André Couture
Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval
Résumé : Ce petit texte réfléchit à la nature du rite religieux et précise en quoi les rites viennent compléter les croyances. Dans un cas, il s’agit d’« accomplir » une action composée de gestes et de formules ; dans l’autre cas, d’adhérer à des récits ou à des explications censés justifier telle geste ou telle conduite.
On s’accorde habituellement à dire que les religions sont des ensembles de croyances et de gestes symboliques, partagés par des groupes de gens formant des communautés spécifiques. Chaque communauté possède une certaine représentation du monde et des forces qui y règnent (entre autres, des dieux et des déesses), également une certaine vision de l’être humain et de son rôle dans le monde. Il s’agit de croyances qui se présentent souvent sous forme de récits que l’on nomme des mythes . Mais l’homme religieux ne se contente pas d’accepter un certain nombre de croyances, il accomplit des actions qui lui permettent d’atteindre les buts poursuivis par son groupe, des gestes fixés d’avance à période plus ou moins régulière et qui varient selon les communautés. C’est à propos de ces actions que l’on parle de « rites religieux ». Impossible d’étudier une religion sans connaître non seulement ses croyances, mais également ses rites, entre autres les rites de la vie qui accompagnent le fidèle de la naissance jusqu’à sa mort et les rites festifs qui soulignent la geste du fondateur ou celle des grands héros qui ont émaillé son histoire. Alors qu’on peut avoir l’impression que ces rites sont tombés en désuétude, on parle de plus en plus de nos jours de réinventer la célébration du mariage ou des funérailles. On veut que la cérémonie ne soit pas le fait d’une certaine institution religieuse spécifique et qu’elle corresponde mieux à une spiritualité ouverte à des croyances de plus en plus diversifiées. Il est donc toujours aussi pertinent de s’interroger sur la nature du rite religieux. Sans entrer dans des spéculations techniques, je me propose ici d’introduire à la nature du rite et de tenter de préciser en quoi les rites viennent compléter les croyances.
De quelques questions préalables
On a pris l’habitude en certains milieux d’expliquer le mot « rite » en rappelant son étymologie. C’est le rapprochement possible entre le mot latin « rītus » et le mot sanscrit « ṛta » qui a marqué les esprits. Voici l’essentiel de ce que l’on peut dire à ce sujet sans trop écorcher la linguistique.
D’une part, le mot français « rite » vient clairement du latin « rītus », un mot qui signifie « usage, coutume ; manière, méthode, forme, procédé », mais s’employait également pour désigner les cérémonies religieuses, en particulier expiatoires . Le mot remonte probablement à la même racine indo-européenne que celle qui est à l’origine du terme védique ṛta. Voici ce qu’a noté Émile Benveniste : « On peut poser, dès l’état indo-européen, un concept extrêmement important : celui de l’“ordre”. Il est représenté par le védique ṛta, iranien arta… C’est là une des notions cardinales de l’univers juridique et aussi religieux et moral des Indo-Européens : c’est l’“Ordre” qui règle aussi bien l’ordonnance de l’univers, le mouvement des astres, la périodicité des saisons et des années que les rapports des hommes et des dieux. Rien de ce qui touche à l’homme, au monde, n’échappe à l’empire de l’‟Ordre”. C’est donc le fondement tant religieux que moral de toute société ; sans ce principe, tout retournerait au chaos » . A. Ernout et A. Meillet s’en tiennent toutefois à une affirmation plus nuancée : « Pour le sens — font-ils prudemment remarquer —, [qu’on se rapporte à] la valeur religieuse de skr [sanskrit] ṛtám, av[estique] ašəm, qui désigne l’‟ordre” conforme à ce qu’exige la religion » . Ce qui veut dire que, du point de vue strictement linguistique, le rapprochement du terme sanskrit avec le terme latin ne paraît totalement assuré.
