Existe-t-il une version bouddhique de la parabole du « fils prodigue »?

André Couture, Université Laval
5 septembre 2019

Résumé : L’étrange coïncidence entre la parabole du fils prodigue de l’évangile de Luc et celle de l’homme pauvre du Sūtra du Lotus restera sans doute encore longtemps une énigme passionnante. Après avoir présenté la parabole chrétienne, puis sa version bouddhique, je tenterai de comparer ces deux textes pour mieux faire saisir les rapprochements possibles mais aussi les points de divergence.

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La parabole du fils prodigue se trouve au chapitre 15 de l’évangile de Luc. Elle est un élément important de l’héritage chrétien et, à ce titre, elle a souvent été commentée par les Pères de l’Église. Dans une langue à la fois simple et lumineuse, Charles Péguy disait de cette parabole que « non seulement elle est neuve comme au premier jour », mais que « c’est la parole de Jésus qui a porté le plus loin »[1]. Une surprise attendait cependant l’Occident au XIXe siècle. Le chapitre 4 du Sūtra du Lotus[2], un célèbre sermon du Bouddha qui arrive à Paris en 1837[3], met en scène un fils pauvre qui part lui aussi à l’étranger et revient plus tard vers son père. L’épisode, dont le lecteur perçoit rapidement, à tort ou à raison, de troublantes ressemblances avec la parabole chrétienne, y est explicitement qualifié de « comparaison »[4] destinée à mieux faire comprendre le sens du message proclamé par le Bouddha en contexte du Grand Véhicule (mahāyāna). Faut-il parler d’un simple hasard? Bouddhisme et christianisme se seraient-ils jadis laissé inspirer par un même récit? L’étrange coïncidence restera sans doute encore longtemps une énigme passionnante, à moins qu’on y voie l’occasion d’un exercice méthodologique de comparaison entre des textes similaires mais appartenant à des traditions religieuses éloignées. Après avoir présenté la parabole chrétienne, puis sa version bouddhique, je tenterai de comparer ces deux textes pour mieux faire saisir les rapprochements possibles mais aussi les points de divergence.

La parabole du fils prodigue selon Luc 15, 13-32[5]

La parabole du « fils prodigue », ou du « fils retrouvé » selon l’intitulé de la TOB[6], est la dernière d’un groupe de trois paraboles réunies par Luc au chapitre 15 de son évangile : la parabole de la brebis retrouvée, celle de la pièce d’argent retrouvée et celle du fils retrouvé. Nous n’avons évidemment pas accès aux paroles mêmes de Jésus, mais à des recueils appelés « évangile », dont la rédaction date de plusieurs dizaines d’années après sa mort. Selon l’introduction de la TOB, il semble y avoir actuellement un certain consensus parmi les exégètes pour situer l’évangile de Marc autour des années 65-70, ceux de Matthieu et de Luc de quinze à vingt années plus tard, ce qui veut dire entre 80 et 90[7]. Luc introduit le groupe de trois paraboles par deux versets qui en spécifient le contexte. « 1 Les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchaient tous de lui [Jésus] pour l’écouter. 2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient; ils disaient : ‟Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux”! » (15,1-2). Jésus riposte en prononçant à la suite ces trois paraboles. Autrement dit, il raconte ces petites histoires pour tenter de justifier sa conduite aux yeux de ceux qui lui reprochent son ouverture vis-à-vis des collecteurs d’impôt, des juifs qui collaborent avec la force étrangère qui occupe le pays, et des pécheurs, c’est-à-dire ceux qui s’écartent d’une façon ou d’une autre de la tradition des anciens[8]. Ce texte est connu, mais mérite qu’on le relise.

11 Il [Jésus] dit encore : « Un homme avait deux fils. 12 Le plus jeune dit à son père : ‟Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.” Et le père leur partagea son avoir. 13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dissipa son bien dans une vie de désordre. 14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l’indigence. 15 Il alla se mettre au service d’un des citoyens de ce pays qui l’envoya dans ses champs garder les porcs. 16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait. 17 Rentrant alors en lui-même, il se dit : ‟Combien d’ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim!” 18 Je vais alors vers mon père et je lui dirai : ‟Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. 19 Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers” 20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. 21 Le fils lui dit : ‟Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils…” 22 Mais le père dit à ses serviteurs : ‟Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds. 23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, 24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.

« Et ils se mirent à festoyer. 25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses. 26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était. 27 Celui-ci lui dit : ‟C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu’il l’a vu revenir en bonne santé”. 28 Alors il se mit en colère, et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l’en prier; 29 mais il répliqua à son père : ‟Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. 30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui!” 31 Alors le père lui dit : ‟Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. 32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé”. »

On cherche parfois à dramatiser encore davantage ce récit, à découvrir les motivations qui pouvaient animer ses protagonistes, à étaler leurs émotions. Il est inutile à mon avis de prêter aux acteurs de ce petit drame des sentiments autres que ceux explicitement mentionnés. Les paraboles ne sont pas l’occasion d’un épanchement de sentiments. Rien à voir avec le roman ou le psychodrame. Ce sont des récits dépouillés, quasi squelettiques, anguleux, abrupts. Ils reposent sur une série d’oppositions tranchées que l’interprète n’a qu’à mettre en évidence et à laisser parler. La parabole du fils retrouvé doit être lue dans sa simplicité même, telle qu’elle a été rédigée par Luc.

Un homme a deux fils, un cadet et un aîné. Le cadet décide de quitter la maison, réclame sa part d’héritage, gaspille cet argent et sombre peu à peu dans l’indigence. Il se retrouve presque au rang des porcs, des animaux impurs, au point de lorgner du côté des gousses dont ceux-ci se nourrissent. Après un certain temps, il décide de retourner vers son père et d’avouer sa faute. Mais le père, en le voyant, ne lui laisse même pas le temps de répéter le boniment qu’il a préparé en guise de salutation. Pris de pitié, il le couvre de baisers, l’habille de neuf, le pare d’un anneau, lui donne des sandales, puis tue le veau gras et fait la fête. En revenant des champs, le fils aîné s’étonne de l’atmosphère de réjouissance qui règne chez son père. Un serviteur lui raconte ce qui se passe et celui-ci se met en colère. Le père se contente de rappeler à cet aîné qu’il est toujours son fils, que le bien paternel lui appartient à lui aussi, mais qu’il fallait célébrer le retour d’un fils qui était perdu et qui est maintenant retrouvé.

Les seuls personnages de cette parabole sont trois membres d’une petite famille : un père et deux fils (v. 13). Le père interpelle son aîné en disant « Mon enfant » (v. 32). L’attitude n’est pourtant pas réciproque : seul le fils cadet s’adresse à ce père en disant : « Père ». On devine immédiatement que l’aîné a du mal à trouver sa place par rapport à ce frère à l’intérieur d’une famille qui s’élargit et dans laquelle il n’est plus le seul fils. Le fils aîné de la parabole s’oppose nettement au fils cadet. L’aîné interpelle son père à propos de ce frère en disant non pas « mon frère », mais « ce fils que voici » (v. 30). On sent le malaise, sinon le dédain : ce cadet, qui a frayé avec les porcs, est un être impur, un pécheur. Il ne fait plus partie de cette famille, à supposer qu’il l’ait déjà fait.

