Au Québec, le Nouvel An voulait encore dire jusqu’à récemment une suite de célébrations qui commençaient le 31 décembre avec la guignolée et se prolongeaient jusque dans l’après-midi du 1er de l’an. C’était habituellement les villageois d’un même rang qui passaient de maison en maison pour collecter des denrées non périssables à redistribuer parmi les familles les plus défavorisées. On entrait dans la maison en chantant une vieille chanson française dont on répétait le refrain « La Ignolé’, la Ignoloche », des mots dont le sens s’est perdu mais d’où viendrait l’appellation de « guignolée »[1]. Dans la soirée du 31, chaque famille se réunissait chez les grands-parents pour fêter à minuit l’arrivée de la nouvelle année. L’ancien donnait alors sa bénédiction à toute la famille avant que tous se souhaitent une « bonne et heureuse année avec le paradis à la fin des jours ». Par la suite, c’est devenu l’aîné des enfants qui demandait la bénédiction à son père, au nom de toute la famille, le matin du jour de l’an. Dans certaines familles, au lieu de donner les cadeaux à Noël considéré comme une fête religieuse, on le faisait plutôt lors du Nouvel An réservé à des activités dites plus profanes. Cette journée-là, on se réunissait toutefois à l’église du village pour la messe du Jour de l’An. À l’occasion de son prône, le curé souhaitait la bonne année à tous ses paroissiens. Puis en quittant l’église, on s’attardait sur le perron pour échanger des vœux entre co-paroissiens. La fête se terminait en famille avec un bon repas. Je me souviens que mes parents en profitaient pour inviter deux petits-cousins de mon père, des « vieux garçons » comme on disait, qui gagnaient leur vie sur la terre. On partageait ensemble un copieux menu : une grosse dinde avec atocas, patates pilées, puis un succulent dessert que ma mère se plaisait à multiplier. Avant de repartir, le plus instruit des deux prenait la parole pour remercier lentement ma mère en son nom et celui de son frère : « Mam’ Couture, on vous remârcie ben pour, comme on dit, ‟votre frugal repas” ». Cela s’est répété plusieurs années de suite. Toute la famille attendait avec impatience le moment où la porte se refermerait pour rire un peu. Mais c’était dit avec tellement de bon cœur et de conviction qu’on pardonnait aussitôt la méprise.
Selon le calendrier grégorien utilisé par l’Église catholique, la journée qui précède le Nouvel An se nomme la « Saint Sylvestre ». Avec diverses variantes selon les pays, c’est une fête qui se célèbre de nos jours entre amis et qui consiste essentiellement à réveillonner ensemble jusqu’au moment d’échanger les vœux du Nouvel An. Le lendemain, on célèbre « Sainte-Marie, Mère de Dieu », une fête en l’honneur de la mère de Jésus. À l’Évangile de la messe, on rappelle l’imposition du nom et la circoncision de l’enfant, des rites qui ont lieu chez les juifs huit jours après la naissance et rappellent l’alliance que Dieu a jadis conclue avec ce peuple. On entonne finalement le traditionnel « Mon Dieu, bénissez la nouvelle année ».
Depuis une cinquantaine d’années, les célébrations du Nouvel An se sont transformées. Le côté proprement religieux s’est estompé et n’apparaît qu’à l’état de traces. La guignolée — le nom a persisté — commence souvent au début de décembre et même plus tôt. La Société Saint-Vincent de Paul, depuis longtemps impliquée dans cette activité, et divers autres organismes, préparent des paniers de Noël. Le soir du 31 décembre, c’est le fameux Bye Bye, une revue humoristique de l’année à la télévision nationale, qui occupe presque toute la place depuis 1968 et que l’on ne manque pas de commenter pendant les jours suivants. L’Opération Nez Rouge est aussi l’une des innovations qui coïncident avec les Fêtes et en fait maintenant partie intégrante. Il s’agit d’un service de raccompagnement gratuit pour le conducteur comme pour son véhicule, fondé à l’Université Laval par le professeur Jean-Marie De Koninck en 1984 et dont les coûts d’opération sont financés par des commanditaires. En plus d’avoir été d’abord pensé pour aider au financement d’une équipe de natation, ce service fut un succès populaire parce qu’il comblait un évident besoin social en ces soirées où l’on abuse parfois de l’alcool.
