Depuis les attentats de New York en 2001 et de Londres en 2005, on dit couramment que le monde a changé. Le loup serait maintenant dans la bergerie. Pour contrer cet ennemi intérieur et le vent de panique qui secoue encore le monde occidental, les États ont mis en place des observatoires de la radicalisation ou des centres de déradicalisation. On tente souvent d’expliquer la radicalisation comme l’aboutissement d’un processus de lavage de cerveau, même si ce concept n’est pas reconnu des sciences humaines et que les centres de désendoctrinement font actuellement un constat d’échec. Mais si la réalité était plus complexe… Croiriez-vous que, dans ce cas également, on peut dire avec le philosophe canadien Marshall McLuhan que le message, c’est le médium ? Avant d’aborder cette question, découvrons quelques aspects méconnus du jihadisme.
Les études d’itinéraires de jihadistes européens révèlent que, contrairement à l’idée reçue, c’est la violence qui mène à la radicalisation. En effet, 80 % des responsables d’attaques terroristes en Europe avaient un passé criminel. Autre surprise révélée par ces enquêtes : la majorité de ces jihadistes n’avaient reçu aucune éducation religieuse. Ces chiffres corroborent ceux d’une enquête auprès des cégépiens du Québec qui observait que la pratique religieuse n’était pas un élément déclencheur de la radicalisation violente et que ceux qui déclaraient n’avoir aucune religion soutenaient davantage la radicalisation violente que ceux qui se réclamaient du christianisme ou de l’islam. En fait, ces jihadistes sont en majorité de jeunes délinquants, immigrés de seconde génération, dépolitisés, désocialisés et dé-culturalisés. Rejetant un environnement confus, désenchanté et sans horizon, ils mettent leurs désirs de violence au service d’une cause et ont l’impression de passer de zéro à héros. Ce rejet est particulièrement vrai du côté des femmes, qui voient dans leur adhésion à l’État Islamique (ÉI) une façon de faire de l’aide humanitaire tout en dénonçant un Occident corrompu qui exploite les plus fragiles, les plus démunis et qui transforme le corps de la femme en marchandise. On peut donc parler d’une délinquance instrumentalisée à des fins douteuses. Mais serions-nous aussi en présence d’une image du jihadiste délinquant tout aussi instrumentalisée ?
Dans un essai fort stimulant qui nous a inspiré le titre de ce billet, Olivier Moos réfléchit à l’esthétique de la propagande de l’ÉI. L’étude de ces messages révèle une culture du divertissement de masse centrée sur l’ego. Cette propagande jihadiste mobilise une véritable industrie répartie en 48 centres en mesure de produire des documentaires, des vidéos, des photos reportages et même… des rapports annuels ! L’esthétique des images que crée cette industrie n’est pas sans rappeler les productions cinématographiques d’Hollywood. Les jeunes djihadistes sont présentés comme des héros imaginés sur le modèle du Luke Skywalker de La Guerre des étoiles. L’analyse révèle que plus de 15 % du matériel produit (films, séries TV, jeux vidéo et clips musicaux) est directement inspiré de la culture populaire, des imitations plus ou moins réussies de films comme La Matrice et V pour Vendetta, ou de jeux vidéos comme Call of Duty. L’environnement dans lequel on fait évoluer ces jihadites est luxuriant (piscine, 4×4, AK47, portables…), à l’image des rappeurs clinquants qui affichent leur réussite sociale. C’est la « McDonaldisation » de l’extrémisme aux référents globalisés. Nous sommes en présence de ce qu’Olivier Roy appelle un religieux déculturé, déterritorialisé. Sans foi, ni loi; sans lieu, ni référence, il suffit pour le héros de faire ce qu’il doit faire, sans se poser de question. « Just do it », comme le proclame la publicité de la compagnie de vêtements de sport Nike. Pas surprenant que se développe un « Jihad-look » avec ses T-shirts et ses sweatshirts affichant le logo de l’ÉI. Prêt-à-porter et prêt-à-croire se rejoignent donc. L’image jihadiste devient un marqueur identitaire, un label qui distingue et qui crée une communauté. Impossible de ne pas en conclure que le prix exorbitant d’un sac Prada cache en fait une valeur ajoutée d’ordre social; l’ÉI se comporte de façon identique quand il demande au jeune de payer du prix de son sang une reconnaissance internationale.
La radicalisation est un phénomène complexe qu’on ne peut ramener à des formules magiques simples. Mais parmi toutes les dimensions de ce phénomène, l’analyse du branding de l’ÉI rappelle que ces jeunes jihadistes ne sont pas si loin de nous et de nos préoccupations. Ces jeunes partagent une bonne part de la culture contemporaine et espèrent, comme plusieurs d’entre nous, avoir accès à un monde meilleur où ils seront enfin reconnus. AK47 et Prada : même combat ?
Pour en savoir plus :
- Moos, Olivier, « Le jihad s’habille en Prada – Une analyse des conversions jihadistes en Europe », Cahier de l’Institut Religioscope, n° 14, août 2016, 40 p. http://www.religioscope.org/cahiers/14.pdf consulté le 14 novembre 2016.
- Rédaction – Terrorisme.net, « Colloque : comment interpréter l’engagement terroriste et la radicalisation ? », http://www.terrorisme.net/2016/11/12/colloque-comment-interpreter-lengagement-terroriste-et-la-radicalisation/ consulté le 16 novembre 2016.
- Rousseau, Cécile et collab., Le défi du vivre ensemble : Les déterminants individuels et sociaux du soutien à la radicalisation violente des collégiens et collégiennes au Québec, Montréal, SHERPA, 2016, 61 p. http://bit.ly/2fnhM1b consulté le 28 octobre 2016.
- Roy, Olivier, La sainte ignorance : le temps de la religion sans culture, Paris, Éditions du Seuil, 2008.
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