André Couture, Université Laval 4 novembre 2019
Il y a mille raisons de rendre grâce à Dieu. À écouter les rengaines que l’on répète à l’occasion de la fête de l’Action de grâce, on finit par se dire que cette fête n’apporte rien de nouveau. Il y a en effet actuellement une tendance à niveler : les jours de l’année deviennent tous identiques ou presque. Mais en oubliant de fêter, on peut se demander si l’on n’est pas en train de se couper de ses racines culturelles et de son histoire. Un des buts des célébrations est justement de prendre conscience des hauts faits des ancêtres et du rythme des saisons qui passent. La vie moderne déconnecte les gens de la nature, de l’agriculture, des animaux aussi bien que du patrimoine ancestral qui est le leur. Des jeunes et des moins jeunes ne savent plus d’où viennent le lait, les œufs, le maïs, les carottes. Ils s’imaginent qu’il suffit d’aller au supermarché pour se procurer les biens de consommation courante. On ne sait plus que la vie dépend du fait que d’autres personnes ont existé avant soi et ont accompli des choses extraordinaires. Nous imaginer que les fêtes, religieuses ou non, n’ont rien de spécial à nous apprendre, c’est nous dissocier du monde qui nous porte, du rythme saisonnier qui nous emporte, et se comporter comme des morts vivants.
La vie des humains a longtemps dépendu presque exclusivement du rythme des saisons et on comprend aisément que le retour du soleil à l’équinoxe d’hiver, l’arrivée du printemps, la saison des récoltes soient l’occasion de grandes festivités. Certains ancêtres ont aussi accompli des hauts faits qui méritent d’être célébrés ; c’est aussi à eux et au message qu’ils ont répété que les humains doivent d’être encore en vie. Au fil des millénaires, les fêtes se sont multipliées. Certaines célèbrent exclusivement une saison ou un ancêtre. D’autres finissent par s’interpréter dans plusieurs sens et c’est sans doute un signe de leur richesse. Les chrétiens célèbrent à Noël la nativité du Christ, ce qui ne les empêche pas de célébrer aussi plus discrètement le solstice d’hiver et la renaissance du soleil. Ils célèbrent à Pâques la mort-résurrection du Christ, tout en sachant qu’au printemps beaucoup de leurs contemporains préfèrent mettre l’accent sur le renouveau de la nature en train de se relever des rigueurs de l’hiver. Mais alors, pourquoi choisir de rendre grâce à Dieu en octobre ou en novembre ? Pourquoi cette date s’est-elle imposée ?
Sous nos latitudes, le Jour de l’Action de grâce ou Thanksgiving Day se présente d’abord comme une fête américaine. Chez nos voisins du sud, cette célébration a lieu en novembre, à l’époque où l’agriculteur se réjouit de l’abondance de ses récoltes et en rend grâce à Dieu. Le président Abraham Lincoln a décrété en 1863 que le Thanksgiving Day serait fêté par tous les Américains le quatrième jeudi de novembre, soit après la fin des récoltes. Beaucoup d’Américains n’avaient cependant pas attendu cette date pour rendre grâce à Dieu. On raconte qu’en 1620 une centaine de colons, dont certains Anglais très pieux surnommés les « Pères pèlerins » (Pilgrim Fathers), seraient débarqués de leur navire, le Mayflower, pour s’installer dans la baie de Plymouth au Massachusetts, un pays qui représentait encore à cette époque une « Inde » mythique. Leur première année de séjour en terre américaine fut dévastatrice. Les semences apportées n’étant pas adaptées au climat de leur terre d’adoption, les récoltes furent nulles et la moitié des nouveaux arrivants moururent du scorbut. Par bonheur, des indigènes de la tribu des Wampanaogs, parlant une langue algonquine et habitant au XVIIe siècle les états actuels du Massachusetts et du Rhode Island, eurent pitié de ces malheureux et leur enseignèrent les rudiments de la pêche, de la chasse et de la culture du maïs (ou « blé d’Inde »). À l’automne 1621, ils obtinrent une première récolte significative et célébrèrent trois jours d’action de grâce. Un grand banquet fut organisé en compagnie du chef de la tribu et de ses hommes où l’on servit entre autres du dindon sauvage, un oiseau typiquement américain, originaire du Mexique, dont on parlait communément comme de la poule et du coq « d’Inde ». En 1623, d’abondantes pluies favorisèrent une récolte encore plus généreuse et des festivités encore plus solennelles. C’est ainsi que la coutume de rendre grâce à Dieu pour les récoltes se serait lentement imposée aux États-Unis avec de la dinde au menu.