Comment comprendre cette histoire de famille? Diverses lectures ont été proposées pendant les premiers siècles de notre ère[9]. Dès le IIe siècle, certains gnostiques comme Valentin et ses disciples voyaient dans le fils aîné les anges jaloux de la rédemption des humains symbolisés par le fils cadet. Quoi qu’il en soit, la Grande Église hésitait plutôt entre une interprétation dite « éthique » (ou sotériologique), où les deux frères deviennent les types du juste et du pécheur qui a besoin du salut apporté par Jésus, et une exégèse dite « ethnique », où ces frères représentent respectivement le peuple d’Israël et les païens en général. On parle également d’une interprétation pénitentielle ou sacramentelle, où « le cadet ne représente plus le pécheur de ce monde, mais bien le chrétien qui vient à pécher contre son baptême et qui se réconcilie par la pénitence »[10]. Il paraît évident qu’à mesure que l’Église se constitue en institution autonome, cette parabole s’est de plus en plus prêtée à des lectures pastorales qui, toutes, sont légitimes : la parabole doit s’appliquer à la vie concrète des chrétiens et leur inculquer le caractère inéluctable du salut en Jésus Christ. Toutefois, l’introduction des versets 1-2 oblige aussi à prendre conscience que cette « histoire de famille »[11] vient d’abord répondre à la question précise qui s’y trouve formulée implicitement : pourquoi Jésus innove-t-il en mangeant avec des personnes considérées comme des pécheurs qui ne suivent pas la tradition des anciens? Si Jésus répond à ses interlocuteurs par une allégorie mettant en scène un cadet et un aîné, c’est qu’il doit s’agir d’une opposition qui devait être comprise des juifs orthodoxes auxquels il s’adressait parce qu’elle se situe dans la droite ligne d’Exode 4,22 (« Mon fils premier-né, c’est Israël ») et d’Osée 11,1 (« Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Égypte j’ai appelé mon fils… »). En tenant compte de ce contexte, on comprendra que je privilégie ici une interprétation où l’aîné de la parabole fait référence à Israël (dont font partie les Pharisiens et les scribes), mais qu’il s’agit d’un aîné qui est le frère d’un cadet qui ne doit pas non plus être rejeté. Il est normal – semble dire Jésus à ses interlocuteurs – que vous vous identifiez à l’aîné, mais votre père est en plein droit d’être également accueillant envers le cadet qui représente tous ceux que vous considérez comme des pécheurs et que excluez de votre famille[12]. Tous, aînés et cadets, vous êtes les enfants d’un même père, soutient Jésus.

Une telle opposition entre aîné et cadet met en évidence un problème familial. Selon ce que dit explicitement le début du chapitre (v. 1-2), il y a d’un côté les collecteurs d’impôt et les pécheurs dont Jésus partage la nourriture, et de l’autre côté les Pharisiens et les scribes qui observent scrupuleusement la loi et n’oseraient se souiller avec des gens équivalant pour eux à des porcs (éminemment impurs). Les deux fils ont reçu de leur père une semblable part d’héritage. Peut-être tout simplement que leur famille s’est divisée et que leurs routes à tous les deux se sont éloignées. De toute façon, le fils cadet, absent depuis longtemps de la maison, est maintenant revenu. Le père traduit ce qui vient de se produire dans sa famille en disant que son fils « était mort », qu’il « était perdu » et que maintenant il est « revenu à la vie », il est « retrouvé ». Il n’y a donc plus lieu de s’inquiéter, la situation s’est rétablie. Le cadet a retrouvé sa place dans la maison auprès de son père. Quant à l’aîné, son attitude, note la TOB, correspond exactement à celle des Pharisiens au verset 2. On disait de ceux-ci qu’ils murmuraient (diegógguzon). Sans que le mot soit utilisé, l’aîné lui aussi grommelle. Il se met en colère et exprime son désaccord par rapport à la façon dont le père traite son frère. Jésus n’a nul besoin de préciser ce que tous comprennent et que le contexte suffit à exprimer. Il laisse à ses auditeurs le soin de faire les rapprochements, mais il est évident que si l’attitude de l’aîné ressemble à celle des Pharisiens et des scribes, c’est que le cadet incarne les pécheurs à qui Jésus fait bon accueil. Autrement dit, à l’intérieur d’une famille qui représente l’Église nouvelle ou l’Israël total, le cadet ce sont tous les nouveaux venus, tous ceux que l’intelligentsia juive qualifie de « pécheurs », tandis que l’aîné, c’est le peuple d’Israël selon la chair et plus particulièrement ceux qui se prétendent justes devant Dieu parce qu’ils observent la loi dans toute son antique rigueur. La parabole illustre donc un problème qui devait être au cœur de la prédication de Jésus : le message qu’il apporte ne s’adresse-t-il qu’à ceux qui observent déjà scrupuleusement la loi des anciens, celle de Moïse? Cette parabole oppose l’attitude miséricordieuse, clémente, indulgente, du père qui considère que le cadet n’a jamais cessé de faire partie de la famille et l’y réintroduit à la première occasion, à l’attitude impitoyable, sévère, dure, du fils aîné qui se montre jaloux de son titre d’aîné et juge que cet autre fils s’est lui-même exclu de la famille et n’a droit à aucun héritage[13].

Bien que la comparaison de l’Être suprême à un père et celle d’Israël à un fils fassent partie de l’héritage juif, la parabole du fils retrouvé paraît tellement originale que la quête de parallèles juifs n’a guère été fructueuse[14]. Pour trouver une histoire similaire, il faut se tourner vers un texte bouddhique du Grand Véhicule, le Sūtra du Lotus, qui, dès sa découverte par les Occidentaux au XIXe siècle, a été comparée à la parabole de l’évangile de Luc.

La parabole du « pauvre homme » (daridra-puruṣa) selon le Sūtra du Lotus[15]

Le Saddharmapuṇarīkasūtra est l’un des textes les plus célèbres du Grand Véhicule, également l’un des plus anciens : il aurait été composé entre les débuts de l’ère commune et l’an 150. Il a été écrit en sanskrit, traduit en chinois d’abord en 286-288, puis retraduit en 406. C’est un texte très long (« un sūtra développé »), qui comprend 27 chapitres et fait environ 350 pages dans la traduction de Jean-Noël Robert. L’exposé, très répétitif, s’adresse vraisemblablement à des adeptes qui l’utilisent comme support de méditation et sont convaincus que cette révélation devrait transformer l’univers entier[16]. Le Sūtra du Lotus compte sept comparaisons. Je les énumère d’après les intitulés précis qu’en donne Denis Gira : « Les trois chariots et la maison en feu; l’homme riche et son fils pauvre; les trois sortes d’herbes médicinales et les deux sortes d’arbres; la cité illusoire et la Terre aux trésors; le joyau dans la doublure du vêtement; le joyau précieux au sommet du crâne; l’excellent médecin et ses enfants malades »[17]. C’est le disciple Ānanda qui raconte ce qu’il aurait lui-même entendu en suivant partout le Bouddha, exactement comme dans les sūtra de l’ancienne tradition du Theravāda. Il s’exprime d’abord en prose dans une langue que l’on appelle souvent le « sanskrit bouddhique ». Le chapitre se termine par des stances écrites dans un dialecte indien superficiellement sanskritisé, sans qu’il soit possible d’affirmer l’antériorité de la prose par rapport aux stances[18]. Ce chapitre fait une vingtaine de pages dans la traduction de Robert[19]. Il suffira d’en présenter un résumé, émaillé de quelques passages représentatifs.

