Les Indiens d’Amérique comme source de sagesse

par Véronique Campion-Vincent

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L’idée des Indiens d’Amérique comme source de sagesse est un élément important des croyances spirituelles alternatives souvent désignées comme du New Age. Cet article s’attache à situer son développement dans la longue durée et à l’analyser.

LES ORIGINES

Un élément important de cette conception de l’Indien d’Amérique comme source de sagesse, trouve son origine dans les études savantes d’ethnologie. Il y a eu unification de diverses religions liées aux tribus en leur prêtant une vénération de LA Nature représentée par la figure de LA Déesse (Gill 1990).

Dès le XIXe siècle, des fictions littéraires éveillent l’intérêt des Européens pour les Indiens d’Amérique. Fenimore Cooper exercera dans notre pays une influence durable avec Le Dernier des Mohicans (1826). Ces fictions deviennent plus nombreuses dans le sillage de la Ruée vers l’Or de la fin de la décennie 1850. En France, Gabriel Ferry (1792-1852) et Gustave Aimard (1818-1883) se spécialisent dans le genre western, mais bien d’autres auteurs de romans d’aventure abordent le thème : Jules Verne, Paul d’Ivoi, Louis Boussenard. En Grande Bretagne Robert-Louis Stevenson, Conan Doyle, John Buchan ; en Italie Emilio Salgari, Luigi Motta. En Allemagne Karl May (1842-1912) :

  Le Fenimore Cooper allemand dont les récits d’une Amérique qu’il ne vit jamais, mettant en scène Old Shatterhand et l’éclaireur Indien Winnetou, attisent les flammes du Western pour des versions allemandes d’un éternel jeu à l’Indien (Green 1988, p. 38[1]).

qui restera un auteur important tout au long du XXe siècle et a influencé le développement du mouvement indianophile[2] allemand.

Le Buffalo Bill’s Wild West

Les revues à grand spectacle jouèrent un rôle majeur. Surtout le premier, Le Buffalo Bill’s Wild West qui fit plusieurs tournées en Europe.

La première tournée en France se déroula de 1889 à 1891. Elle fut interrompue par le retour de Buffalo Bill aux États-Unis lorsque la répression du mouvement messianique de la Ghost Dance conduisit à la mort de Sitting Bull et au massacre de Wounded Knee en décembre 1890. Strasbourg, alors allemande, fut visitée du 21 au 26 octobre 1890 puis du 19 au 22 avril 1891 après le retour de Buffalo Bill en Europe. En France trois villes furent visitées en 1889 : Paris (18 mai-14 novembre), Lyon (17-28 novembre), Marseille (1-16 décembre). Lors du premier séjour parisien, pendant l’Exposition, Buffalo Bill fut invité à l’inauguration de la statue de la Liberté de  Paris. En 1905-1906 la seconde tournée française toucha plus de cent-vingt villes. C’était une troupe imposante : pas moins de seize bateaux furent nécessaires pour faire traverser l’Atlantique à l’ensemble des huit cents hommes et cinq cents chevaux de la troupe. Arrivés en France, ils embarquaient à bord de trois trains spéciaux qui les conduisaient de ville en ville.

Les cinquante wagons d’une longueur totale d’un kilomètre étaient américains. Le débarquement du personnel et du matériel avait généralement lieu entre sept et neuf heures du matin. Les hommes de la troupe procédaient au montage des tentes, à l’installation des écuries, des cuisines, pendant que les Indiens dressaient leurs tepees. En moins de deux heures, tout le matériel était amené sur le lieu du spectacle : 1 200 pieux, 4 000 mâts, 30 000 mètres de cordage, 23 000 mètres de toiles, 8 000 sièges et 10 000 pièces de bois et morceaux de fer en tous genres. Au total des centaines de tentes surmontées des drapeaux de toutes les nations du monde[3].

Buffalo Bill rejouait la mort de Custer lors de la victoire des Sioux à Little Big Horn en 1876, et neuf ans seulement après les faits, Sitting Bull, l’organisateur de cette victoire rentré de son exil au Canada participa à cette reconstitution pendant la tournée de 1885 aux États-Unis. Un autre exemple de cette interaction étroite réel et légendaire est le nombre élevé de Vies de Buffalo Bill en livres et au cinéma naissant bien avant sa disparition. La Camargue était le lieu privilégié des tournages et Joe Hamman y tourna une vie de Buffalo Bill en cinq épisodes en 1910-11.

La troupe recrutait sur place chevaux et cochers, ainsi que figurantes. Les Indiens jouaient un rôle important mais la troupe était très diversifiée et acrobates chinoises, attractions hippiques (cowboys des États-Unis et du Mexique), danseuses exotiques s’ajoutaient au thème principal de l’Ouest.

Si aujourd’hui le regard sur le Buffalo Bill’s Wild West se centre sur les Indiens l’exhibition des armes à feu Colt et Winchester avait sans doute bien davantage d’importance que celle des vaincus et contribuait certainement au financement de cette énorme entreprise. C’est l’ensemble de l’aventure de l’Ouest qui était ici exalté, pionniers et cowboys occupant une place plus importante que ces vaincus dont la disparition prochaine était pour tous une évidence :

À ce point du XIXe siècle, le retrait de l’Indien amorcé en 1830 avait atteint son point culminant, les attributions et locations de terres avaient réduit les Indiens à un petit espace, et la fin des désastreuses guerres indiennes des années 1880 s’étaient terminées par l’assignation à des réserves et la dépopulation des lndiens. La dépopulation (les Indiens étant au plus bas avec une population de quelque 200 000 en 1910), l’assignation à des réserves, la politique officielle d’assimilation, et la répartition des terres rendent réel le mythe de l’Indien Disparu, si bien que pendant un bref moment il semble à la plupart des Américains qu’en effet cette espèce disparaitra comme le bison (Green 1988 p. 37).

La présentation et l’analyse de l’importante production intellectuelle réévaluant et analysant le rôle du Buffalo Bill’s Wild West depuis la fin des années 1950 dépasserait le cadre de cet article. On évoquera toutefois le film critique et déconstructeur de Robert Altmann (1976) Buffalo Bill and the Indians or Sitting Bull’s History Lesson en notant que les critiques remarquèrent qu’il avait adouci sa source, la pièce d’Arthur Kopit Indians (1968) :

 Le film réalisé par M. Altman traite davantage du théâtre comme réel et de la construction des légendes, (concernant les idoles du spectacle vivant, les stars de cinéma ou les Présidents) que du génocide.  (Canby 1976.)

