mais en la tirant chacun dans le sens de leur philosophie.

Pour en savoir davantage…

Aurobindo, Shrî. La Bhagavad-Gîtâ, Paris, Albin Michel, 1970. [En lisant cette traduction et le commentaire qui l’accompagne, il faut garder à l’esprit qu’il sert alors de prétexte à une présentation de la pensée d’Aurobindo (1872-1950) et d’un yoga original s’inspirant à la fois de la psychologie occidentale et des thèses évolutionnistes de la fin du XIXe siècle.]

Ballanfat, Marc. La Bhagavadgītā, traduction, présentation, notes, synopsis et bibliographie, Paris, Flammarion, 2007.

Bhagavad-Gita [La] telle qu’elle est, édition abrégée, traduction littéraire et explications élaborées par Sa Divine Grâce A. C. Bhaktivedanta Swami Prabhupâda, fondateur-âcârya de l’Association Internationale pour la Conscience de Krsna, Paris, Éditions Bhaktivedanta, s.d. [Le commentaire s’inscrit dans une tradition hindoue authentique, une réforme du vishnouisme dans le Bengale du XVIe siècle; il cherche aussi à s’adapter à la pensée scientifique occidentale.]

Bhagavad-Gītā [La], suivie du commentaire de Śaṅkara (extraits). Traductions d’Émile Senart et de Michel Hulin, Paris, Éditions Points, 2010.

Biardeau, Madeleine. L’hindouisme. Anthropologie d’une civilisation, Paris, Flammarion, 1981 [Dans ce livre, M. Biardeau cite régulièrement la BhG qu’elle s’efforce de situer dans un contexte hindou plus large.]

Carrière, Jean-Claude. Le Mahâbhârata, Paris, Belford, 1989. [Adaptation en un court livre de la grande épopée hindoue.]

Couture, André. L’enfance de Krishna. Traduction des chapitres 30 à 78 du Harivamsha. Paris / Québec, Cerf / Presses de l’Université Laval, 1991. [Traduction du récit le plus ancien racontant l’enfance merveilleuse du jeune Kṛṣṇa parmi les bouviers et les bouvières. Le texte se présente comme un appendice au Mahābhārata.]

Deleury, Guy. Les grands mythes de l’Inde, ou l’empreinte de la tortue, Paris, Fayard, 1992.

Dumézil, Georges. Mythe et épopée, vol. 1, Paris, Gallimard, 1968. [Cet ouvrage contient aux p. 34-42 un résumé du Mahâbhârata chant par chant. Toute cette étude (p. 33-257) constitue d’ailleurs une remarquable introduction à ce grand texte.]

Esnoul, A.M. et Lacombe, Olivier. La Bhagavad Gîtâ, traduit du sanskrit, Paris, Seuil, 1976 (coll. « Points-Sagesses », 9). [La traduction est excellente. Elle est accompagnée d’une introduction et d’un commentaire destiné à éclairer les notions philosophiques.]

Péterfalvi, Jean-Michel. Le Mahâbhârata, 2 vol., introduction et commentaire par Madeleine Biardeau, Paris, Flammarion, 1985-1986. [La sélection des extraits est judicieuse et donne au lecteur une bonne vue d’ensemble de cette immense épopée.]

Zeahner, R. C., The Bhagavad-Gîtâ, with a commentary based on the original sources, London/Oxford/New York, Oxford University Press, 1969. [Encore une excellente traduction, accompagnée de notes fournies permettant au lecteur de comprendre la façon dont ce texte a été interprété par la tradition hindoue. En fait la meilleure introduction à ce texte.]

[1] Pour en savoir davantage, on pourra se reporter à André Couture, « Sāṃkhya and Yoga : Toward an Integrative Approach », Journal of Indian Philosophy 45 (2017), p. 733-748.


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