Le vendredi 24 novembre 2017, 235 fidèles sont morts lors de l’attaque d’une mosquée fréquentée par des soufis, des musulmans adhérant à un courant mystique honni en particulier des jihadistes du groupe État islamique (EI). Croiriez-vous qu’un groupe se réclamant de l’islam comme l’EI puisse en quelque sorte se retourner contre lui-même et attaquer un autre groupe revendiquant lui aussi une même fidélité à l’islam ? De telles attaques se sont pourtant produites en Égypte, également au Pakistan où des dizaines de soufis rassemblés autour de la tombe du saint Lal Shahbaz Qalandar ont été ciblés par des jihadistes en 2016, et elles se sont multipliées depuis 2010. Le bombardement de la tombe de Data Ganj Bakhsh et l’assassinat du chanteur Amjad Sabri ne sont que deux autres exemples récents d’actes haineux commis par l’EI à l’égard de soufis. Qui sont-ils donc ces soufis, et pourquoi sont-ils dans la ligne de mire de l’État islamique ?
Le terme « soufi » semble se rattacher au mot arabe suf, « laine ». Il ferait référence aux vêtements de laine brute longtemps portés par les ascètes de l’Asie de l’Ouest et à l’austérité qui les caractérise. Cet ascétisme est perçu comme le signe d’une relation profonde et personnelle avec Dieu, comme celle dont témoigne le prophète Mohammed. Le soufisme insiste sur la contemplation et se distingue d’autres formes de pratiques islamiques où domine le respect de la loi et du rituel. Certains soufis ont marqué le monde de la musique et de la poésie, comme ce fut le cas de Jalāl ad-Dīn Muhammad Rūmī et Data Ganj Bakhsh. L’artiste Abd Al Malik et l’auteur français René Guénon (1886-1951) se réclament du soufisme. Le commandant afghan Massoud, figure de la lutte contre les talibans et assassiné le 9 septembre 2001, était lui aussi un soufi. Le cheikh Ahmed el-Tayeb, grand imam de l’université Al-Azhar, la plus haute autorité de l’islam sunnite en Égypte, se réclame du soufisme, comme de nombreux autres hauts dignitaires religieux musulmans.
Inspirés par certains compagnons du Prophète et par les premières générations d’ascètes, les soufis disent rechercher la plus grande pureté dans le but de témoigner de la présence de Dieu dans leur vie. Certains intègrent la musique à leurs prières ou leurs danses (comme les derviches), bien que d’autres rejettent de telles pratiques. Le soufisme est généralement considéré comme une des virtualités de l’islam et a été en tant que tel couramment accepté et pratiqué pendant des siècles, aussi bien par les fidèles que par les théologiens les plus influents de l’islam sunnite.
De nombreux musulmans autour du globe célèbrent des soufis épris de Dieu dont la vie est pour eux une constante inspiration. Les tombes de ces saints sont devenues des lieux de pèlerinage fréquentés tant par les musulmans que par des juifs, des chrétiens, des hindous, des sikhs. Les soufis reconnaissent que leurs saints peuvent effectuer des miracles. Les tombeaux des saints, devenus des sanctuaires, sont des endroits où Dieu accorderait une attention particulière aux prières des fidèles. Des danses et des chants y sont régulièrement pratiqués. On pense que le fait de se rapprocher physiquement de ces saints permet de participer à leur rayonnement et confère plus de force à la prière individuelle. Le soufisme met de l’avant une vision diversifiée de l’islam. Ces dévotions, qualifiées d’idolâtres et de superstitieuses par les musulmans conservateurs, inquiètent en particulier les militants radicaux à la tête de l’EI et sont perçues par ces derniers comme une menace. On comprend alors que ceux-ci s’acharnent contre de tels dérèglements.
Les jihadistes de l’EI adhèrent à une version extrême du salafisme – un courant rigoriste de l’islam – qui est pratiqué en Arabie saoudite et qui considère les soufis comme des hérétiques. Ils les accusent du plus grand péché de l’islam, le polythéisme, en raison de leur recours à l’intercession de saints décédés depuis longtemps. Les salafistes condamnent tout ce qu’ils qualifient d’« innovations », en l’occurrence les rites pratiqués par les soufis sans que le prophète Mohammed lui-même ne les ait jamais prescrits. « Notre premier objectif est la guerre contre le polythéisme et l’apostasie, le soufisme, la sorcellerie et la divination », lançait en 2016 un chef religieux de l’organisation islamiste. La non-orthodoxie du soufisme et sa grande popularité, combinées à la montée de groupes armés islamiques radicaux visant à assainir et à uniformiser les pratiques religieuses, sont la raison de bien des affrontements dans notre société actuelle.
Pour en savoir davantage,
- Chanfi Ahmed, « Introduction : le renouveau de l’islam soufi », Archives de sciences sociales des religions[En ligne], 135 | juillet – septembre 2006, mis en ligne le 16 octobre 2006, consulté le 14 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/assr/3685
- Bruno Bouvet, « Le soufisme, ennemi de Daech », La Croix[En ligne], 26 novembre 2017, consulté le 14 décembre 2017. URL : https://www.la-croix.com/Religion/Islam/Le-soufisme-ennemi-Daech-2017-11-26-1200894873
- Béligh Nabli, « Égypte – le soufisme : cible du salafo-djihadisme », », IRIS Institut de Relations Internationales et Stratégiques[En ligne], 27 novembre 2017, consulté le 14 décembre 2017. URL : http://www.iris-france.org/103658-egypte-le-soufisme-cible-du-salafo-djihadisme-2/