Cette rapide description montre des célébrations du Nouvel An en train de se transformer et qu’un vent de sécularisation est en train de rendre presque méconnaissables. Pour comprendre la logique inhérente à ce qui reste de ces festivités, il faut distinguer au moins trois niveaux : un premier palier qui remonte jusqu’au temps des cultes agraires ; un second palier qui coïncide avec la période où le christianisme s’est répandu dans le monde et a bousculé les anciens cultes ; enfin un troisième palier où se manifestent des besoins plus individuels et où les antiques célébrations collectives donnent l’impression de voler en éclats. Toutefois, seule l’analyse permet de dissocier des paliers qui s’imbriquent les uns dans les autres.
1) Le Nouvel An : fête agraire. Par opposition aux cultes que l’on trouve chez les peuples qui vivent de la cueillette et de la chasse, les cultes agraires sont ceux qui sont liés à la révolution agricole qui a commencé vers 9500-8500 avant l’ère chrétienne et à une vie qui s’est lentement sédentarisée dans des villages entourés de champs propices à une culture extensive de plantes domestiquées et à la garde de troupeaux. Il s’agit de cultes essentiellement fondés sur les rythmes saisonniers dont le cultivateur est immédiatement dépendant. Les astres, en particulier le soleil et la lune, sont l’objet d’une attention et d’un respect quotidien parce qu’ils sont jugés responsables de l’évolution des saisons et par conséquent du succès des récoltes. L’année devient alors l’unité qui mesure le mouvement cyclique d’un cosmos perçu entre autres comme lieu de production des récoltes nécessaires à la vie. Chaque aire culturelle se dote d’un concept spécifique d’année qu’elle construit à sa façon autour de la lune (calendrier lunaire) ou du soleil (calendrier solaire, qui permet de mieux prévoir les saisons), ou bien des deux astres en même temps (calendriers soli-lunaire ou luni-solaire), et qui s’accompagnent nécessairement de rites collectifs.
Selon cette vision du monde, les célébrations du Nouvel An jouent en quelque sorte un rôle axial. Étant donné que le cosmos donne l’impression de se mouvoir comme en spirale autour d’un axe, ce sont ces célébrations qui font prendre à l’année, et donc au cosmos, le virage qui lui permettra de continuer à exister pendant encore une autre année. Si l’on se laisse guider par la course du soleil dans le ciel, on dira que l’année s’achève quand le soleil semble pour l’œil humain sur le point de terminer sa course au solstice d’hiver et de sombrer dans le chaos. Bien que la date exacte de ces célébrations annuelles soit sujette à variations, beaucoup de ces cultures les situent précisément au moment du solstice d’hiver (vers le 21 décembre pour l’hémisphère nord), que les jours raccourcissent dramatiquement et qu’il fait de plus en plus noir sur la terre. Les humains préviennent alors ce cataclysme de deux façons : d’abord en déplorant le chaos qui risque d’emporter le monde, puis en célébrant la victoire du soleil sur les ténèbres et la réapparition de la nouvelle année. D’une part, on mime l’effondrement des lois qui régissent le monde avec des excès entre autres sexuels dénotant l’absence totale de normes (carnavals, etc.) ou encore des combats entre les forces du bien et du mal, ou bien à l’opposé on observe des jeûnes, des purifications et même de rites d’expulsion des fautes sous forme d’un bouc-émissaire dans le but de se prémunir contre les dangers qui entourent ce moment fatidique. D’autre part, on célèbre la restauration ou la régénération du cosmos par la remise en place symbolique des règles qui encadrent la vie sociale : par exemple, la célébration triomphale de l’arrivée du Nouvel An et la récitation du mythe de création ou plutôt de recréation du monde lors de la grande fête de l’Akitu dans l’ancienne Babylonie.
Ces célébrations jumelles, dont la place exacte à l’intérieur de l’année varie avec les cultures, forment les deux pans d’une même grande fête. Il s’agit d’un nécessaire passage qui permet aux humains de traverser une période jugée périlleuse, une période dont les citadins, de plus en plus distants des rythmes naturels que nous sommes devenus, ont de moins en moins conscience.