Cette prédication fut proclamée du Pic des Vautours, un sommet des environs de Rājagṛha (Rājgir), la capitale du royaume des Māgadha. Le Bouddha était entouré de toutes les catégories d’êtres, humains et non humains, quand il entra soudain en une profonde méditation tandis que de son front surgit un rayon de lumière qui illumina l’univers « sans nul lieu où elle ne se diffusât, en bas jusqu’à l’enfer Sans-Intervalle [avīci, le dernier des huit enfers], en haut jusqu’au ciel des Dieux-Parfaits ». Le grand bodhisattva Mañjuśrī, dont la sagesse est célèbre, reconnut aussitôt à ce signe auspicieux une annonce de la prédication du Sūtra du lotus (chap. 1). En assimilant les enseignements anciens à des expédients salvifiques, le Bouddha créa une commotion dans l’assemblée et « un groupe d’êtres aux racines de crime profondes et graves, d’outrecuidants qui prétendaient avoir acquis ce qu’ils n’avaient pas acquis, attesté ce qu’ils n’avaient pas attesté » se retira, incapable de supporter un enseignement aussi nouveau. Il compara d’abord le monde à un palais en flammes d’où il n’était possible de sortir qu’en utilisant trois véhicules (yāna), c’est-à-dire trois modes de salut différents selon les facultés des êtres (chap. 3). Puis, au chapitre suivant, il présenta la réaction de quatre anciens disciples devenus méritants (arhat) et qui siégeaient à la tête de la communauté, lorsqu’ils se rendirent compte que l’Extinction (nirvāṇa), qu’ils avaient expérimentée selon les normes de l’ancienne pratique, n’était pas encore l’insurpassable Éveil complet et parfait (anuttara-samyak-saṃbodhi) qu’exposait maintenant le Bouddha. « Nous qui siégeons à la tête de la communauté et sommes pareillement décrépits par l’âge, nous estimions avoir désormais obtenu l’Extinction et ne plus pouvoir supporter d’autres tâches; aussi ne cherchions-nous plus à progresser vers l’Éveil complet et parfait sans supérieur. » Ces quatre méritants, qui, auparavant, ne percevaient pas d’un bon œil une telle éventualité, se félicitaient maintenant d’acquérir ce grand profit, de gagner spontanément un trésor d’un prix incalculable, sans l’avoir recherché. Ces anciens disciples voulaient vérifier leur compréhension de la révélation qui venait de leur être faite et conçurent à cet effet une parabole mettant en scène un père et un fils.

Imaginez – disent-ils – un homme qui, dès sa prime jeunesse, avait abandonné son père et s’était enfui pour demeurer longtemps dans une contrée étrangère, peut-être dix, vingt, jusqu’à cinquante ans. Devenu adulte, sa misère n’avait fait que croître; courant aux quatre orients en quête de vêtement et de nourriture, graduellement son errance l’amena par hasard vers son pays d’origine. Son père, qui avait depuis lors cherché l’enfant sans le trouver, avait entre-temps fait halte dans une certaine cité. Sa maison y était d’une grande richesse, ses trésors innombrables : l’or, l’argent, le béryl, le corail, l’ambre, le cristal, les perles et autres, ses entrepôts en étaient tous pleins à déborder. Il avait abondance de serviteurs, de ministres et d’intendants, d’éléphants et de chevaux, de chars et de véhicules, de bovins et d’ovins sans nombre. Les intérêts provenant de ses opérations financières s’étendaient à l’ensemble des pays étrangers; ses marchands et négociants, eux aussi, étaient fort nombreux.

Un jour, l’enfant pauvre [en sanskrit, daridra-puruṣa, le pauvre homme], qui errait de village en village, passait de contrée en contrée, finit par arriver dans la cité où son père avait fait halte. Le père avait constamment son fils à l’esprit et, depuis plus de cinquante ans qu’il en était séparé, il n’avait jamais parlé à quiconque de cet état de chose. Il ne faisait qu’y penser en son cœur et ressassait son amertume; il songeait en lui-même qu’il était usé par la vieillesse, que ses biens étaient abondants, que ses entrepôts d’or, d’argent, de trésors étaient pleins à déborder et qu’il n’avait plus de fils; un jour il mourrait, ses biens seraient dispersés sans personne à qui les léguer. C’est pourquoi il se souvenait constamment et intensément de son fils. Il se faisait encore cette réflexion : si seulement je trouvais un fils à qui léguer mes biens, je serais serein et heureux, je ne me ferais plus de soucis.

Il se trouva donc que l’enfant pauvre, qui passait d’un employeur à un autre, arriva par hasard à la résidence de son père. Il s’arrêta à la porte du palais et vit au loin son père sur son trône, en vêtement d’apparat, servi par une suite de gens appartenant aux castes les plus hautes. Il fut tellement impressionné par un tel étalage de richesses qu’il s’enfuit, convaincu qu’un aussi grand maître ne l’embaucherait jamais. À ce moment même, le maître de maison reconnut son fils et se dit qu’il avait enfin trouvé un véritable héritier et que ses vœux étaient comblés. Il dépêcha des serviteurs qui se précipitèrent sur lui et l’agrippèrent. L’enfant pauvre fut étonné et effrayé, estimant avoir été attaqué par des ennemis. Craignant une mort certaine, il perdit connaissance et s’effondra sur le sol. Le père, qui, de loin, observait la scène, demanda que l’on n’exerce sur cet homme aucune violence.

Le père s’était rendu compte de la vile inclination d’esprit [hīnādhimuktikatā] de son fils et avait compris que sa propre richesse était pour lui un obstacle; il savait parfaitement que c’était son fils, mais, en manière d’expédient, il ne déclara pas aux autres : “C’est mon fils.”

Il demanda qu’on le libère et qu’on le laisse agir à sa guise. Celui-ci se dirigea donc vers un village misérable pour y quêter vêtements et nourriture.

Alors le maître de maison, dans le désir de s’attirer son fils, mit au point un expédient : il dépêcha en secret deux hommes émaciés d’apparence et sans rien d’imposant : “Il faudrait que vous vous rendiez là-bas et que vous annonciez avec ménagement à l’enfant pauvre : ‘Il y a un emploi ici pour toi, avec double de paye.’ S’il en est d’accord, vous l’amènerez ici et le ferez travailler. S’il vous demande ce qu’il lui faudra faire, vous n’aurez qu’à lui annoncer : ‘Tu seras employé à enlever les immondices; nous deux, nous travaillerons avec toi.’ » Les deux envoyés firent comme le maître l’avait ordonné. L’enfant pauvre commença à recevoir un petit salaire et le père continuait à observer de loin la scène avec pitié et effarement.