Dans la reconstitution du Wild West Show, qui est une attraction majeure d’Euro Disney depuis 1992, l’accent est sur le spectacle — qui fait intervenir Mickey et ses amis afin que la jeune génération participe à ces évocations d’événements lointains — et se termine par un barbecue à la mode texane.

Anciens mouvements de jeunesse

Des mouvements de jeunesse se centrant sur un retour à la nature et s’inspirant d’un mode de vie indien semi-inventé ont été très populaires en Amérique du Nord et en Europe dès les années 1900. Ces mouvements de jeunesse étaient particulièrement sensibles aux futures questions écologiques, appréhendées par le biais d’un désir de communion avec la nature, et présentaient une forte composante ludique.

Une figure importante est Ernest Thompson Seton (1862-1946), né en Grande- Bretagne et élevé au Canada, un des fondateurs des Boy Scouts of America (BSA) mais également fondateur des Woodcraft Indians (Indiens artisans du bois), un mouvement dynamique de jeunesse qu’il avait démarré auparavant, au début du XXe siècle. Il y a de remarquables parallélismes entre les mélanges de rites amérindiens de l’époque du New Age et le procédé de sélection utilisé par Seton en 1902, pour le premier camp qu’il avait organisé sur sa propriété :

Sur le terrain de sa propriété, qui comprenait également un lac artificiel, Seton avait fabriqué un village amérindien à partir d’artefacts divers tels que des loges de tipis des Indiens des Plaines et des canoës algonquins en écorce de bouleau. Dominant ce camp modulaire on trouvait un large cercle d’assemblée autour duquel il y avait plusieurs peintures rupestres. Le feu d’assemblée du centre était entouré d’un collier de pierres représentant le Grand Esprit. […] Ce cercle autour d’un feu, organisé d’après une peinture sur sable navajo, symbolisait le cycle de la Nature. Mais, comme l’expliquait Seton, il conduisait également « les gens à penser au Grand Mystère qui nous surplombe (Anderson 1985, p. 45).

La pensée de Seton, chrétien convaincu, était marquée de syncrétisme religieux, comme le démontre son ouvrage The Gospel of the Red Man (1936, toujours disponible) qui déchiffre des éléments de la religion chrétienne dans « La religion des Indiens d’Amérique ». Il est donc ironique que deux groupes britanniques Woodcraft établis dans la New Forest qui, délaissant l’orientation première vers les traditions des Amérindiens, s’orientèrent vers les traditions anglo-saxonne et anglaise, aient fortement influencé le développement du mouvement néo-païen de la Wicca (Smoley 1998).

Dans les années 1930, certains groupes qui se centraient exclusivement sur les traditions amérindiennes avaient quitté les BSA. Dans les années 1950, les mouvements issus des BSA et de la Ligue des Woodcraft Indians se combinèrent dans le développement des groupes Indian Hobbyists (loisirs à l’indienne) ; tout d’abord exclusivement « caucasiens », ces groupes devinrent graduellement mixtes, comprenant des Amérindiens qui n’étaient plus assignés dans les réserves, des Afro-Américains et des Portoricains.

Indian Hobbyists en Europe

Les mouvements Indian Hobbyist accumulaient fréquemment des connaissances très pointues concernant la vie matérielle des groupes amérindiens qu’ils avaient choisis comme modèles et adoptaient des comportements collectifs d’identification festive. Ils pratiquaient l’action ostensive, vivant largement dans la société lointaine d’hier qu’ils avaient choisie :

L’intérêt d’un hobbyiste engagé commence généralement à un jeune âge, se manifestant dans des activités telles que la fabrication de costumes et les pow wows. Les pow wows sont une activité importante pour un groupe hobbyiste type et impliquent de s’habiller et de danser, en public généralement (Taylor 1988, p. 562).

En Europe, les groupes indianophiles — l’expression Indian hobbyist étant graduellement abandonnée car jugée trop superficielle pour cette activité particulière de loisirs « qui implique généralement un engagement très profond » (ibid) — existaient dans tous les pays. Dans les deux pages qu’il consacre  aux groupes du  continent européen  (les trois premières pages parlant des groupes britanniques) Taylor énumère : Allemagne, Belgique, Finlande, France, Hollande (sic), Hongrie, Italie, Pologne, Suède, Suisse, Tchécoslovaquie, Union Soviétique. Ces groupes étaient spécialement populaires en Europe Centrale et de l’Est ; on peut citer le Club indien de Léningrad, fondé en 1970. L’Allemagne, de l’Est comme de l’Ouest, était le pays le plus actif, où des groupes existaient déjà au XIXe siècle. Découragées sous le régime nazi, les activités indianophiles étaient tolérées par le régime communiste qui, par anti-américanisme, soutenait les protestations politiques des Indiens d’Amérique depuis les années 1970 (ibid, p. 567). En Allemagne de l’Ouest le premier conseil indien se tint en 1951 et la réunion de 1981 à Nilda (40 km de Francfort) regroupa 3 000 personnes et 200 teepees (ibid., p. 568). D’autres Européens participaient à ces réunions qui célébraient l’ensemble de la saga de l’Ouest américain avec cowboys, groupes de police montée du Nord-Ouest, et soldats des deux côtés de la Guerre de Sécession.

Le mouvement tchèque Tramping est encore actif en 2015. Il avait surgi dans les années 1920 comme un développement indépendant des mouvements plus organisés des Scouts et des Woodcraft Indians qui existaient depuis 1913. Il survécut à l’occupation allemande et aux dures premières années de l’ère communiste et fut mieux toléré dès les années 1970. Le mouvement met l’accent sur la vie de plein air et un style de vie frugal. Ces traits, tout comme son attitude positive envers la nature, ont pris racine dans les sociétés tchèque et slovaque (Jehlicka 2008, Pohunek 2011).