D’autre part, on trouve dans les textes les plus anciens du Veda le terme ṛta (à prononcer rita), construit sur l’adjectif verbal en -ta de la racine ṛ, ṛcchati, au sens d’aller vers, d’atteindre, d’obtenir. Stchoupak, Nitti, Renou traduisent ce mot par « vrai, régulier ; au neutre, règle morale, droit, justice ; loi religieuse » . Alf Hiltebeitel, qui s’est informé à d’excellents védisants, notait récemment que la meilleure traduction de ce mot serait « le vrai », soit un ordre cosmique correspondant à la vérité des hymnes et mantras du Ṛgveda . Si l’on se fie uniquement à l’étymologie, il semble possible d’aller plus loin, puisque la racine ṛ, ṛcchati, pourrait aussi signifier ‘agencer’, et donc conférer à ṛta le sens d’agencé, d’organisé, d’ordonné. On comprend alors mieux que l’exactitude rituelle, sociale ou morale (ṛta) puisse s’opposer au désordre ou à la fausseté (anṛta). Ce mot est-il pour autant fondé sur la même racine indo-européenne que le mot latin rītus ? Là est tout le problème. Mais on peut aussi se demander s’il est nécessaire de tant insister sur l’étymologie quand on sait que le sens réel des mots ne correspond pas toujours à ce qu’on peut déduire de ce point de vue.
L’hypothèse du rapport étymologique entre ṛta et rītus est séduisante mais difficilement vérifiable. D’un point de vue méthodologique, il est donc important de ne pas outrepasser ce que la linguistique permet d’affirmer en la matière. S’il est difficile d’établir hors de tout doute que le terme latin rītus et le terme védique ṛta remonte à une même racine indo-européenne, il est linguistiquement inexact d’affirmer que le mot « rite » viendrait du védique ṛta, même si l’on trouve une telle affirmation dans un article par ailleurs excellent . Mieux vaut en fait s’appuyer sur le sens qu’a pris ce terme dans la langue de tous les jours. Si l’on consulte le Petit Robert, le mot au pluriel (les rites catholiques, protestants) désigne l’« ensemble des cérémonies du culte en usage dans une communauté religieuse ; organisation traditionnelle de ces cérémonies ». Et au singulier, « Cérémonie réglée ou geste particulier prescrit par la liturgie d’une religion ». Le mot s’utilise en sociologie au sens de « Pratiques réglées de caractère sacré ou symbolique », mais aussi dans le sens plus large de « Pratique réglée, invariable ; manière de faire habituelle », comme dans le cas des rites de la politesse. Il devient clair que le terme désigne en priorité des pratiques (gestes ou cérémonies) religieuses, mais peut s’étendre à toute pratique ordinaire de même type.
Vers une définition du rite religieux
Le rite religieux est de l’ordre de l’« agir », du « faire ». Dans le Dictionnaire des religions de Paul Poupard, Jacques Vidal en propose la définition suivante, qui accentue certains aspects essentiels. Il s’agirait d’une « pratique périodique à caractère public, assujettie à des règles précises, et dont l’efficacité s’exerce en particulier dans le domaine de l’invisible » . Par pratique, on entend ici des « activités volontaires visant des résultats concrets » (Petit Robert), ou encore des gestes, c’est-à-dire des « mouvements du corps volontaires ou involontaires, révélant un état psychologique, ou visant à exprimer, à exécuter quelque chose » (ibid.). Un rite, quelle que soit la religion, implique des gestes faits avec le corps, accompagnés de paroles stéréotypées, éventuellement de silences. Ce sont des gestes qui ont souvent une portée sociale au sens où ils permettent aux individus de s’intégrer à une communauté spécifique. C’est l’occasion pour les membres de cette communauté de se rencontrer, et en même temps que de rencontrer les esprits de leur clan, les ancêtres de leur tribu, le Dieu ou les dieux de leur peuple. De plus, ces gestes sont périodiques, c’est-à-dire qu’ils sont susceptibles d’être répétés au fil des jours, des semaines, mes mois, des années et c’est une autre raison pour laquelle ils répondent très souvent à un schéma précis. En Inde, le mot karman/karma s’applique en particulier à une « action » qui porte à conséquences, ce qui veut aussi dire que toute action rituelle prescrite, pour avoir des conséquences en cette vie ou dans l’autre, doit être exécutée jusque dans ses moindres détails. Pour qu’il s’agisse d’un rite religieux, il importe de préciser que le geste accompli doit permettre à l’individu de s’insérer dans un monde où il y a place pour des puissances supérieures, dieux et déesses, ou pour utiliser la terminologie de Durkheim, un monde qui distingue le profane du sacré. Les rites sont des gestes prescrits ou recommandés par une tradition religieuse reconnue, que ce soit celle d’une ethnie particulière ou celle qui a été fondée par un maître dont l’enseignement salvifique est reconnu. Ils servent à souder ensemble les membres de la communauté qui les utilise et s’y reconnaît.