Un autre jour, le maître alla plus loin encore. Il se dépouilla de ses beaux vêtements et de toutes ses parures, revêtit des haillons, s’enduisit les membres de boue et s’approcha de son fils avec en mains des outils de nettoyage et en hurlant quelques ordres à d’autres ouvriers. Grâce à ce stratagème, il parvint à s’approcher de son fils. Plus tard encore, il réussit à parler directement à son fils, toujours sous ce même déguisement. Il le félicita pour son bon travail et l’assura que son salaire serait augmenté s’il continuait ainsi. Et il ajouta :

« Il est bon que tu te rassures, je serai comme ton père et tu n’auras plus de souci à te faire. Pourquoi cela? Je suis bien âgé et toi, tu es en pleine jeunesse; jamais, lorsque tu travailles, je n’observe chez toi tous les défauts que je vois chez les autres : paresse, colère, paroles hargneuses. Dorénavant, tu seras comme mon fils, celui que j’aurais engendré. »

Dès lors, le maître de maison lui conféra un nom et l’appela son enfant. L’enfant pauvre, bien qu’heureux de cette bonne fortune, n’en continua pas moins à se tenir lui-même pour un vil ouvrier de passage. Il passa ainsi vingt années à déblayer les immondices. Peu à peu père et fils parvinrent ainsi à développer une confiance mutuelle. Le maître de maison, vieillissant, finit par tomber malade. Il s’approcha de l’enfant pauvre et s’ouvrit à lui. « Il n’y a maintenant plus de différence entre toi et moi », lui dit-il. Tu es maintenant en mesure, lui précisa-t-il, de tout connaître de mes possessions.

Dès lors – poursuit le texte –, l’enfant pauvre reçut son instruction et maîtrisa la connaissance des nombreuses possessions : or, argent, matières précieuses ainsi que les entrepôts, mais il ne lui vint pas à l’esprit de vouloir s’approprier ne fût-ce que l’équivalent d’un repas. Et cependant il demeurait encore en son lieu d’origine, sans être capable de renoncer à la vilenie de sa pensée.

Il se passa encore quelque temps, et le père connut que la mentalité de son fils s’était graduellement épanouie, qu’il avait enfin réalisé en lui une volonté de grandeur et qu’il n’avait plus que mépris pour sa précédente disposition d’esprit. À l’article de la mort, il ordonna à son fils de se rencontrer avec le roi, les ministres, les nobles et les maîtres de maison; quand tous furent rassemblés, il leur fit lui-même cette proclamation : “Sachez, messieurs, que celui-ci est mon fils, celui que j’ai engendré; c’est en telle cité qu’il m’a abandonné pour s’enfuir; il a vagabondé et souffert pendant plus de cinquante ans. Son nom d’origine est Untel, le mien est Untel et Untel. Autrefois, dans ma ville d’origine, rongé d’angoisse, j’avais mené des recherches et tout d’un coup, c’est dans ces parages que je l’ai retrouvé par hasard. Il est réellement mon fils et je suis réellement son père. À présent, l’ensemble des biens que je possède sont tous à lui; c’est mon fils qui connaît les dépenses et les revenus qui ont eu lieu précédemment.”

Vénéré du monde, au moment où l’enfant pauvre entendit ces mots de son père, il se réjouit grandement, comme jamais auparavant et il eut cette pensée : je n’avais originellement pas le cœur à rien rechercher et voici qu’à présent ces trésors, spontanément, m’arrivent.

Les quatre disciples précisèrent alors le sens de la parabole qu’ils avaient imaginée :

 Vénéré du monde, le richissime maître de maison, c’est l’Ainsi-Venu [Tathâgata], et nous tous, nous ressemblons aux fils de l’Éveillé. L’Ainsi-Venu prêche toujours que nous sommes ses enfants. Vénéré du monde, nous autres, en raison des trois sortes de douleur[20], nous subissons la touffeur des passions au sein des naissances et des morts. Égarés, inconscients, nous nous délectons de notre attachement à des enseignements mineurs [hīnādhimuktikāḥ]. En ce jour, le Vénéré du monde nous a amenés à réfléchir et à déblayer les immondices des puériles tractations de ces enseignements, alors que nous, nous redoublions de zèle dans ceux-ci afin de gagner le salaire d’une journée qu’est l’accès à l’Extinction; une fois celui-ci gagné, nous nous en réjouissons grandement, nous l’estimons suffisant et nous prétendons alors, grâce à notre zèle appliqué dans la doctrine de l’Éveillé, avoir fait des acquis vastes et abondants… L’Éveillé savait que notre pensée se complaisait dans l’attachement aux enseignements mineurs [hīnābhimuktikatām] et, de par le pouvoir de ses expédients, prêchait ce qui nous était approprié, si bien que nous ne savions pas que nous étions en vérité enfants de l’Éveillé… Nous sommes de longue date de vrais fils d’Éveillé et, pourtant, nous ne nous complaisions que dans les enseignements mineurs. Si nous avions une pensée se complaisant dans le Grand, l’Éveillé nous aurait alors prêché la Loi du Grand Véhicule. Dans ce livre, il ne prêche plus que le Véhicule unique; alors qu’aux temps anciens, en présence des êtres d’Éveil, il avait blâmé les auditeurs de se complaire dans les enseignements mineurs, l’Éveillé a cependant, en réalité, enseigné et converti par le Grand Véhicule… »

Tel est l’essentiel de ce long récit qui se termine, comme on vient de le constater, par quelques paragraphes d’explication et une confirmation que la révélation qui vient d’être faite est orientée vers cet unique Grand Véhicule qui est désormais au centre de la prédication du Bouddha, un nouvel enseignement qui vient compléter les enseignements mineurs reçus jusque-là.

Interprétation de la parabole du fils dans le contexte du Grand Véhicule

Le chapitre où figure cette comparaison s’intitule en sanskrit adhimukti-parivarta, « chapitre portant sur la compréhension »[21]. On y distingue une compréhension inférieure, insuffisante, médiocre (hīna), qui est ici celle du fils aux prises avec les trois sortes de douleurs et obnubilé par les tracas du saṃsāra, de la juste compréhension de l’enseignement que propose le Bouddha selon le Grand Véhicule, c’est-à-dire la route qui mène à l’Éveil plénier[22]. Bien que le texte complet multiplie les répétitions au point d’en devenir lourd et lassant, il est facile d’en saisir le mouvement général.