En France (Maligne 2004), des clubs Indian Hobbyist ont existé dès les années 1930 mais devinrent plus importants dans les années 1950. Ces clubs réunissaient trois milieux différents : érudits et collectionneurs ; artistes, écrivains, acteurs et forains ; mouvements de jeunesse, les rapports avec les scouts demeurant étroits en dépit de réticences de certains prêtres (Jamot 2004). En 1966, le parc de La Vallée des Peaux Rouges fut créé par l’acteur Robert Mottura, puis repris par Jean Richard. Le parc existait toujours en 2015, couplé à un parcours d’aventure accro-branches.

Depuis les années 1960, les mouvements se centrant sur les objets, et les costumes et défilés, ont persisté en France. Ils ont inspiré deux films récents : en 2010, le documentaire Indians like us (Des Indiens comme nous) de Sylvie Jacquemin, qui a recueilli de nombreux prix, raconte l’histoire d’un groupe de Picardie qui traverse l’Atlantique pour rencontrer des Indiens et découvre les problèmes qu’ils rencontrent encore[4].

En 2012, le documentaire Native American de Giulia Grossmann a été filmé à « Fort Rainbow », un village western érigé dans une forêt de pins et situé à 24 km de Bordeaux, pendant l’assemblée générale de la Fédération Française des Amis de la Vieille Amérique[5]. Le film accorde une place importante à un Indien Crow du Montana, travaillant chez Euro Disney, où il montre des tours d’adresse traditionnels Crow réalisés avec des cercles, danse et incarne plusieurs personnages[6].

Les clubs indianophiles étaient davantage que des groupes de loisirs, leurs membres se considérant comme les explorateurs d’une solution de rechange aux maux de la « civilisation artificielle » grâce à leur identification avec les Indiens d’Amérique et la résurrection d’une « société naturelle ». Maligne, et Taylor à propos des groupes hongrois, soulignent cet élément :

L’ordre social n’est pas opposé à l’ordre naturel […] et cet ensemble est intérieurement cohérent grâce à une harmonieuse interaction suivant l’image du Grand Cercle qui incorpore toutes choses sans ruptures ni hiérarchies […] La séparation de l’homme et de la nature est au mieux une illusion, au pire une offense morale, voire un désastre cosmique (Maligne 2004, p. 107).

Ceux qui participaient sentaient qu’ils partageaient une quête innée, naturelle vers les duretés, la liberté et la gloire de la vie guerrière idéalisée de l’Indien nord— américain des Plaines (Taylor 1988, p. 569)[7].

La Rainbow Family

La généralisation des représentations idéalisées de l’Indien d’Amérique à partir des années 1950 s’est accompagnée de l’éclosion de nombreuses légendes. On se concentrera ici sur celle qui a inspiré le mouvement Rainbow Family et fonctionne toujours comme mythe initiatique de ce mouvement : la légende de l’apparition des Rainbow Warriors (les guerriers de l’Arc-en-Ciel).

Le mouvement

C’est lors d’un travail de terrain sur la prédiction de 2012 et son ancrage à Bugarach et Rennes-le-Château (Aude) que j’ai rencontré un participant enthousiaste des rassemblements Rainbow ‒ le musicien René Osilla[8] qui avait participé à un rassemblement à Rennes-le-Château en décembre 1987 alors qu’il était semi-nomade.  Issu du courant hippie et de la contreculture, le mouvement utopiste et anarchiste The Rainbow Family vise une transformation spirituelle de « Babylone », l’univers existant marqué par le mal. The Rainbow Family a organisé des rassemblements à grande échelle en Amérique depuis 1972 et en Europe depuis 1983 (Tessin, Suisse) mais également dans le monde entier.

S’appuyant sur les expériences des vétérans du Vietnam qui participèrent aux débuts du mouvement ces rassemblements — précédés d’un « seed camp » de mise en place et suivis d’une période de nettoyage systématique — s’enorgueillissent de leur soin de l’environnement. Ils se déroulent généralement dans des forêts et durent un mois lunaire. De plus, ce mouvement prône la non-violence et la coopération et s’inspire de sa réinterprétation des cultures amérindiennes pour promouvoir ces valeurs qu’il attribue à ces cultures. Deux études anthropologiques, basées sur les rassemblements aux États-Unis, ont été consacrées au mouvement : l’ouvrage de Michael Niman (1997) et la thèse d’Adam Berger (2006).

Du fait de sa non-organisation volontaire (le mouvement n’a ni leader, ni structure pyramidale, ni règlement, ni porte-parole), il existe pas mal de flou autour du mouvement Rainbow Family, fort diversifié puisqu’il a pour règle que tous y sont acceptés sans exception ni droit d’entrée. Ainsi Berger et Niman reconnaissent l’usage de drogues (plutôt de type marijuana) liés à l’émergence du mouvement tandis que les rassemblements en France interdisent drogues et alcool.

La spiritualité Rainbow se construit sur un bricolage sélectif des traditions amérindiennes, qui appartiennent, selon eux, à une tradition mystique immémoriale d’harmonieuse communion avec la nature. Basées sur une connaissance très lacunaire des diverses traditions amérindiennes, ces conceptions ont engendré des conflits avec certains groupes amérindiens :

Les Rainbows marquent souvent leur indépendance face à la société majoritaire en imitant ce qu’ils perçoivent des façons de parler et des pratiques des autochtones américains. Ceux qui entrent en contact avec le Rainbow sont logiquement ambivalents envers ces imitations. […] Quoique les participants aient de bonnes intentions dans leurs jeux imitatifs, ce comportement est parfois interprété comme moqueur et suscite l’hostilité, parfois la violence physique (Berger 2006, p. 72-73).

Berger, dont les recherches s’étalent de 1998 à 2002, définit The Rainbow Family of the Living Light comme « une société intentionnelle qui se consacre à la réalisation de la paix mondiale au travers de la guérison spirituelle » (Berger 2006, résumé). Les réunions Rainbow sont l’occasion de mille découvertes et extases. Ces rassemblements peuvent être rapprochés de ceux des mouvements néo-païens et de festivals « transformationnels » du XXIe siècle tel le célèbre Burning Man.  L’on citera le témoignage enthousiaste d’un participant au rassemblement de 2002 en Italie qui en dit autant sans doute que les études savantes :

Tous les éléments étaient réunis pour faire un parfait « Gathering » : le lieu permettait de vivre de manière « rainbow ».