Certains anciens spécialistes comme Max Müller ou J. G. Frazer ont pensé que le mythe était à l’origine du rite ou, pour dire comme Mircea Eliade, que le rite était une reprise de l’événement cosmogonique présenté dans le mythe. D’autres ont supposé au contraire que les rites donnaient naissance au discours religieux et aux croyances qu’il génère. Il s’agit du problème de l’œuf ou de la poule. On accepte généralement que tant le mythe que le rite sont essentiels à la religion. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas distinguer le rite religieux des histoires ou autres spéculations qui servent à le justifier. Le rite est en effet d’un autre ordre que la croyance. Dans un cas, il s’agit d’« accomplir » une action composée de gestes et de formules (répétition de syllabes, de paroles, etc.), et c’est là ce qui définit essentiellement le rite ; dans l’autre cas, d’adhérer à des énoncés présentés sous forme de récits ou de raisonnements, fournissant des explications servant à justifier ou à motiver tel geste ou tel comportement. Quand certains textes brahmaniques affirment par exemple que l’être humain doit agir comme l’ont jadis fait les dieux, ils parlent d’une action rituelle à répéter et apportent de cette action une explication d’ordre mythique selon laquelle les dieux auraient ainsi agi au début. Un tel texte raconte une histoire, affirme que cette action est exemplaire ou paradigmatique, et en conclut que c’est à partir de ce modèle que les humains doivent maintenant agir. Il s’agit de rite à effectuer, mais sur la base d’une croyance partagée et dûment justifiée.
Des rites de toutes sortes
Le domaine des rites est et restera extrêmement complexe. Pour s’y retrouver, certains spécialistes ont proposé des catégories. On trouvera quelques essais de classification dans l’article de Evan M. Zuesse . Ronald Grimes distingue seize catégories , d’autres spécialistes se contentent de quelques distinctions. Les quelques types de rites présentés à la suite s’inspirent des premières catégories distinguées par Catherine Bell .
Des rites de la vie
« Les rites de passage » est le titre d’un célèbre livre de Arnold van Gennep datant de 1909. L’étude se propose d’analyser les rites qui accompagnent l’être humain de la naissance à la mort. L’auteur classe ces rites en trois groupes, qu’il retrouve identiques dans diverses cultures : des rites préliminaires de séparation qui isolent momentanément l’individu ; des rites de marginalisation ou de liminarité qui s’accomplissent à l’écart du groupe que l’individu souhaite intégrer ; et des rites d’agrégation qui permettent à cet individu de s’intégrer pleinement à un nouveau groupe. Il s’agit d’un schéma général qui aide à comprendre le sens de ces rites. Par exemple, du côté chrétien, le baptême comprend traditionnellement une série de rites préparatoires où le catéchumène adulte se purifie de sa vie passée et s’initie lentement à la vie chrétienne. Le rite proprement dit est une plongée dans l’eau (c’est le sens du mot « baptême ») symbolisant l’ensevelissement du catéchumène dans la mort du Christ et sa résurrection à une vie nouvelle. C’est à la suite de ce rite que le catéchumène peut enfin participer à la communion eucharistique et donc faire partie pleinement de la communauté chrétienne. Une telle analyse ne suffit cependant pas. Il faut également se rendre compte que le christianisme, comme bien d’autres religions, donne un sens particulier à ces rites qu’il nomme dans son cas des « sacrements ». D’après le catéchisme d’Ed. Lasfargues, le sacrement est « un signe sensible institué par Jésus-Christ, pour nous donner la grâce » . Quant au Catéchisme de l’Église catholique de 1992, il précise : « Les sacrements sont des signes efficaces de la grâce, institués par le Christ et confiés à l’Église, par lesquels la vie divine nous est dispensée. Les rites visibles sous lesquels les sacrements sont célébrés, signifient et réalisent les grâces propres de chaque sacrement. Ils portent fruit en ceux qui les reçoivent avec les dispositions requises » . L’idée qui paraît ici la plus significative est que ces actes symboliques (gestes, paroles), repris par le ministère de l’Église, relient le chrétien aux paroles et aux actions salvifiques accomplies par Jésus pendant sa vie et contribuent ainsi à sa sanctification. Les sacrements sont des rites, mais dans un sens bien spécifique.