  • Quatre méritants (arhat), qui avaient jusque-là suivi les premiers enseignements du Bouddha, se rallient maintenant au message contenu dans le Sūtra du Lotus et proposent une comparaison ou parabole (upamā) qui permettra à celui-ci d’évaluer leur degré de compréhension.
  • Dès sa prime jeunesse, un fils quitte son père et part pour une contrée étrangère. Il erre pendant une cinquantaine d’années, sa misère ne faisant que croître.
  • En dépit de l’absence de ce fils, le père ne peut en détacher sa pensée. En vain il le cherche. Ce père est décrit comme un homme de grande autorité, immensément riche, dont le pouvoir s’étend peu à peu sur tous les pays étrangers. Son unique souci est de léguer ses biens à celui qu’il considère toujours comme son fils.
  • Le fils, désespéré, présenté comme étant « de compréhension inférieure », en errant de-ci de-là, rencontre enfin par hasard son père dans une ville où celui-ci se trouvait, mais il est tellement impressionné par tant de richesses qu’il ne le reconnaît pas et s’enfuit.
  1. Le père, cependant, reconnaît son fils, et sans dire que c’est son fils, l’envoie chercher par des serviteurs qui le traitent brutalement et ne réussissent qu’à l’éloigner davantage. Alors le père, par manière d’expédient, demande, sans dire que celui-ci est son fils, qu’on le libère et qu’on le laisse aller où il veut. Puis, le père envoie vers son fils d’autres serviteurs qui réussissent à convaincre celui-ci de faire avec eux un vil travail d’éboueur. Il va jusqu’à se revêtir de haillons pour s’approcher de son fils.
  2. Le père gagne peu à peu la confiance de son fils et le fait travailler chez lui à deux fois le salaire normal. Il le traite alors comme son fils.
  3. À l’article de la mort, le père révèle à cet homme qu’il est son véritable fils. Le fils comprend enfin qu’il est l’égal du père et l’héritier de toute sa fortune.
  • Les méritants terminent leur comparaison en esquissant les grandes lignes de l’interprétation qu’ils avaient en tête en la composant.

Il s’agit d’une parabole qui prend tout son sens à l’intérieur du contexte d’un Grand Véhicule, c’est-à-dire d’une communauté bouddhique (saṅgha) en train de se transformer et de s’élargir à des gens venus de tous les horizons. À mesure que les siècles passent, on peut supposer que le Communauté bouddhique intègre dans ses rangs non seulement des adeptes fidèles à l’ancienne tradition, mais des gens de toutes origines sociales, étrangers à la culture indienne, y compris ceux que l’on qualifie globalement de mleccha (barbares). L’explication qui clôt la parabole précise bien que le père représente ici l’Éveillé, le Bouddha éternel, transcendant, immensément riche et dépourvu d’avarice. Le fils, ce sont tous les humains qui, en s’éloignant de leur père, se sont appauvris et se trouvent en quelque sorte dans le même état que cet enfant qui a fui la demeure paternelle (« nous tous, nous ressemblons aux fils de l’Éveillé »). Les adeptes du bouddhisme qui suivent la voie traditionnelle sont encore en gros ces inconscients qui se plaisent dans les enseignements mineurs (hīnābhimuktikāḥ) et qui obtiennent comme piètre salaire le nirvāṇa. Ce sont ces méritants (arhat) dont on rappelle l’existence au début de ce chapitre 4, ceux qui s’imaginaient avoir atteint le terme de la voie et qui sont décrits comme étant pauvres, décrépits par l’âge, indolents. Le trésor de richesses auquel le fils a droit symbolise la richesse de l’enseignement des sūtra du Grand Véhicule et le caractère extraordinaire de l’Éveil qu’il préconise.

Le père de la parabole, comme le Bouddha, cherche à permettre à tous les humains d’accéder à la libération, et par tous les moyens. Le nouvel enseignement (dharma) préconisé par le Grand Véhicule met en effet l’accent sur l’« habileté dans les moyens » (upāya-kauśalya)[23]. C’est parce qu’ils sont sages (prājña) et compatissants (karuṇa) que les bodhisattvas et les bouddhas n’hésitent pas à utiliser tous les stratagèmes possibles pour guider les vivants vers l’éveil[24]. Dans l’histoire de l’homme pauvre, le père de la parabole de l’enfant pauvre utilise un triple expédient pour faire accéder progressivement son fils à la connaissance de sa vraie réalité de fils d’un père immensément riche et entrer en possession de l’héritage qui est aussi le sien. L’explication que je propose ici n’est pas formulée explicitement dans cette parabole, mais l’a été au chapitre précédent dans le cas de la parabole de la maison[25]. En effet, à son insu, (1) le père traite d’abord son fils comme un étranger qui doit par lui-même parvenir jusqu’à l’éveil; on peut donc penser que la parabole évoque ainsi la voie des bouddhas pour soi (ou pratyeka-buddha)[26] ; (2) le père traite ensuite son fils comme un fidèle serviteur qui travaille d’arrache-pied et reçoit toutefois un double salaire pour ses efforts (c’est la voie des auditeurs, śrāvaka, appelés à devenir des méritants, arhat)[27] ; (3) finalement il traite son fils pour ce qu’il est vraiment dans la perspective du Grand Véhicule, un véritable héritier ayant accès à l’incommensurable richesse de son père; il s’agit du « Véhicule unique » dont parle la fin de la parabole, destiné à remplacer les véhicules antérieurs[28]. En tant que serviteur ordinaire ou étranger, le fils est frappé, puni et doit se soumettre aveuglément aux volontés de son père. Le serviteur fidèle doit toujours obéir, quoiqu’il soit beaucoup mieux payé. Seul le fils, reconnu et apprécié en tant que tel, est dans un rapport de réciprocité avec son père : « il n’y a maintenant plus de différence entre toi et moi ». En usant lui-même d’expédients, le père de cette parabole montre que les catégories d’étranger, de serviteur et de fils sont relatives et que le même homme peut être considéré à tour de rôle comme un étranger, un serviteur et un fils. Le Grand Véhicule soutient qu’il n’y a en fait qu’une seule voie, celle des bodhisattvas ou des véritables fils. Nous sommes tous les fils d’un même père qui est le Bouddha.

Comparaison de la parabole bouddhique avec la parabole chrétienne

Ces deux histoires, dans leur simplicité même, me semblent aborder un problème familial similaire, essentiel aux deux communautés, celui de leur universalisation[29]. Christianisme et bouddhisme sont convaincus que le message qu’ils proposent s’adresse à tous les humains. Ces communautés étant différentes tant par leur organisation que par leur doctrine, le récit prend dans chaque cas un sens différent qu’il faut maintenant préciser. Le tableau suivant permettra de découvrir plus facilement la symétrie de ces deux récits et aidera à en formuler les points de convergence et de divergence.

Parabole chrétienne (Luc 15, 11-32) Parabole bouddhique (Sūtra du Lotus, chap. 4)
S’adressant aux Pharisiens et aux scribes qui le critiquaient, Jésus prononça la parabole suivante : Pour vérifier leur compréhension de l’enseignement du Bouddha, quatre méritants (arhat) imaginèrent la comparaison suivante :
Un père avait deux fils, un aîné qui représente l’antique tradition d’Israël, et un cadet qui symbolise ceux qui s’écartent de cette tradition et paraissent innover. Un père avait un unique fils, qui représente à lui seul tous les humains.
Le cadet demande sa part d’héritage et la dilapide dans une autre contrée. Une famine survient et le force à prendre la décision de revenir à la maison paternelle. Ce fils abandonne son père dès sa prime jeunesse et se retrouve par hasard dans une contrée étrangère.
Dans un contexte où fils cadet et fils aîné se détestent, le cadet arrive chez son père qui, dans un élan d’amour inconditionnel, lui pardonne immédiatement sa faute. Le père est toujours plus riche et songe constamment à son fils comme à son seul héritier véritable. Dans sa compassion, il finit par apercevoir son fils et, à force d’expédients, se fait peu à peu reconnaître de lui comme son père.
Pour qu’il n’y ait qu’une seule communauté chrétienne, chacun doit reconnaître un unique père, infiniment bon et prêt à pardonner autant les écarts de conduite du cadet que la jalousie de l’aîné. Pour qu’il n’existe qu’une seule communauté bouddhique, le fils (les fils) doit (doivent) acquérir, grâce à une série d’expédients, la sagesse de se reconnaître fils d’un père immensément riche et dont la compassion et la générosité ne s’épuisent jamais.