Loin de Babylone, à 1400 m d’altitude, plusieurs clairières entourées d’une immense forêt pleine de bois mort de toutes tailles (pour construction ou chauffage)…. Accès relativement difficile !

Quel enthousiasme partout ! Et communicatif !

D’excellents chanteurs, musiciens : rock, hymnes yiddish, hindouistes, blues, jazz, médiéval, musette…

Souffleurs de feu, dynamiseurs, danseuses orientales ou de flamenco… Jumbees, didjeridoos, accordéons, cornemuses, contrebasses…

Que de « professionnels » !

Et quelle harmonie édénique !…

Partout ! Et très souvent l’impression d’être entouré d’êtres qui ont véritablement compris que l’existence est sacrée, que toute action se doit d’être cérémonie consciente.

Ah ! les 3 cercles immenses du Food Circle où tous se rassemblent par l’hymne de célébration, se relient par le son primordial OM, se réaniment par le rituel du clapotis de leur main sur celle du voisin !…

Joie du partage avec Tout et sous toutes ses formes : avec la Terre-Mère, la pluie d’un instant, le soleil, le froid d’un soir et toutes les productions de Gaïa, ses habitants… et avec le plus profond de soi !… Bonheur du retour à l’essentiel, à la vraie vie…

Un rassemblement Rainbow normal, quoi ! Selon les normes des rassemblements rainbow : joie, couleurs, sagesse, convivialité, fête, musique, danse, feux de joie, déploiement, retrouvailles d’anciennes connaissances, discussions intelligentes…

Et échanges d’adresses e-mail pour d’autres contacts, d’autres rassemblements rainbow, d’autres moments miraculeux et magiques de découverte de soi, des autres, du sens de l’existence[9].

Les réflexions optimistes du Rainbow militant Thierry Sallantin – qui se réclame de la tradition Paris VII, et des problématiques développées par Robert Jaulin, dont l’ethnocide –  sur l’avenir de la contestation généralisée nous rappellent que le mouvement de rejet de l’Occident est bien plus vaste que la Rainbow Family :

Pour avoir l’énergie de fuir la prison de la modernité, en se donnant les moyens de ne plus en dépendre, donc de s’organiser entre joyeux lurons et gaies luronnes, en groupe, pour tout autoproduire […] donc de ne plus rien acheter de tout ce qui se fabrique de façon polluante et inhumaine, en usine, geste politique bien plus efficace que les bulletins de vote, désertion ou sécession par pratique du boycott joyeux de tout, qui revient à une forme sulfureuse de sabotage qui, à terme, fera crever d’asphyxie toute la méga machine industrielle mondiale.

De plus, forme d’action politique involontaire, instinctive, sensuelle, espiègle, rigolarde, fêtarde, qui n’a pas besoin d’organisation, de tête, de chef, seulement des milliers d’initiatives locales, brouillonnes, inorganisées, donc insaisissables, hors de portée de la flicaille d’État, mouvement de fond incompressible, souterrain, véritable contre-culture qui sape à la base toute l’occidentalité, cette hérésie venue de l’antique Moyen-Orient anthropocentrique, monothéiste, anti-femmes et antinature…       [10]

La légende de l’apparition des Rainbow Warriors

Centrale dans la conception du monde des Rainbows, la prophétie légendaire est citée de façon quasi identique par Niman et Berger :

On dit que, quand la terre pleurera et que les animaux mourront, une tribu de gens qui compatissent viendra. Ils seront appelés les Guerriers de l’Arc-en-Ciel (Niman 1997, p. 135).

Lorsque la terre est ravagée et que les animaux meurent, une nouvelle tribu s’assemblera sur terre composée de plusieurs couleurs, classes, croyances et qui par leurs gestes et leurs actions reverdiront la terre. Ils seront connus comme les guerriers de l’Arc-en-Ciel — Ancienne prophétie des peuples natifs d’Amérique (Berger 2006, p. 124).

Les Rainbow Warriors sont donc censés accomplir des prophéties indiennes de renouveau au bord de l’abîme où la civilisation occidentale a conduit la planète. Les origines de cette légende ne sont cependant pas à chercher dans les cultures des Indiens d’Amérique, mais dans Warriors of the Rainbow (Guerriers de l’Arc-en-Ciel), sous-titré : Strange and Prophetic Dreams of the Indian Peoples (Rêves étranges et prophétiques des peuples indiens) (Willoya et Brown 1962). Les auteurs étaient un écrivain naturaliste prolifique (Brown) et un Indien de l’Alaska (Willoya) ayant enquêté parmi les tribus du Nord-Ouest pour le livre. Décrit par l’historien universitaire Frank Zelko comme :

Un exemple typique d’ésotérisme des années soixante, un livre qui ajouta à l’image en développement de ‘l’Indien écologique’ une construction mêlant le primitivisme romantique à l’environnementalisme moralisateur […] La version de Willoya et Brown était-elle fidèle à l’esprit originel des prophéties ? (Zelko 2013).

Berger analyse avec finesse le rôle de cette prophétie dans la cohésion du mouvement Rainbow. Mais les spécialistes des légendes contemporaines ne seront pas surpris par cette analyse, qui correspond à leur savoir :

Très peu des participants Rainbow croient à la vérité de ces mythes centraux. […] Ces histoires sont importantes pour le mouvement, mais cette importance vient d’autres facteurs qu’une croyance aveugle.

L’effet sans doute le plus évident d’une telle mythologie “hipstoriques” [Ce vocable des Rainbow pour ‘Historiques’ renvoie à leurs origines hippies] est qu’elle sert à relier des ensembles de gens très disparates. […] le fait que ces histoires sont bien connues et répétées par tous les segments de la Rainbow Family fournit une sorte d’idéologie commune, au sens large, au Rainbow. En un sens, être Rainbow c’est connaître l’existence, et peut-être participer à la répétition, de ces mythes hipstoriques. Ce corpus d’histoires ajoute au fort esprit de communauté spontanée qui caractérise les bons rassemblements. Même l’improbabilité de ces mythes hipstoriques œuvre à l’élaboration d’une perception de séparation du monde extérieur et implique une identité alternative.