Du côté hindou, le nombre des rites de la vie varie selon les textes, soit ordinairement de dix à seize, mais parfois jusqu’à quarante . On pourrait analyser en détail chacun de ces rites souvent fort complexes et y distinguer des rites de préparation, de marginalisation et d’intégration, comme le suggère Van Gennep. Il est peut-être plus intéressant de faire remarquer que l’on n’utilise pas dans ce cas le mot « sacrement » comme dans le christianisme, un terme qui renvoie étymologiquement à un « acte sacré » destiné à mettre en contact avec ce qu’il y a de plus « sacré » dans la foi chrétienne, mais plutôt celui de saṃskāra. Même s’il est vrai que l’on rend parfois ce terme par « sacrement », il s’agit plutôt d’un mot technique qui s’emploie de diverses façons en philosophie indienne et qui signifie littéralement « perfectionnement ». « De même qu’il faut imprimer les décorations (saṃskāra) dans (la glaise encore crue du) pot qui vient d’être façonné si l’on ne veut pas qu’elles s’effacent, ainsi c’est aux enfants qu’il faut enseigner les principes de la bonne conduite en ayant l’air de raconter des histoires divertissantes », peut-on lire au début d’un célèbre recueil de contes. Comme le pot que le potier vient de tourner doit être orné, puis cuit pour atteindre à une perfection durable, ainsi l’être humain, qui naît inachevé, doit être paré de tous les saṃskāra pour pouvoir se réaliser en plénitude. On ne mange pas de riz cru, il faut le cuire et le rehausser (on utilise ici le verbe correspondant à saṃskāra) d’un cari et de tous les assaisonnements appropriés. Dire que les rites de la vie sont des saṃskāra, c’est donc les interpréter comme autant d’additions nécessaires à une vie pleine. Ce sont des actes spécifiques qui purifient l’être humain et lui confèrent des qualités nouvelles. L’idée de base est qu’il faut polir, orner, embellir, perfectionner l’œuvre qui a été commencée . On comprendra que, même si les saṃskāra hindous et les sacrements chrétiens sont tous deux des rites de la vie, leur signification diffère pour le croyant. Il ne s’agit pas simplement de « faire » les gestes prescrits. Le rite est toujours relatif aux croyances dont il dépend et qui le qualifient.
Des rites basés sur le calendrier
D’autres rites, au lieu d’accompagner le développement de l’être humain, reviennent cycliquement, chaque saison. Ce sont des fêtes qui suivent le cours de l’année solaire ou lunaire en son évolution. Toutes les sociétés semblent en effet célébrer plus ou moins spontanément des fêtes qui reviennent ponctuellement à certains moments précis : le début et la fin de l’année solaire, le solstice et l’équinoxe, l’arrivée de la pleine lune et de la nouvelle lune. Elles figurent à des dates précises dans le calendrier utilisé par tel ou tel groupe et, même si elles ont un côté naturel, elles sont souvent l’objet de réinterprétations de façon à mieux correspondre à la spécificité du message de telle ou telle communauté.
Les chrétiens ont pris l’habitude de fêter ouvertement Noël au début du IVe siècle . Ils assimilent implicitement leur Dieu à un soleil qui renaît des ténèbres, concurrençant ainsi les fêtes impériales du Sol Invictus, à la fois le soleil invaincu du solstice d’hiver et l’invincible César qui règne sur l’Empire romain. Mais la fête chrétienne de Pâques plonge aussi ses racines dans la Pâque juive (la Pessah), une fête toujours célébrée par les juifs pour commémorer l’Exode, soit la sortie des Hébreux d’Égypte en traversant la Mer Rouge et leur libération de plusieurs siècles de servitude. C’est pourquoi, contrairement à la fête de Noël qui suit le cycle solaire et a été fixée une fois pour toutes le 25 décembre, la Pâques chrétienne s’inscrit dans le cycle lunaire qui est celui du calendrier juif, et change par conséquent de date chaque année.
La symbolique générale des fêtes chrétiennes de Pâques emprunte vraisemblablement certains éléments aux célébrations du printemps que l’on trouvait dans l’Empire Romain. Elle reprend plus précisément celles de la Pâque juive, mais en les réorientant vers le Christ. Jésus se met en marche vers Jérusalem pour célébrer la Pâque selon l’antique tradition des juifs. Il la célèbre le jeudi soir autour d’une table en partageant l’agneau pascal avec ses apôtres, mais en faisant de ces gestes des évocations de sa mort à venir. Le Vendredi saint, quand Jésus meurt sur la croix, il incarne l’Agneau pascal immolé en victime pour les péchés du monde. Finalement, avec la célébration du Feu nouveau lors de la veillée pascale qui précède le dimanche de Pâques, suivie de la proclamation des grands textes qui célèbrent la nouveauté apportée par le Christ et des cantiques entonnés à la gloire d’un Christ à nouveau présent à son Église, les fêtes de Pâques célèbrent les fondements de la foi chrétienne.