Pour tenter de saisir à la fois la distance qui sépare ces deux récits et les rapprochements possibles, je propose maintenant six remarques complémentaires.

1. Ce qui ressort de ce tableau, c’est d’abord un parallélisme de structure allié à une profonde différence de contenu. Que l’on parle de parabole (grec parabolè, paraballô, mettre à côté quelque chose de semblable) ou de comparaison (sanskrit upamā, le fait de mesurer, de comparer) – les deux mots sont en pratique équivalents –, l’objectif tant de Jésus que des méritants bouddhistes (arhat) consiste essentiellement à utiliser une histoire concrète comme point d’appui extérieur dans le but de faire accepter plus facilement une idée ou une conviction plus abstraite. L’histoire utilisée ici est dans les deux cas celle d’un père dont l’un ou les fils s’éloigne(nt) et que celui-ci entend ramener auprès de lui. Dans les deux cas également, c’est le père qui est le personnage principal, bien qu’il gère différemment sa famille et le fait avec une sensibilité différente.

2. Une divergence de narrateur et de destinataires. On l’a souvent noté, dans Luc, c’est Jésus qui prononce la parabole pour répondre à des récriminations de la part de quelques Pharisiens et scribes qui s’objectent à ce que Jésus mange avec des personnes jugées indignes de faire partie de leur communauté. Le public visé directement est un certain nombre de gens pauvres et méprisés, bien qu’indirectement ce sont tous ceux qui souhaitent suivre Jésus.

Dans le Sūtra du Lotus, ce sont des méritants, des fidèles qui ont accédé au nirvāṇa, qui imaginent la comparaison et la soumettent au Bouddha pour vérifier leur compréhension d’une nouvelle communauté bouddhique à laquelle tous les humains ont accès. Le début du chapitre 1 brosse un panorama des différentes catégories d’êtres : « les moines et nonnes, les pieux laïcs et les laïques pieuses, les dieux, les dragons, les silènes, les centaures, les titans, les griffons, les chimères, les pythons, les humains et non-humains, etc. »[30], qui s’étaient réunies à cette occasion. Alors que le Jésus de Luc est un humble rabbin qui mange avec les pauvres et les déshérités d’Israël et que l’on voit s’adresser à un échantillon de gens qui illustre bien le problème qui se pose à la communauté qui se regroupe autour de lui ou se réclame de lui en ce premier siècle, le Bouddha du Sūtra du Lotus est un grand maître qui, vraisemblablement à la même époque, parle avec autorité du haut d’une montagne qui lui sert de trône et dont la prestance contribue à convaincre d’innombrables auditeurs de l’intérêt universel du message qu’il proclame[31].

3. Une différence au plan de la structure narrative. Dans Luc, le père a deux fils, un aîné et un cadet. Selon l’interprétation retenue, le premier représente l’Israël traditionnel en tant que fils aîné du père, tandis que le second évoque plutôt l’ensemble des nouveaux venus à l’intérieur de la nouvelle Église chrétienne, en particulier ceux qui étaient considérés comme des impurs et de pécheurs. Jésus, qui plaide pour l’ouverture, polémique avec ses opposants et les inclut dans son récit au titre d’aîné récalcitrant.

Dans le Sūtra du Lotus, ce sont quelques arhats qui se soumettent à un Bouddha qui enseigne que tous les êtres possèdent en eux-mêmes la possibilité de l’éveil. Ils s’adressent à lui pour vérifier leur compréhension de la générosité et de la richesse du père. On comprend alors immédiatement que le fils de la parabole devienne le paradigme de l’humanité tout entière. Ce fils inclut évidemment les arhats qui se sont montrés outrecuidants, mais aussi tous les autres humains d’inclinaison vile.

4. Une problématique différente de part et d’autre mais visant à montrer l’universalité du message véhiculé par chacune des communautés. Le contexte de la parabole de Luc me paraît être la question de la légitimité pour la nouvelle communauté chrétienne d’intégrer ceux qui s’écartent de la tradition des anciens et que les juifs considèrent comme impurs et donc non fréquentables. On comprend alors que l’enseignement de Jésus confronte directement le point de vue des Pharisiens qui voudraient voir exclure ces gens de la véritable communauté. C’est pourquoi la présence du fils aîné (Israël) est si importante et se pose en contradiction avec l’ouverture de cette même communauté à ceux du dehors, représentés par le fils cadet.

Le contexte de la comparaison bouddhique est également celle de la légitimité d’un nouvel enseignement bouddhique proposé à tous et donc d’une nouvelle communauté incluant dans ses rangs des gens de toute origine et de tout niveau social. Au chapitre 2 du Sūtra du Lotus, en entendant le Bouddha lui dire qu’il n’y avait qu’un seul Véhicule (yāna), celui des bodhisattvas (appelé aussi Grand Véhicule, mahāyāna) et que tous pouvaient y accéder, en réalisant que la voie des bouddhas pour soi (pratyeka-buddha) et celle des méritants (arhat) n’étaient que d’habiles moyens, adaptés à des circonstances particulières, destinés en fait à orienter les individus dans cette seule direction, Śāriputra, un ancien brahmane pourtant réputé pour sa haute connaissance de l’enseignement bouddhique, se met lui-même à douter. Et le narrateur Ānanda poursuit : « Quand il [le Bouddha ou l’Éveillé] eut tenu ces propos, il y eut dans l’assemblée des moines et des moniales, de pieux laïcs et de laïques pieuses, cinq mille personnes qui se levèrent de leur place et, ayant salué l’Éveillé, se retirèrent. Pourquoi cela? Il s’agissait d’une troupe d’êtres aux racines de crime profondes et graves, d’outrecuidants qui prétendaient avoir acquis ce qu’ils n’avaient pas acquis, attesté ce qu’ils n’avaient pas attesté; c’est parce qu’ils avaient de tels défauts qu’ils ne demeurèrent point. Le Vénéré du monde [le Bouddha] resta silencieux et ne les retint pas »[32]. Le problème présenté dans la parabole bouddhique est aussi celui de l’unité de la communauté. De même que Jésus refusait d’exclure de son Église ceux que les Pharisiens et les scribes considéraient comme des pécheurs, l’enseignement du Grand Véhicule refuse de mettre à part les bouddhistes qui affirment avoir accédé au nirvāṇa, mais selon un mode qui correspond à une compréhension mineure de l’enseignement. Il n’y a que ceux qui s’investissent de toutes leurs forces dans la marche vers le Royaume du Bouddha.