Répéter des histoires qui semblent bizarres et même délirantes crée une atmosphère de joyeuse camaraderie, proche de celle créée par le partage d’une blague maison. Ceci apparaît nettement dans la jubilation comique évoquée par le choc qu’expriment de nouveaux arrivants lorsqu’ils rencontrent de telles légendes. Apprendre ces hipstoires et jouer avec les assertions qui les accompagnent avec bonne humeur est donc une sorte d’initiation pour les nouveaux venus. […] De tels mythes démontrent donc une fonction pratique, aidant à définir le groupe Rainbow (Berger 2006, p. 140-141).

On remarquera, sans le développer pour rester dans des limites raisonnables, les liens étroits qui unissent la mythologie Rainbow aux scénarios de fin des temps.

Greenpeace et le Rainbow Warrior

Une grande partie de l’association de Greenpeace avec la mythologie indienne vient de la lecture de l’ouvrage de Willoya & Brown par Bob Hunter, un des fondateurs du mouvement Greenpeace. En 1971 la tribu Kwakiutl de l’État canadien de British Columbia invita des membres de Greenpeace à participer à une cérémonie d’initiation tribale, privilège rarement accordé à des étrangers :

Pour Hunter et les autres hippies, le message était clair : Greenpeace était destiné à être le messager entre le Blanc destructeur et l’Indien écologique, à être la première tribu des Rainbow Warriors (Zelko 2013).

C’est ainsi que le premier bateau de Greenpeace, qui fut coulé désastreusement par les Services Secrets français en Nouvelle Zélande en 1985 (avec un mort, l’arrestation et la condamnation du couple ayant œuvré sur ordre, la démission de Charles Hernu, ministre de la Défense, qui servit de fusible au président Mitterrand), s’appelait le Rainbow Warrior.

LES AMERINDIENS COMME SOURCE DE SAGESSE

Black Elk

Le message philosophique et religieux du Sioux Oglala/Lakota Black Elk  [ou Wapiti] (1863–1950) « basé sur une vision  magnifique qui, croyait-il, lui avait donné le pouvoir de guérir et de guider » (Keyhoe 1990, p. 197) ont fait de lui un des auteurs les plus influents dans l’élaboration de la fiction culturelle entourant l’authenticité religieuse supérieure de l’indien américain. Le message apparut dans un climat de recherche de remèdes aux maux de la civilisation « des milliers de personnes croient que les Indiens d’Amérique ont conservé une vision primordiale susceptible de guérir notre monde troublé » (Keyhoe 1990, p. 194).

Le message est d’abord apparu en 1932 in collaboration avec John Neihardt, poète-lauréat du Nebraska. Dans un second temps Black Elk, qui mourut  en août 1950, dicta un message supplémentaire à Joseph Epes Brown, qui avait étudié avec le principal créateur du concept d’un culte de la Déesse, le suédois Åke Hultkrantz (Gill 1990). Ceci conduisit à la publication de The Sacred Pipe (Black Elk, Brown 1953) où des idées de syncrétisme et de religion primordiale furent ajoutées par Brown. La traduction française Les rites secrets des Indiens Sioux, publiée la même année, se référait au nom indien de Black Elk. Elle avait été révisée par l’ésotériste Suisse Frithjof Schuon qui préfaça l’ouvrage et fit plusieurs références à la religion primordiale représentée par Hehaka Sapa (Hehaka Sapa 1953 ; toujours disponible). Dans un texte fort syncrétique plus tardif The Spiritual Legacy of the American Indian Brown explique:

Les religions des Indiens américains sont d’éminents exemples de traditions religieuses primordiales qui ont existé en Amérique depuis quelque trente a soixante mille ans. Des éléments fondamentaux communs à la nature primordial de ces traditions survivent au présent parmi les cultures indiennes d’Amérique (Brown 1982, p. 1).

Le message de Black Elk sera republié dans The Sixth Grandfather, les transcriptions originales de 1932 dictées to Neihardt étant révisées et retraduites par l’universitaire Raymond J DeMallie (1985) qui, contrairement aux compilateurs préédents, connaissait la langue de Black Elk. La conversion temporaire de Black Elk au catholicisme était alors reconnue. Plus tard, en 2008 et 2014, des versions enrichies de  Black Elk Speaks, seront publiées. L’ouvrage est devenu un classique américain.

Les Amérindiens  en Europe

En 2017, voilà plus de trente ans que des Amérindiens, parfois auto-proclamés et « blancs » ou « Caucasiens » si l’on adopte la nomenclature américaine, viennent prodiguer en Europe un savoir traditionnel transformé par les notions New Age d’un Age d’Or passé, incarné dans les Celtes et le Noble Sauvage, qui les ont influencés (Bowman 1995).

L’anthropologue sociale Anna Fedele, étudiant en Espagne des groupes de femmes qui utilisent leur sang menstruel comme des offrandes à la Terre Mère, souligne l’influence d’une chaman du Mexique dans la création de ce rituel, censé faire revivre d’anciennes coutumes amérindiennes :

Estrella expliqua qu’elle offrait son sang menstruel depuis 2000, suivant la suggestion d’une chaman mexicaine âgée qui visitait Barcelone chaque année, organisant des ateliers pour femmes et des sweatlodges pour hommes et femmes. Pendant les ateliers, elle avait invité les femmes à ne pas jeter leur sang car ce serait comme de jeter son pouvoir personnel. Expression du pouvoir des femmes, le sang menstruel devait être offert à la Mère Terre comme elle assurait que les indigènes du Mexique avaient fait (Fedele 2014).

Spécialiste des Sioux — les Amérindiens emblématiques vedettes du Wild West Show — dont elle a étudié « la vie quotidienne, le renouveau identitaire et le dynamisme des chamanes » (Vazeilles 2008, paragr. 1) l’anthropologue Danièle Vazeilles a observé ces néo-chamanes lors de leurs tournées en France. « Ils se jugent proches « des connaissances spirituelles des anciens Celtes et de leurs druides » (ibid., paragr. 4).

À première vue insolite, ce rapprochement s’explique si l’on sait combien les cercles britanniques du New Age ont valorisé les Celtes, voyant — ou plutôt rêvant — dans ces divers groupes de peuples l’incarnation d’un ancien Age d’Or où tout était plus simple, en harmonie avec la Nature et meilleur.