2) Le Nouvel An : fête chrétienne. Le christianisme a fait se superposer aux anciennes religions agraires (qu’on appelait alors des « paganismes », c’est-à-dire des religions de village)[2] un message de libération centré sur la personne de Jésus de Nazareth. Ce Jésus apparaît comme celui qui accomplit les prophéties contenues dans les Écritures juives. Il annonce la bonne nouvelle d’un Royaume des cieux qui libérera les juifs du joug de leurs oppresseurs, autant les autorités politiques romaines que les autorités religieuses qui écrasaient le peuple en faisant régner une loi religieuse contraignante centrée sur le Temple de Jérusalem. Comme beaucoup d’autres maîtres spirituels avant et après lui, Jésus sensibilise ses disciples au carcan d’une tradition étroitement comprise et les invite à se tourner vers Celui qui, tout en étant présent à l’intérieur de chacun d’eux, est aussi considéré comme le Souverain de toute la création. Thaumaturge qui crée autour de lui de l’enthousiasme, habile interprète de la Loi, Jésus est finalement vaincu par les autorités religieuses qui le font condamner à mort. Il n’en continue pas moins à réunir, bien au-delà de sa mort, des disciples convaincus de sa présence toujours agissante (sa résurrection) et qui s’organisent en une nouvelle communauté (ekklesia).
La célébration de la Nativité (ou Noël) s’inscrira au calendrier au cours du IVe siècle de notre ère. Les origines de la fête chrétienne restent obscures. Aux IIe et IIIe siècles, il arrivait qu’on célèbre la naissance de Jésus ainsi que son baptême au printemps, bien qu’à l’occasion cela pouvait aussi avoir lieu au début de janvier. On sait par ailleurs qu’à Rome la deuxième partie de décembre était très occupée : du 17 au 23 décembre, c’était l’époque des Saturnales, tandis que les derniers jours de décembre et le début de janvier étaient marqués par les réjouissances du passage à une année nouvelle. S’il est vrai que l’empereur Aurélien (270-275) vouait un culte au dieu Soleil au point de lui faire construire un temple, il est moins assuré que la décision de l’Église de fêter Noël le 25 décembre ait eu un lien avec le culte impérial. Les historiens tendent actuellement à penser que les chrétiens ont tout simplement profité des quelques journées où ils étaient moins sollicités par les célébrations officielles pour prendre le temps de se réjouir de la naissance de leur sauveur[3]. Quoi qu’il en soit, le 1er janvier, on célébrait plutôt la Mère de Jésus. On commémorait aussi les rites d’imposition du nom et de la circoncision de l’enfant, une fête qui ne pouvait se comprendre qu’en étroite dépendance avec celle de la Nativité. Il semble donc que le calendrier se soit fixé lentement et qu’en contexte chrétien, la célébration du 1er janvier ait été vite comprise comme une sorte de complément indispensable à Noël.
Le Nouvel An tel qu’il a été célébré au Québec superpose en fait habilement des relents de religion agraire (entre autres, la célébration du passage à l’année nouvelle en deux temps) et certaines innovations qui sont apparues avec la naissance et le développement du christianisme (entre autres, l’évocation du paradis, la partie religieuse de la célébration pour ceux qui y participent). Il s’agit d’un ensemble complexe de croyances et de pratiques, dont l’organisation varie selon que l’on s’identifie au christianisme ou qu’on s’en éloigne, et qui n’a pas cessé de se transformer jusqu’à aujourd’hui.
3) Le Nouvel An : fête civile. Si l’on examine maintenant les célébrations du Nouvel An telles qu’on en parle de nos jours au Québec dans les médias, on se rend vite compte que le discours proprement religieux en est presque complètement évacué, qu’il soit agraire ou plus spécifiquement chrétien. Le Nouvel An n’est plus une fête religieuse sinon par nostalgie, mais plutôt une fête civile. De ce point de vue, ce qui distingue cette journée des journées ordinaires, c’est qu’elle est fériée et que les bureaux et les magasins sont fermés. Au plan civil, les autorités du pays proposent en fait un cadre vide que chacun remplit de ses croyances ou de ses convictions personnelles. Chacun est invité à se reposer et à le faire à sa guise, en fréquentant éventuellement certains parcs ou lieux parfois ouverts pour le divertissement de tous.