5. Un récit chrétien qui met en évidence un père bon et miséricordieux, prêt à pardonner sans condition, et un récit boudddhique qui met en évidence un père compatissant, capable d’une pédagogie qui oriente les êtres vers la libération. Alors que le cadet de l’évangile décide consciemment de retourner vers son père, l’enfant pauvre du récit bouddhique rencontre « par hasard » son père mais s’avère incapable de le reconnaître. Dans le récit chrétien, c’est le père qui, dès l’amorce d’une démarche de retour à la maison, prend l’initiative de réintégrer le fils retrouvé dans ses pleins droits de fils. Il octroie son pardon sans rien exiger de la part de son fils et célèbre avec faste son retour à la maison au grand dam de son aîné.

Au contraire, dans le récit bouddhique, le père respecte la lenteur de la démarche de son fils qui n’est pas prêt à rencontrer son père et met même des années à y parvenir. Le récit évangélique est court, parce qu’il ne fait que rappeler succinctement l’attitude miséricordieuse et inconditionnelle du père; le récit bouddhique est long, car grâce à une série de stratagèmes qui s’échelonnent dans le temps, le père permet au fils d’en arriver par lui-même à développer en lui cette nouvelle sagesse qui est celle des bodhisattvas et des bouddhas. Le récit chrétien est construit à partir de l’attitude d’un père immédiatement assimilé à Dieu par la tradition chrétienne, tandis que le récit bouddhique décrit un père qui est un gourou, un maître spirituel, qui feint l’indifférence (on dit toutefois qu’il se remémore constamment l’existence de ce fils), mais laisse au fils le temps qu’il lui faut pour arriver à maturité. Dans le cas du récit chrétien, on pourrait parler d’une rhétorique du pardon miséricordieux, et dans le cas du récit bouddhique d’une rhétorique de la compassion fondée sur les habiles moyens. Voici comment Denis Gira présente ce dernier aspect :

La parabole dans le Sûtra du Lotus parle de la capacité du père (il s’agit du Bouddha) à conduire son fils d’une conscience extrêmement limitée de ce qu’il est vraiment à une conscience plénière de sa nature fondamentale. Tout cela prend beaucoup de temps et de patience. Là se déploie la pédagogie proprement admirable du Bouddha. Tout parle de sa compassion, d’une compassion qui, comme la sagesse suprême des bouddhas, est au cœur du Sûtra du Lotus et de l’expérience de ceux qui lui font confiance. Il est donc normal qu’elle se trouve aussi au cœur des paraboles. Finalement elles expliquent de diverses façons que les véhicules (ou « moyens de progression ») des auditeurs, des bouddhas pour soi et des bodhisattvas, ainsi que les enseignements qui leur correspondent, n’étaient que provisoires. Mais en tant qu’expédients salvifiques ils peuvent, quand ils sont habilement employés, conduire les êtres au-delà de l’Éveil « limité » qu’ils proposent, jusqu’à l’Unique véhicule qui seul leur permet d’atteindre le si précieux « Éveil complet et parfait sans supérieur ». La vraie et grande compassion du Bouddha est donc celle qui aide les êtres à arriver à cet Éveil suprême[33].

6. Un fils différent du père ou un fils identique au père? Derrière cette comparaison de paraboles se cache aussi une question d’anthropologie. Du côté chrétien et occidental ancien, outre la désignation du lien qui réunit un homme (qui devient le père) et le rejeton qui naît à la suite d’une relation sexuelle avec une femme (qui devient alors sa mère), l’idée de filiation peut également s’extrapoler à l’appartenance plus large à un groupe social. Les fils d’un tel sont l’ensemble de ceux qui se réclament d’un même ancêtre. Le rapport de filiation implique une certaine ressemblance au plan physique et psychique, un rapport qui ne saurait en aucun cas se réduire à un rapport d’identité. On peut aller plus loin encore et dire, dans le cas du peuple d’Israël, que Dieu l’a adopté comme son fils dans un geste gratuit, qu’il est fils adoptif de Dieu et que chacun des membres de ce peuple, comme finalement chacun des humains, peut aussi prétendre à une telle filiation adoptive.

On désigne également du côté indien comme les fils de Bharata, tous les Indiens censés provenir d’un même ancêtre. Ce n’est pas le raisonnement qui s’applique à la relation des fidèles bouddhistes au Bouddha. À la fin de la parabole bouddhique, le père révèle certes clairement à l’homme pauvre qu’il est son véritable fils, l’égal du père et l’héritier de toute sa fortune. Et les quatre méritants qui ont imaginé cette parabole ajoutent : « Vénéré du monde, le richissime maître de maison, c’est l’Ainsi-Venu [Tathāgata, un titre du Bouddha], et nous tous, nous ressemblons aux fils de l’Éveillé ». Mais, en contexte bouddhique, comme en contexte hindou, la métaphore la plus courante utilisée pour parler de l’initiation est celle de l’embryon. Être initié, c’est redevenir un fœtus et renaître à la vie. On dit du maître qu’il devient alors littéralement enceint de son élève de sorte que son enseignement dote celui-ci d’un nouveau corps qui est un corps de doctrine (dharma-kāya). « Dire que les disciples du Buddha sont les héritiers du dharma, et attribuer au Buddha un dharmakāya, un corps de dharma, c’est une seule et même affirmation… Car initier un disciple, c’est l’engendrer, et engendrer, c’est transmettre sa personne »[34]. La filiation dont il s’agit est donc celle du disciple que son maître, en lui transmettant le dharma, engendre symboliquement à une nouvelle vie de fils. La richesse dont il s’agit dans cette parabole ne peut être que métaphorique : c’est celle du dharma bouddhique, un enseignement inépuisable qui provient du Bouddha lui-même. La découverte que fait le fils de la parabole, c’est donc que, grâce à l’enseignement du Bouddha ou Dharma, il est devenu un embryon dans le sein de son maître et qu’il peut à ce titre être appelé son vrai fils, identique à son père. Le trésor qui lui revient comme héritage est aussi en droit le sien propre.

Conclusion

Faut-il supposer que la parabole bouddhique ait inspiré la parabole chrétienne?[35] La parabole bouddhique est-elle une version modifiée de la parabole de l’enfant prodigue? Faut-il imaginer une version chrétienne antérieure plus courte, dépourvue de la section concernant le fils aîné[36], et qui serait alors davantage comparable au récit bouddhique? Quoi que l’on puisse penser, les deux textes qui viennent d’être présentés, celui de l’évangile de Luc et celui du Sūtra du Lotus, sont les seuls à nous être parvenus. Il s’avère donc alors inutile de spéculer davantage. Pourtant, en dépit d’importantes différences au plan du narrateur et des destinataires, de la structure narrative, de l’anthropologie et de la théologie, il reste curieux de constater que ces paraboles semblent toutes deux plaider, chacune à sa façon, en faveur de l’universalisation de la tradition que chacune représente, c’est-à-dire que le christianisme et le bouddhisme soutiennent tous deux avec force ne pas se limiter à un petit groupe d’adaptes d’appartenance sociale précise mais viser tous les humains, quelle que soit leur origine. Cette simple remarque contribue, il me semble, à rendre encore plus étonnant le rapprochement entre ces deux paraboles et justifie l’intérêt qu’un certain nombre de chercheurs leur manifeste encore.