Ces emprunts ne se limitent pas aux Celtes. Bien d’autres idées du New Age, elles- mêmes héritées des mouvements ésotéristes, sont adoptées par les néo-chamanes Sioux étudiés par Vazeilles :

Ces auteurs ‘néo-chamanes’ empruntent, à doses massives, aux ésotérismes européens. Plusieurs expliquent, par exemple, que les Amérindiens du Nord sont originaires de l’Atlantide et ceux de l’Amérique du Sud du continent Mu, ces deux ‘continents perdus’ légendaires, chers aux ésotéristes et occultistes. L’idéologie chamanique de type traditionnel ne se retrouve plus dans ces travaux qui, en fait, illustrent et se fondent dans la mouvance mystique et ésotérique de notre époque (ibid., parag 31).

Les stages organisés en France par des néo-chamanes présentent des versions déformées des rituels des tribus et recherchent les monuments mégalithiques, considérés comme Celtes, pour leur énergie bienfaisante :

Il s’agit de ‘stages de chamanisme’ et d’ateliers proposant des rituels empruntés aux Indiens : ‘séances de prières’ dans la hutte à sudation, voire même ‘danses du soleil’, ‘quêtes de visions’, etc. Textes et stages présentent des rituels souvent assez dénaturés, car résumés de manière assez simpliste. […] Ces soi-disant rituels amérindiens peuvent être adaptés à ‘d’anciennes connaissances locales’ si, par exemple, les stages se déroulent aux alentours d’un dolmen, en Bretagne ou dans l’Hérault. Par exemple, lors de la venue plusieurs années de suite d’Archie Fire Lame Deer, que certains de mes étudiants et moi-même sommes allés rencontrer, ou encore de ‘chamanes indiens chamanisant’ dans la forêt de Brocéliande (ibid. paragr. 27).

Une des déformations les plus marquantes est le syncrétisme — que l’on avait vu déjà à l’œuvre dans les cérémonies organisées par Seton pour les Woodcraft Indians. Tout comme les Celtes sont réduits à une essence :

Les Amérindiens en dépit de leurs plus de 200 entités tribales distinctes, en dépit d’évidence historique du contraire, sont devenus pour certains ‘tous les mêmes, au fond’  [all the same really] (Bowman 1995, p. 143).

À côté des sorciers d’Afrique et des gourous de l’Inde, un marché de l’expérience religieuse amérindienne est né :

Dans toute l’Amérique et l’Europe, ces ‘maîtres’ donnent des conseils et enseignements spirituels. Les cérémonies qu’ils organisent sont fréquemment un méli-mélo de rituels venant des Indiens des Plaines se combinant avec des techniques holistiques de guérison et un vocabulaire du ‘mouvement du potentiel humain’ (Green 1988, p. 45).

Le marché est souvent parcouru de façon individualisée par les quêteurs allant de tradition et/ou de gourou en gourou :

 Les ventes de didgeridoos australiens et de boucliers et dream catchers amérindiens augmentent , non seulement comme marqueurs de chic ethnique mais comme outils spirituels.  … L’approche ‘boîte à outils’ promue par certains courants du New Age et du paganisme encourage à faire ses courses dans le marché global, littéralement et métaphoriquement, en utilisant la monnaie des idées de l’évolution culturelle. Les aspirants Nobles Sauvages sont des consommateurs et le consumérisme est affaire de choix individuel, de sorte que ce qui était peut-être auparavant des traits distinctifs d’une tribu ou d’un groupe est transformé en portions individuelles. Des ateliers permettent de trouver son animal totem personnel, on peut décider de devenir chaman ; des rites basés sur la communauté au départ peuvent être personnalisés (Bowman 1995, p. 145).

Recherche de l’Âge d’Or, critique de la société trop complexe par l’évocation du Noble Sauvage ont été hier des mouvements littéraires et intellectuels. Mais aujourd’hui il s’agit d’identification à un passé ou à un ailleurs redéfini selon ses désirs personnels :

Notre avenir dépend d’un retour au passé. Au lieu de simplement les admirer de loin, les gens veulent devenir de Nobles Sauvages » (ibid, p. 144).

DE LA CRITIQUE À L’ÉLABORATION D’UN NOUVEAU PARADIGME

Critiques… et reconstitutions historiques

Des escrocs et des mystificateurs existent bien, comme dans toutes les activités humaines, tels le « Hopi Blond » Kimney ou Ed Mc Gaa, créateur d’une « Tribu de l’Arc-en-Ciel » qui a fréquenté la France :

En 1987 Ed McGaa, « chef cérémonial Sioux Oglala » auto-proclamé, a créé une « tribu » pour les Indiens New Age. Exploitant à la fois les cultures des Amérindiens et de la Rainbow Family en un mouvement radical, mais profitable, McGaa nomma ses disciples « La Tribu de l’Arc-en-Ciel » (Niman 1997, p. 138).

Cependant c’est en eux-mêmes que les projets de jouer à l’Indien ou d’une appropriation de la spiritualité indienne ont suscité une forte opposition. Ainsi Rayna Green — Amérindienne, associée à la Smithsonian Institution et une des créatrices du Musée de l’Indien américain — soupçonne des idées génocidaires : « Les Indiens sont en fait aimés à en mourir par ceux qui jouent à l’Indien» (Green 1988, p. 50). La réaction est logique, souligne Bowman :

Lorsque les autochtones d’Amérique et d’Australie s’entendent dire par ceux qu’ils perçoivent comme prédateurs de leurs terres et destructeurs de leur style de vie traditionnel qu’ils ne sont pas propriétaires de leur spiritualité, le potentiel d’antagonisme est évident (Bowman 1995, p. 146).

Une des pétitions les plus anciennes et les mieux connues est la « Déclaration de guerre contre les exploiteurs de la spiritualité Lakota » adoptée le 10 juin 1993 lors du 5e sommet Lakota, un rassemblement international des nations états-uniennes et canadiennes Lakota, Dakota et Nakota ». Il est ainsi introduit :

ATTENDU QUE les individus et groupes impliqués dans « le mouvement New Age », dans « le mouvement des hommes », dans les cultes « néo-païens » et les ateliers de « chamanisme » ont tous exploités les traditions spirituelles de notre peuple Lakota en imitant nos usages cérémoniels et en mêlant ces rituels imités avec des pratiques non indiennes occultes dans un salmigondis pseudo-religieux agressif et nuisible[11]

Il est aisé de trouver d’autres exemples de critiques. Ainsi, le 20 décembre 2009; un passage dans The Blog of Don Juanito critique une attitude prédatrice  New Age qui ne considère les autres cultures uniquement comme des sources commodes d’énergie :

Derrière son ordinateur le surfeur transculturel n’a plus besoin d’un vrai contact avec les traditions des amérindiens pour en exploiter les ressources… Il prend le contrôle d’abstractions, mortes et sans acteurs, des biens culturels à consommer, vendre  ou jeter après usage[12].