Du côté canadien, l’habitude de célébrer l’Action de grâce remonterait plutôt à l’expédition nordique de Martin Frobisher (c. 1535-1594). Ce marin était fasciné par l’idée de découvrir un passage vers l’Asie par le nord-ouest du Canada. Lors d’un troisième voyage en 1578, l’équipage se serait arrêté sur l’île de Baffin et se serait joint à son aumônier pour remercier Dieu d’avoir sauvé la flottille du naufrage. On raconte aussi qu’en 1763, les habitants d’Halifax auraient de même célébré un jour d’action de grâce à l’occasion de la fin de la guerre de Sept Ans commencée en 1756. Mais c’est plus tard en 1879 que le Parlement canadien proclame le 6 novembre jour officiel d’Action de grâce, le but de la fête étant toujours comme aux États-Unis de remercier Dieu des récoltes de l’année. En 1921, ce même Parlement proposait de célébrer l’Armistice en même temps que l’Action de grâce le premier lundi de la semaine du 11 novembre. En jumelant ces deux fêtes, on se trouvait à faire surtout de cette journée une célébration de la paix instaurée par l’Armistice. Mais en 1931, le Parlement revenait sur sa décision : le jour du Souvenir allait désormais être célébré le 11 novembre tandis le jour de l’Action de grâce continuerait d’être fêté le plus souvent le deuxième lundi d’octobre. C’est finalement le 31 janvier 1957 que le Parlement fixe une fois pour toutes le deuxième lundi d’octobre comme date de célébration de l’Action de grâce. Bien que le but de la fête est officiellement « de rendre grâce à Dieu tout puissant pour les abondantes moissons accordées au Canada », on sent tout de même que l’objet de cette fête est en train de s’élargir et de se séculariser. On peut dire que la fête actuelle n’a plus qu’un lointain rapport avec la fin des récoltes, et même avec l’idée de rendre grâce à Dieu pour tous ses bienfaits. Elle est devenue plutôt l’occasion d’éprouver de la fierté pour le bonheur de vivre dans ce magnifique pays qu’est le Canada.
Mais ces célébrations ne tiennent pas qu’à une décision des États-Unis ou du Canada, Il semble bien que les Premières nations avaient depuis longtemps l’habitude de célébrer les récoltes à l’automne. Les nations de langue iroquoienne connaissaient en effet la culture du maïs depuis le XIVe siècle et l’avaient transmise à quelques autres nations. La culture de la courge et de la citrouille, plus méridionale, s’était ajoutée au XVIIIe siècle. Il faut ajouter qu’avant leur arrivée en Amérique, les colons européens participaient déjà de cultures où l’on célébrait des fêtes automnales comme la fête de la moisson ou celle des vendanges, qui étaient des occasions de faire la fête bien avant que de remercier Dieu. Du côté chrétien, à l’occasion de chacune des quatre saisons de l’année (dont l’automne), il y avait une semaine dite des Quatre-Temps où l’on recommandait de prier et de jeûner « pour les divers besoins des hommes, en particulier pour les fruits de la terre et les travaux des hommes » (Cæremoniale episcoporum, édition de 1984). On voit par là que l’Action de grâce plonge ses racines dans un lointain passé où il paraissait normal à des agriculteurs de se réjouir à l’automne des récoltes obtenues grâce à leur travail mais aussi par la grâce de Dieu.
De nos jours, en particulier au Québec, on a l’impression que les célébrations de l’Action de grâce ont perdu de leur vigueur d’antan. La fête du deuxième lundi d’octobre s’est peu à peu éloignée de sa dimension religieuse, tout en continuant dans tout le Canada d’avoir le statut de jour férié et chômé, sauf dans les provinces atlantiques. En fait, en y regardant de près, on s’aperçoit que ces fêtes d’automne n’ont pas disparu, mais se sont au contraire multipliées et diversifiées tout au long d’octobre et de novembre. Comme dans le cas de bien d’autres fêtes, selon les régions et les individus, on continue de fêter tout en attribuant à cette journée des significations diverses. Du côté anglophone, le jour de l’Action de grâce, il convient souvent d’avoir au menu de la dinde farcie accompagnée de sauce aux canneberges, de légumes de saison et de tartes à la citrouille. Au Québec en particulier, on profite de l’automne pour participer à des « fêtes d’automne » (organisées par les municipalités pour célébrer l’arrivée de cette saison), à des « foires d’automne » (des occasions de festivités, de marchés, de rencontres), à des « délices d’automne » (des occasions de goûter les produits du terroir), à des « virées des couleurs » (des temps d’arrêt pour admirer les arbres aux couleurs rutilantes). Quoique la formule retenue varie, il fait toujours partie de nos gènes de célébrer l’abondance des récoltes d’automne et le dernier sursaut d’une nature qui semble se réjouir avant de disparaître sous la neige de l’hiver. L’Halloween se célèbre aussi le 31 octobre, et l’apparition des citrouilles donne l’impression d’une fête d’automne. Il s’agit plutôt, à l’origine du moins, d’un carnaval célébrant la fin du monde suivi de sa recréation en un début d’année qui commence dans cette tradition le 1er novembre. Malgré des ressemblances et des recoupements, il faut toutefois maintenir certaines différences[1].
Pour en savoir davantage :
À noter que les ressources sur internet sont nombreuses et en général se recoupent. Voir en particulier les textes suivants :
« Action de grâce (Canada) », article de l’encyclopédie Wikipédia, paru sur le site https://fr.wikipedia.org/wiki/Action_de_gr%C3%A2ce_(Canada) (consulté le 25 octobre 2019).
David Mills, Andrew McIntosh, Laura Neilson Bonikowsky, « Action de grâce au Canada », mis à jour le 5 juillet 2019, article tiré de L’Encyclopédie canadienne, paru sur le site https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/jour-daction-de-grace (consulté le 28 octobre 2019).
« Action de grâce », article paru sur le Réseau de diffusion des archives du Québec (RDAQ), http://rdaq.banq.qc.ca/expositions_virtuelles/coutumes_culture/octobre/action_graces/remonter_sources.html (consulté le 28 octobre 2019).
[1] Au sujet de l’Halloween, on pourra consulter sur le site du CROIR un autre texte intitulé « D’où nous est venue l’Halloween ? ».