Il faut en outre situer le Nouvel An dans un contexte où la notion d’année est désormais le résultat d’une quasi-fiction administrative. L’année n’est plus un concept qui fait l’unanimité à l’intérieur de la culture contemporaine. L’année est multiple. Elle commence et se termine souvent là où les collectivités particulières souhaitent qu’elle le fasse. Les programmes électroniques de comptabilité distinguent de plus en plus la nouvelle année civile de la nouvelle année fiscale. L’année scolaire ne commence pas à la même date selon que l’on étudie au secondaire ou à l’université. Le hockey a sa propre gestion de l’année sportive, et le football ou le tennis en font autant. Chaque activité importante finit par avoir son année bien à elle. On prend de plus en plus conscience que l’année se construit sur mesure pour répondre aux besoins du client. Il faut ajouter à cela qu’à part les chrétiens, il existe au Québec d’autres groupes religieux minoritaires qui ont leur propre définition de l’année. Par exemple, les musulmans ont conscience que leur année commence avec Muharram, le premier mois de l’année lunaire, et que cette date commémore l’Hégire de 622 de notre ère, le début du calendrier musulman, c’est-à-dire le moment où Muhammad a quitté La Mecque pour s’installer dans l’oasis de Yathrib maintenant appelée Médine. Les juifs célèbrent plutôt leur Nouvel An le premier jour du septième mois lunaire, celui de Tishri. Ce jour est considéré comme celui du jugement de l’humanité. Il marque en raison de cela le début d’une période de dix jours de pénitence dans l’attente du grand pardon accordé aux repentants lors du jeûne du Yom Kippour. Les hindous fêtent le Nouvel An immédiatement après Diwali, une fête des lumières célébrée en Inde du Nord durant le mois lunaire d’octobre-novembre, le troisième jour de cette fête étant le dernier du calendrier Vikram. On pourrait en dire autant des bouddhistes, de la communauté chinoise, etc. Autant de cultures, autant de façons de construire l’année et de concevoir le début de cette année.
La fixation du Nouvel est en fait le résultat d’une réflexion qui remonte à un passé indéfini de religion agraire. Sa célébration s’est transformée avec l’arrivée des chrétiens et a subi toutes sortes de petites adaptations tout au long de l’histoire occidentale moderne. Elle est en train de se renouveler encore en empruntant entre autres au capitalisme et à sa logique de consommation. Dans un monde aussi complexe que le nôtre, l’année, dont on était sûr jusque-là qu’elle commençait le 1er janvier et se terminait le 31 décembre, est devenue une structure administrative susceptible de se multiplier indéfiniment (année civile, fiscale, scolaire, etc.). La société de consommation et le triomphe des technologies électroniques ont conduit à une folklorisation des fêtes de Noël et du Jour de l’An et à une sorte d’émiettement en des produits qui s’achètent comme tout le reste : des arbres de Noël, des boules, des décorations colorées, des glaçons, des airs traditionnels, des mets typiques et même des Pères Noël. Cherchant elles aussi à se modeler au gré des besoins infinis de l’individu, même la religion agraire et le christianisme finissent par se maquiller en spiritualités alternatives et deviennent de nouveaux lieux de déploiement de l’imagination créatrice. Plus encore que les religions, c’est l’idée même de commencement qui a volé en éclats, corollaire presque inévitable d’une société où l’on ne sait plus attendre. Si l’on n’a plus besoin d’attendre pour commencer quelque chose, c’est que le début, le véritable début n’existe plus. Comme en informatique, on écrase (delete) et on recommence ! Emporté par ce tourbillon, on peut se demander si le Nouvel An a encore un sens et s’il pourra encore résister très longtemps.
[1] Voir par exemple https://www.ebookine.ca/en-decembre-cest-la-guignolee/ consulté le 4 décembre 2023.
[2] En latin, pagus signifie « bourg, village ». Ce qu’on désignait par le mot « paganisme », c’était l’ensemble des cultes qui étaient pratiqués en dehors des villes et dont le rythme dépendait surtout de l’agriculture et de l’élevage.
[3] Sur cette question, on pourra se reporter à A. Couture, « Que sait-on des festivités de Noël ? », sur le site du CROIR à l’adresse https://croir.ulaval.ca/