Le documentaire de Terry Macy et Daniel Hart White Shamans & Plastic Medicine Men (1996) est la traduction en images de cette protestation. On notera cependant que sa projection sur YouTube a engendré un commentaire hostile « Être offensé par l’appropriation culturelle c’est être un exemple d’endoctrinement, un esprit étroit, un imbécile convaincu de son importance »[13] .

Certains anthropologues ont adopté une autre attitude, étudiant les imitations des groupes indianophiles avec empathie. On citera le nom de Petra Kalshoven, auteur de Crafting the Indian, un livre basé sur de multiples observations en Europe. Rendant compte de cet ouvrage, Larry Zimmerman conclut :

 J’ai pris conscience de l’existence de groupes indianophiles européens tôt dans ma carrière et les ai souvent ridiculisés dans des conférences […] Kalshoven défie les attitudes de dérision des anthropologues envers les ‘Indienthousiastes’. Elle m’a convaincu que leurs activités valent d’être étudiées. Je ne rirai plus d’eux à l’avenir (Zimmerman 2013).

Kalshoven situe nettement les groups indianophiles dans la croissance de l’histoire vivante, la pratique collective des reconstitutions historiques (Moyen Age, troupes de Napoléon, etc.):

 L’indianisme est aussi un produit de son temps et de son lieu en ce sens qu’un nombre croissant d’Européens s’impliquent dans des jeux imitatifs similaires se basant sur la production de répliques de diverses formes de reconstitutions historiques (Kalshoven 2010, p. 74).

Les reconstitutions sont également très populaires en Russie mais plus tournées vers les époques médiévales, souvent l’occasion de batailles (Radtchenko 2006).

Parfois des groupes indianophiles se situent explicitement dans ce champ. Ainsi : « Nous sommes un groupe d’histoire vivante représentant la vie d’une famille Sioux Lakota dans les années 1850-1860 »[14].

Le primitivisme culturel

La collection d’essais, The Invented Indian (Clifton 1990), est une critique cinglante et méprisante d’une vision de l’Indien d’Amérique du Nord que l’editor James Clifton dénomme dans sa préface une « fiction culturelle ». C’est la conception même d’une culture supérieure car plus proche de LA Nature, que cet ouvrage pourfend comme résurgence du primitivisme culturel :

Le primitivisme culturel, le mécontentement du civilisé envers la civilisation ont conduit à « l’utilisation du terme de ‘nature’ pour exprimer la norme des valeurs humaines, l’identification du bien avec ce qui est ‘naturel’ » (Keyhoe 1990, p. 195, citant Lovejoy and Boas 1935, p. 112).

Keyhoe conclut sa pittoresque galerie de portraits de plastic medicine men qui s’adaptent aisément aux ateliers New Age en affirmant que la fiction culturelle va l’emporter sur le réel dans nos sociétés :

Poètes et plastic medicine men gagnent leur vie en exploitant la tradition vénérable de doter la nature de vertu. Cette tradition ne disparaîtra pas. Ses Indiens inventés sont les Scythes éternellement réincarnés de la Gaia primale de l’imagination occidental (Keyhoe 1990, p. 207).

Sa prophétie s’est réalisée : nous vivons le triomphe de la fiction du primitivisme culturel, adoptée et enrichie par les Peuples Premiers eux-mêmes.

Cependant, même si ces conceptions New Age adoptées par les Amérindiens sont éloignées d’une image authentique de la vie spirituelle passée ou présente des communautés indigènes leurs croyants et pratiquants sont assez réels pour qu’on parle d’une vraie religion. Adaptations et imitations caractérisent les nouvelles religions qui toutes affirment faire remonter leurs croyances à un passé ou à une communauté  (Jenkins 2004, p. 248–250).

On n’a abordé ici que l’aspect spiritualiste et religieux, car faute de place il est impossible de rendre compte des évolutions culturelles et politiques des Amérindiens qui ont eu lieu simultanément. On se contentera d’évoquer l’ouvrage de Dee Brown, Bury my Heart at Wounded Knee 1970, qui retourna l’opinion en faveur des Indiens et les confrontations de 1973, à Washington et dans la réserve de Pine Ridge, qui marquèrent le développement de l’American Indian Movement. Depuis, plusieurs lois et décrets ont considérablement change la condition des Native Americans, la nouvelle dénomination officielle : 1975, Indian Self-Determination and Education Assistance Act; US Code — 25 — Ch.14/II; 1978, AIRFA American Indian Religious Freedom Act, amended 1996; 1990, NAGPRA Native American Graves Protection and Repatriation Act (Berthier-Foglar 2002, p. 45). Au XXIe siècle de nombreuses restitutions de territoires tribaux ont été opérées et, enrichis par les Casinos, les Native Americans voient leurs effectifs croître quoique leurs problèmes soient loin d’être tous résolus.

Un nouveau paradigme

Le primitivisme culturel est bien un mythe mais l’approche de dénonciation des auteurs de The Invented Indian, et spécialement d’Alice Keyhoe, est par trop limitée. Elle néglige en particulier le retournement entraîné dans l’approche des mouvements culturels et sociaux par les ouvrages traitant des traditions inventées (Hobsbawm et Ranger 1983) et des communautés imaginées (Anderson 1983).

Les traditions inventées sont essentiellement des pratiques rituelles et symboliques tentant de se relier à un passé historique fréquemment fictif. Dans nos sociétés en changement permanent, elles utilisent l’histoire comme source de légitimation de l’action et comme ciment de la cohésion du groupe ; tentant de structurer certaines parties de la vie sociale comme immuables et invariantes, elles jouent un rôle central dans l’élaboration des nations modernes.

La définition, révolutionnaire, par Benedict Anderson de la nation comme fondée sur une communauté imaginée « communauté politique imaginaire — et imaginée comme étant intrinsèquement limitée et souveraine» (Anderson 1983, p. 7) allait dans le même sens.