La fête hindoue de Holī constitue elle aussi un festival du printemps, mais possède un tout autre caractère . Elle commence le soir de la pleine lune du mois de phālguna (février-mars) et se termine le jour suivant. Ces journées de festivités marquent la fin de l’hiver et le début du printemps. La fête débute par la commémoration de la crémation de l’ogresse Holikā. On raconte que le méchant démon Hiraṇyakaśipu aurait maintes fois tenté sans succès de se débarrasser de son fils Prahlāda justement parce qu’il était un fervent adorateur du grand dieu Viṣṇu. Il aurait un jour demandé à sa sœur Holikā d’entrer dans un bûcher en tenant Prahlāda dans ses bras, tout en sachant fort bien que seul son fils périrait puisque Holikā avait jadis reçu l’insigne faveur d’être invulnérable au feu. Mais le démon ignorait que cette faveur ne valait que lorsque Holikā était seule : celle-ci mourut donc dans le brasier, tandis que Prahlāda fut sauvé par son indéfectible dévotion. Holī, c’est la victoire du bien sur le mal, du pur sur l’impur, et les villageois profitent de l’occasion pour nettoyer leur maison et festoyer. La célébration commence en jetant dans le feu des effigies de Holikā et en les accablant d’obscénités. Le lendemain (mais cela dure parfois plus longtemps), c’est le jour des couleurs : on s’asperge gaiement les uns les autres avec des poudres colorées, qui, dit-on, évoquent les cendres dont on se recouvrait jadis le visage et le corps. La deuxième journée tourne finalement en fête de l’amour et on y rappelle entre autres les histoires d’amour du jeune Kṛṣṇa avec la belle Rādhā. Pendant les quelques heures de Holī, c’est comme si les conventions sociales s’écroulaient pour ensuite être rétablies, y compris tous les liens d’amour et d’amitié qui font partie de la vie villageoise.
Les calendriers de chaque grande religion sont remplis de fêtes en l’honneur de divers grands personnages. Aux grandes célébrations du mystère chrétien s’ajoutent par exemple régulièrement des fêtes d’apôtres, de saints et de saintes, ou de grands docteurs, qui ont illustré l’Église. Les fêtes saisonnières ne suffisent pas non plus du côté hindou. On y trouve toutes sortes de célébrations en l’honneur de dieux et de déesses, également en l’honneur de grands gourous comme Śaṅkarācārya, un grand maître du VIIIe siècle.
Des rites d’échange et de communion
Les rites sont multiples qui permettent aux humains d’entrer momentanément en communication avec le ciel et d’échanger avec Dieu ou les dieux . Deux ou trois exemples suffiront. L’essentiel du sacrifice dans les plus anciens textes védiques, qu’il soit simple ou complexe, régulier ou optionnel, qu’il nécessite un ou plusieurs sacrifiants, c’est d’être le don d’une matière quelconque à des divinités par un sacrifiant qui désire en échange obtenir un résultat quelconque en cette vie ou dans l’autre. Le sacrifice suppose un monde habité par des puissances supérieures dont dépendent, en partie du moins, la vie et la subsistance des humains. C’est un geste qui repose sur trois éléments : une substance à offrir qui peut être animale, végétale, ou même verbale, une divinité à laquelle est destinée l’offrande, une formule que le sacrifiant est censé prononcer au moment de l’oblation et par laquelle il renonce à ce qu’il offre. Il s’agit pour l’humain de céder quelque chose qui lui appartient en propre afin de recevoir en retour une faveur qui lui permettra de poursuivre sa route. Plus tard, probablement un peu avant l’ère chrétienne, la pūjā (l’hommage ou l’adoration) remplace le sacrifice, sauf dans certains rites directement inspirés de la tradition ancienne. Elle s’adresse à une divinité présente dans une image ou un autre symbole conventionnel. Ce rite peut se célébrer au temple ou à l’autel domestique, régulièrement ou occasionnellement, selon une formule brève ou élaborée (en théorie, seize étapes). Il s’adapte à toutes les situations. Il se modèle sur les gestes usuels d’hospitalité auxquels il donne une forme stéréotypée. Il s’agit symboliquement de souhaiter la bienvenue à l’hôte divin qui se présente sous une forme humaine, de lui offrir un siège, de l’eau pour se laver les pieds et se rincer la bouche, des vêtements pour se couvrir, des guirlandes et autres parures pour s’orner, une flamme pour s’éclairer, de l’encens pour embaumer, des mets de choix pour se rassasier, puis de le rendre heureux en lui faisant écouter des hymnes et des chants de toutes sortes. Après avoir ainsi joui de la vue de cette divinité (darśana) et partagé les restes des nourritures que les dévots lui ont d’abord offerts (prasāda), le dévot s’en retourne à ses occupations journalières.
