Lien vers la chronique radiophonique sur le sujet,
à l’émission Québec Réveille sur les ondes de CKIA fm 88,3
On connaît la formule de Karl Marx selon laquelle la religion n’est que l’opium du peuple : en projetant le monde meilleur dans l’au-delà, la religion endormirait le peuple et créerait un rêve confirmant à ses yeux le pouvoir des classes dominantes. En cette période de rejet de l’institution religieuse, la spiritualité est souvent présentée comme une voie de libération de l’individu seul capable de choisir la forme d’épanouissement personnel qui lui convient. Croiriez-vous que certaines recherches remettent en question cette prétention?
Parmi les techniques spirituelles de ce premier quart du XXIesiècle, le yoga est sûrement la plus populaire. La firme de sondage Ipsos estimait qu’en 2016, 15 % de la population américaine adulte pratiquait le yoga. C’est dire qu’environ 37 millions de yogis américains dépensent annuellement 16 milliards de dollars en vêtements, accessoires et cours. La même enquête estime que 34 % de la population américaine tentera du yoga dans les prochains douze mois. Les trois principales raisons de cet engouement seraient le plaisir que procure cette pratique, son impact positif sur la santé et sa contribution à la réduction de stress. 59 % des yogis pratiquent au moins une fois par semaine et 27 % pratiquent une fois par mois, parfois moins souvent encore. Plus de 60 % des pratiquants sont intéressés à assister à des événements mettant en vedette le yoga. 72 % sont des femmes et 58 % ont plus de 40 ans. Un sondage français réalisé en ligne par le magazine Esprit Yogaen novembre 2016 révélait que neuf pratiquants sur dix étaient des femmes et que les trois quarts de ces pratiquants recherchent d’abord le bien-être. Plus de 50 % mentionnent que le yoga apporte également un meilleur équilibre de vie, un mental clair et serein, ainsi qu’une détente et une réduction du stress; 48 % mentionnent aussi la dimension spirituelle de cette pratique.
Au Québec, les salles de yoga, de même que les types de pratiques de yoga, se sont multipliées depuis 1990. La pluralité des écoles et des enseignants, de même que l’offre des cours gratuits en salle et l’accessibilité des renseignements en ligne, plongent le monde du yoga québécois dans une compétition féroce en matière de marketing. Pour attirer davantage de pratiquantes, les professeurs de yoga proposent une gamme de produits qui se veulent alléchants. Au cours des dernières années, on a vu apparaître des cours de Yoga bière, de Yoga chèvre, de Yoga Harry Potter… La plupart des enseignants affichent des égoportraits où ils posent en posture de yoga. Ils enregistrent également des capsules vidéo destinées à guider la pratique individuelle du yoga. Afin de maximiser leurs revenus, les organisateurs des cours de yoga cherchent à s’adapter aux besoins de leur clientèle. C’est pourquoi, en plus du yoga lui-même, ils offrent des services de mise en forme et de « bien-être », et proposent même des accessoires.
Les enquêtes citées plus haut révèlent qu’entre 2012 et 2016, les affaires ont progressé de 10 milliards de dollars : de 2,5 à 5,8 milliards pour les cours; de 2,2 à 4,6 M pour les vêtements; de 2,3 à 3,6 M pour les accessoires (matelas, sacs, etc.). Seulement 29 % des professeurs de yoga déclarent que le yoga est leur principale source de revenus. Près de la moitié des enseignants et stagiaires de yoga se déclarent entrepreneurs indépendants. Les médias sociaux sont leur principale méthode de promotion. Plusieurs sociologues suggèrent que cette nouvelle mode du yoga pourrait être le résultat de choix rationnels de la part d’individus souhaitant s’affranchir de l’institution religieuse. À moins que ce choix ne soit que le produit de nouvelles structures sociales, le passage d’une normativité à une autre…
C’est du moins ce que pense la sociologue Véronique Altglas qui met en rapport cette nouvelle forme de religiosité axée sur la réalisation de soi et le type d’individualité exigé par les sociétés néolibérales. Les économies et politiques néolibérales demandent aux individus d’être des sortes de petits entrepreneurs et d’acquérir de nouvelles compétences chaque fois que la situation l’exige. Principalement issus de la classe moyenne (la nouvelle petite bourgeoisie), les yogis espèrent développer leur flexibilité et leur capacité à gérer le stress, et acquérir ainsi des outils les dotant d’un capital émotionnel susceptible de les rendre plus performants dans leur pratique professionnelle. L’exotisme de cette pratique est central dans un processus de distinction souvent vu comme une tentative pour s’affranchir des contraintes sociales occidentales. Rappelons que le yoga tel qu’on l’enseigne le plus souvent en Occident est assez éloigné de l’antique tradition hindoue. Il est plutôt le fruit d’un bricolage récent, standardisé à des fins de vulgarisation et promu par le néo-hindouisme du XIXesiècle dans sa tentative d’universaliser le message de l’Inde.
Si Karl Marx était toujours vivant, il dirait sûrement que le yoga est une nouvelle forme d’aliénation. Les coûts demandés (vêtements, accessoires…), la vente du bien-être physique et spirituel, la pression pour des cours plus nombreux et plus variés, tout cela serait vu par Marx comme une aliénation qui relève de la logique du marché de consommation. En se croyant en quête de libération, les yogis ne s’aliènent-ils pas dans un asservissement consumériste? Marx voyait dans la religion un opium absorbé par les prolétaires au profit des bourgeois. Le yoga ne serait-il pas le nouvel opium de la nouvelle petite bourgeoisie au profit des multinationales?
Pour en savoir plus :
- 2016 Yoga in America Study. Conducted by Yoga Journal and Yoga Alliance partnered with Ipsos Public Affairs. yogajournal.com/yogainamericastudy. Consulté le 24 avril 2017.
- Altglas, Véronique. From Yoga to Kabbalah: Religious Exoticism and the Logics of Bricolage. Oxford, Oxford University Press, 2014.
- Couture, André, Swami Vivekananda (1863-1902) et les quatre yoga, https://croir.ulaval.ca/nouvelle/swami-vivekananda-1863-1902-et-les-quatre-yoga/, consulté le 20 octobre 2018.