Autour de ces notions, une nouvelle approche des innovations s’appuyant sur des constructions imaginaires allait se construire. Mettant entre parenthèses leur rapport problématique au réel pour s’attacher à la façon dont elles sont vécues, on pense davantage à analyser les constructions imaginaires, leurs ressorts et leurs conséquences, qu’à s’indigner de leurs inexactitudes. Et les constructions imaginaires sont considérées non pas comme les créations d’esprits malades mais comme un ressort central de l’évolution sociale.

Cependant si, de nos jours, les sociétés d’ailleurs se voient étudiées avec sérieux les qualificatifs de sauvage et/ou infantiles sont fréquemment appliqués — y compris par les élites intellectuelles raisonnables — aux croyances et pratiques alternatives de nos propres sociétés où l’on voit avant tout des pépinières de sectes dangereuses et nuisibles, ou encore des refuges pour zozos. S’interrogeant sur les ricanements couramment soulevés par l’évocation des croyances et pratiques des spiritualistes alternatifs, et particulièrement les croyances aux extra-terrestres civilisateurs qu’il a étudiées, Wiktor Stoczkowski (1999, 2001) a plaidé vigoureusement pour une approche sérieuse de ces « croyances risibles », prenant en compte leur substrat culturel et ne se contentant pas de les considérer comme « un simple épiphénomène de décomposition ou de non-maîtrise des canons de la culture dominante» (Stoczkowski 2001, p. 98).

Dans cet article nous nous sommes concentrée sur un seul des nombreux éléments des spiritualités du New Age, qui sont « basées sur la manipulation individuelle de systèmes symboliques, religieux et non-religieux [qui est] entreprise afin de remplir ces symboles de nouvelles significations religieuses » (Hanegraaff 1997, p. 304).

Comme les systèmes symboliques de la société occidentale sont pour la plupart non religieux, cette mutation peut être considérée comme représentative d’un phénomène radicalement nouveau. Dans nos sociétés laïcisées et sécularisées, « [l]a religion est de moins en moins le domaine des religions et de plus en plus le domaine des spiritualités » (Hanegraaff 1997, p. 302).

Les spiritualités du New Age constituent une synthèse unique et un phénomène important. Elles ne devraient pas être considérées comme bizarres, ridiculisées, ou approchées avec hostilité comme c’est si souvent le cas dans la société française.

Références citées

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[1] Traductions de l’auteur.

[2]Terme proposé par Olivier Maligne (2004, 2006)

[3] http://dreamokwa.over-blog.com/article-le-wild-west-show-53141239.htm

[4] www.indianslikeus.com/index.php/en/ ; https://indianslikeus.wordpress.com/ www.facebook.com/indianslikeus.

[5] www.ffava.com/.

[6] [www.dailymotion.com/video/x28a7xh_native-american_shortfilms]

[7] Notons aussi que, de juillet 2015 à novembre 2016, une exposition à Bakony (Hongrie) a été consacrée aux activités indianophiles s’étant déroulées sur le site depuis 1961.

[8] Pseudonyme. Entretien du 16.1.2012, près d’Esperaza Aude.

[9] http://frenchrainbow.free.fr/comptesrendus/italie2002/italie.html

[10] http://frenchrainbow.free.fr/informations/messagesrecus/messagesautres/messages 20022003/thierry.hvtml.

[11] http://puffin.creighton.edu/lakota/war.html

[12] http://magick-instinct.blogspot.fr/2009/12/sexualite.html.

[13] https://www.youtube.com/watch?v=19JAMhAzXms.

[14] www.indianisme.be

Annexe Véronique Campion-Vincent

Sociologue et ingénieur de recherches au CNRS, Maison des Sciences de l’Homme

Cursus Universitaire Licence de psychologie et CES d’ethnologie (Paris, Sorbonne 1954-1958). Doctorat de 3° cycle en sociologie (Paris, EPHE VI° Section, 1965).

Depuis 1989, publications sur les rumeurs et légendes contemporaines, dites aussi légendes urbaines .

*Avec Jean-Bruno Rernard

  1. direction d’un numéro spécial Rumeurs et légendes contemporaines de la revue Communications, 52, Seuil, 386 p.,
  2. trois anthologies aux éditions Payot et Rivages

1992e Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui (avec Jean-Bruno Renard), Paris, Index

Comprend 37 chapitres, discutant des légendes spécifiques ou des thèmes, 1998 et * 2002 Rééditions poche,

 2002e De source sûre. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui (avec Jean-Bruno Renard). Paris, Index

Les paniques alimentaires, Les techno-peurs, Rumeurs sur Internet, Légendes comiques, Rumeurs et légendes sexuelles, Violence urbaine, Le retour des animaux sauvages, Le surnaturel 2005 Réédition poche

2014 100 % RUMEURS. Codes cachés, objets piégés, aliments contaminés…La vérité sur 50 légendes urbaines extravagantes (avec Jean-Bruno Renard). Paris, Index, 424 p.

Analyse et interprétation de cinquante fausses allégations, croyances insolites, pseudo-faits divers, rumeurs savantes ou alarmistes, anecdotes erronées, vidéos détournées, en provenance de tous pays et de tous supports.

*Publications sur :

les animaux sauvages déplacés, légendes liées au changement de statut des animaux hier qualifiés de nuisibles

les légendes de vols d’organes, liées au développement de l’adoption internationale et à celui des transplantations d’organes

les théories du complot, qui aujourd’hui visent les élites davantage que les étrangers, minorités et marginaux

la place des « enfants-proies » dans le folklore contemporain et les théories du complot, Deep State, Evil Elites, QAnon

les courants spiritualistes : l’an 2000, le phénomène 2012, les « peuples premiers » comme source de sagesse

les « paniques » épisodes collectifs importants mais fugaces : piqûres en boites de nuit

2005 Organ Theft Legends. Jackson (Miss.): University Press of Mississippi.

2005 La société parano : théories du complot, menaces et incertitudes. Paris, Éditions Payot & Rivages.

Wild West

 

 

 

 

 

 

L’affiche du spectacle le Wild West Show de Buffalo Bill
PHOTO : Library of Congress – LC-USZC6-57