Apparemment à l’opposé de la pūjā qui est un rite individuel ou familial, l’Eucharistie est aussi un rite qui rend présente la divinité parmi les fidèles et où toute la communauté chrétienne communie au sacrifice du Christ en partageant le pain (éventuellement le vin). On dit que l’Eucharistie est « le sommet à la fois de l’action par laquelle, dans le Christ, Dieu sanctifie le monde, et du culte qu’en l’Esprit Saint les hommes rendent au Christ et, par Lui, au Père » . L’Eucharistie comprend une liturgie de la Parole où les fidèles accueillent des textes tirés de la Bible et écoutent les explications qui en sont données, une présentation des offrandes constituées de pain et de vin qui seront offerts au nom du Christ dans un geste remémorant ce qui a été fait au dernier repas pascal, l’offrande sous les espèces du pain et du vin du Corps et du Sang qui seront rendus présents dans la communauté ainsi rassemblée en mémoire de l’unique sacrifice du Christ, et finalement le partage de cette nourriture spirituelle par les fidèles rassemblés. Même si, par son caractère symbolique, ce rite se démarque nettement des sacrifices d’agneau pratiqués dans le monde juif et des autres sacrifices ou pūjā célébrés en Inde, il n’en demeure pas moins un geste que la communauté chrétienne doit régulièrement répéter en mémoire d’un unique sacrifice censé remplacer tous les autres.
Pour mémoire, on me permettra de mentionner les rites de construction de temple ou de palais royal, les rites d’affliction célébrés en temps de détresse, les rites d’intronisation royale célébrés en particulier quand le roi est en même temps chef au plan politique et religieux et où les célébrations qui entourent l’intronisation du chef mobilisent les prêtres capables de mener à terme les cérémonies destinées à promouvoir la prospérité du royaume. On considère parfois les jeûnes (Carême, Ramadan, etc.) comme des rites spécifiques. Je préfère en faire des temps de préparation à un autre rite, un sacrifice par exemple, sur le point d’être célébré. En fait, le jeûne est déjà une forme d’offrande de son propre corps. Le sacrifiant qui jeûne est logiquement voué à une mort certaine s’il n’interrompt son jeûne et remplace son propre corps par une offrande végétale ou animale qui est en fait un substitut de son propre corps.
Conclusion : les religions valorisent-elles toutes l’action ?
Pour s’excuser d’une erreur auprès de celui ou celle que l’on a offensé, ou y trouver quelque indulgence, on voudrait parfois que ce soit seule l’intention qui compte. Comme si l’on pouvait se dissocier aussi facilement des actions que l’on accomplit. Comme s’il suffisait de reconnaître un manque d’attention ou d’application pour rendre celui-ci tolérable, voire acceptable. Comme si l’enfant qui commence à s’ouvrir aux autres et à croître en adulte n’avait pas à accepter peu à peu ses responsabilités. Comme si l’adulte n’avait pas à s’assumer et à assumer les actes qu’il pose, quelle que soit leur nature. Comme si les actions accomplies étaient futiles et n’avaient en elles-mêmes aucun poids.
On cherche parfois, à l’intérieur des mêmes religions, tantôt à diminuer la responsabilité de l’être humain pour accentuer celle du dieu suprême, tantôt à insister presque unilatéralement sur l’importance des actes traditionnellement et minutieusement accomplis. Faut-il relativiser l’importance de l’action humaine pour accroître celle de Dieu ? On dit en Inde qu’une antilope n’entre jamais dans la gueule du lion endormi, tout en affirmant du même souffle qu’il arrive aux créatures, quoi qu’elles fassent, d’être les victimes impuissantes du jeu du Seigneur suprême. De toute façon, l’omniprésence des rites dans les religions montre qu’ils y sont considérés avec la plus grande attention. Toutes recommandent à leurs fidèles de s’y conformer, et le judaïsme en offre un excellent exemple. Le juif sait que le Seigneur lui a dit que, pour avoir la vie, il doit garder ses lois et ses coutumes et les mettre en pratique (Lv 18, 5). L’acte, qu’il s’agisse de rites, de règles alimentaires ou de fêtes, vaut en lui-même et il ne sert à rien de le banaliser. Voici ce que rappelle André Neher dans un petit livre sur le judaïsme : Mesquinerie des rites, disent les uns ; qu’importe la manière dont je célèbre une fête ! qu’importe que j’aie ou non sur ma maison une mezouza ! qu’importe ce que je mange !... Ce qui compte, c’est mon intention et ma pensée, mon cœur et mon esprit. Argument des destructeurs de l’homme, qui pensent le sauver en le morcelant, l’élever en le dissociant !
Mesquinerie des rites ? Au contraire, extraordinaire valeur du rite, qui est le rythme de notre vie, le symbole de notre unité, le signe visible de notre harmonie. Car le rite juif, complexe et multiforme, aussi varié que la vie elle-même, oblige à prendre conscience du fait que tout ce que nous faisons a une valeur, que rien n’est sans importance. La vie de l’homme, ou, plus exactement, la vie des hommes, puisque l’homme est par essence appelé à vivre en société, est un enchevêtrement inextricable d’actions et de réactions, qui, toutes, laissent des traces, qui, toutes, engagent, même les plus menues. Tout nous conditionne et nous conditionnons tout. Cette grandiose, mais terrifiante responsabilité, que la psychanalyse fait toucher du doigt, le rite juif l’a explorée jusqu’aux tréfonds, et il est là précisément pour faire mesurer à l’homme son écrasante responsabilité, et lui donner en même temps les moyens d’y faire face. Une des plus exaltantes affirmations de la foi juive, c’est que l’homme a pouvoir sur le monde. Ce n’est pas Dieu seul qui régit l’univers et l’histoire : le destin de l’humanité est une partie qui se joue à deux. Dieu et l’homme y sont engagés ensemble, en vertu de l’alliance scellée par Dieu avec un peuple particulier, le peuple d’Israël.
Pour Neher, le mysticisme juif naît de l’action et débouche sur une transformation de l’univers. Point d’évasion vers une zone céleste remplie de plaisirs, point de symboles qui n’auraient que valeur d’évocation, point de refuge dans un espace éthéré qui relativiserait la terre et l’entourerait comme d’une aura d’illusion. La vie mérite d’être vécue telle qu’elle est et jusque dans l’observance minutieuse des rites jadis imposés par Dieu. On trouverait également dans l’hindouisme ancien, de même que dans des pans entiers du christianisme, semblables éloges de l’accomplissement méticuleux des rites prescrits, mais qui n’excluent pas une insertion réfléchie dans le monde. C’est dire que le rite participe de la vie humaine à part entière et que l’homme religieux voit là comme une première façon de façonner le cosmos et d’y imprimer sa marque. Le rite est sans doute important, mais n’existe jamais seul. Il n’est pas que répétition mécanique et absurde. Il est le fait d’un être humain dont la vie dépend aussi des grandes croyances qui lui donnent un sens, d’un être humain qui est en mesure de s’engager dans sa société et d’y agir dans un dessein déterminé.
Pour en savoir davantage :
Bell, Catherine, Ritual. Perspectives and Dimension, New York / Oxford, Oxford University Press, 1997.
Meslin, Michel, art. « Les rites », dans Encyclopédie des religions (Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier, dir.), Paris, Bayard Éditions, 2000 (nouv. éd., revue, augmentée et mise à jour), t. 2, p. 1977-1986.
Vidal, Jacques, art. « Rites », dans le Dictionnaire des religions (Paul Poupard, dir.), Paris, P.U.F., 1993 (3e éd. revue et augmentée), p. 1726-1730.
Zuesse, Evan M., art. « Ritual [first edition] », Encyclopedia of Religion, édité par Lindsay Jones, 2e éd., vol. 11, Macmillan Reference USA, 2005, p. 7833-7848, Gale Ebooks, https://link.gale.com/apps/doc/CX3424502656/GVRL?u=crepuq_ulaval&sid=GVRL&xid=c65f52fe, consulté le 10 novembre 2019.