 

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[1] Charles Péguy, « Le Porche du Mystère de la deuxième vertu », 1911-1912, cité par Luneau, 2005, p. 72. Voir Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1948, p. 165-308, en particulier p. 261 et s.

[2] Le Saddharmapuṇḍarīkasūtra a d’abord été traduit du sanskrit en français par Eugène Burnouf sous le titre de Le Lotus de la bonne loi (Paris, 1852). La traduction de Jean-Noël Robert (Le sûtra du Lotus, 1997) a été faite sur la version chinoise de Kumārajīva, réalisée en 406 de notre ère, un premier essai de traduction chinoise ayant été réalisée en 286-288 par Dharmarakṣa. Le chapitre 4 de la version tibétaine de ce texte a été traduite en français par Philippe-Édouard Foucaux (Parabole de l’enfant égaré, 1854). En 1868, Léon de Rosny écrit à ce sujet un petit texte avec, sur deux colonnes, un passage de la traduction du tibétain faite par Foucaux et sa propre traduction de la version chinoise de Kumārajīva.

[3] Plus précisément, Brian Houghton Hodgson fit don à la Société asiatique de Paris en 1837 d’une collection de manuscrits en provenance du Népal, dont faisait partie ce texte. Burnouf mit trois années à parcourir la collection avant de se décider à procéder à la traduction de ce sūtra, qui parut avec une série de commentaires en 1852.

[4] En sanskrit upamā, comparaison, mais qui peut être également traduit par « parabole ».

[5] À moins d’indication contraire, l’évangile de Luc est cité selon la Traduction Œcuménique de la Bible (1979-1980) [TOB].

[6] Le titre le plus anciennement attesté chez les Pères de l’Église mentionne les deux fils (« la parabole des deux fils », voir Tissot, 1975, p. 250 ; Berder et Foerster, 1997, p. 5).

[7] Voir l’« Introduction aux évangiles synoptiques » de la TOB, Nouveau Testament, 1980, p. 34.

[8] On pourra se rapporter à Mc 7 où il est dit que Jésus et ses disciples sont accusés par les Pharisiens et les scribes de prendre leurs repas avec des mains impures, c’est-à-dire de manger sans avoir fait leurs ablutions. Jeremias parle dans le cas du fils prodigue de « parabole apologétique : face à ses adversaires, Jésus s’y justifie de manger avec les pécheurs » (Jeremias, 1962, p. 189). « La parabole de l’Enfant prodigue n’est donc pas d’abord une proclamation de la Bonne Nouvelle aux pauvres, mais une justification de celle-ci face à ceux qui la critiquent. La justification de Jésus est cet amour sans limite que montre Dieu » (ibid.).

[9] Voir l’important article d’Yves Tissot (1975, p. 243-272). D’autres commentaires s’appuient sur cet article : Berder et Foerster, 1997, p. 8-53 (« L’évangile des deux fils dans l’exégèse des Pères de l’Église ») ; François Bovon, Luke 2: A Commentary on the Gospel of Luke 9:51-19:27, Minneapolis, MN, Fortress Press, 2013, p. 417-438. On trouvera aussi un résumé dans René Luneau 2005, p. 57-65. Ces diverses exégèses ne s’excluent pas nécessairement.

[10] Voir Tissot, 1975, p. 254.

[11] Voir Luneau, 2005, qui intitule ainsi le premier chapitre de son livre, celui où il commente à la suite chacun des versets de la parabole.

[12] Luc, en 11,11-13, parle d’un Jésus qui illustre l’attitude du Père céleste vis-à-vis des humains en la comparant à un père qui ne donne pas un scorpion à son fils qui lui demande un œuf.

[13] Si je privilégie ici une interprétation dite ethnique, qui me semble celle qu’impose le contexte immédiat de cette parabole, ce n’est pas que je considère cette interprétation comme la seule possible. C’est un fait historique que beaucoup de Pères de l’Église ont commenté la parabole comme une mise en scène du salut apporté par Jésus ou encore comme une dramatisation d’un problème éthique beaucoup plus large. Ils l’ont fait parce qu’ils ont reçu cette allégorie dans un contexte pastoral différent et ont été ainsi amenés à exploiter d’autres virtualités de ce récit, et cela est tout à fait légitime.

[14] Voir Berder et Foerster, 1997, p. 6-7, qui cite quatre parallèles juifs, dont Deutéronome Rabbah 2,24, un commentaire homilétique (aggadah) qui pourrait remonter à 100 env.-175 env.

[15] On notera que, par convention, les mots sanskrits, placés en italiques, ne prennent pas la marque du pluriel (des bodhisattva, des arhat). Par contre, certains mots comme « bodhisattva » peuvent être considérés comme des termes ayant été francisés, être laissés en caractères normaux et prendre alors la marque du pluriel.

[16] Voir Robert, 1997, p. 27.

[17] Dennis Gira, « Paraboles du Sûtra du Lotus et de l’Évangile, regards croisés », p. 31, n. 13.

[18] La formule est de Boris Oguibénine, 2003-2004, p. 550, n. 1. Il ajoute : « … il n’est pas inutile de signaler que le choix du seul texte versifié tenu pour original comme objet d’analyse est, pour le moins, discutable ».

[19] Robert, 1997, p. 127-146.

[20] Il s’agit de la distinction classique des trois sortes de douleur : la douleur ordinaire, physique et psychique (duḥkha) ; la douleur provoquée par les constructions psychiques inconscientes (saṃskāra) ; et la douleur provoquée par l’impermanence de l’existence (vipariṇāma). Voir Oguibénine 2003-2004, p. 553.

[21] Le texte sanskrit est le suivant : daridrapuruṣasya hīnādhimuktikatām. Burnouf (1973 [1852]) traduit par « l’état des inclinations misérables de ce pauvre homme » (p. 66), en joignant à cette traduction une longue note justificatrice (voir p. 337-339). À partir du chinois, Robert traduit par « la vile inclination d’esprit de son fils » ou « le fait d’être attaché à des enseignements mineurs ». Oguibénine traduit par « état de faible compréhension [du pauvre homme] et précise en note : « …adhimukti ‟compréhension ; le fait de s’assurer et de se convaincre par pénétration ; compréhension alliée à l’espoir et la confiance”… » (2003-2004, p. 552).

[22] Il s’agit de l’opposition entre un Grand Véhicule (mahāyāna) et un Petit Véhicule (hīnayāna), c’est-à-dire un moyen de progression déficient ou médiocre.

[23] Le chapitre 2 du Sūtra du Lotus porte explicitement sur ce thème. Voir Cornu, Dictionnaire encyclopédique…, sous upāya, p. 674. Également Pye (2003, chap. 3) et Tatz (1994).

[24] On peut discerner dans ce procédé une façon de rendre le bouddhisme accessible à tous, d’enrichir sa pratique de toutes les voies et méthodes spirituelles (yoga) jadis cultivées par les adeptes d’autres religions et de transformer celles-ci en moyens d’accéder progressivement jusqu’à l’ultime libération.

[25] Alors qu’au chapitre 3, les trois véhicules utilisés pour sortir de la maison en flammes (i.e. le monde), un char à mouton, un char à daim et un char à bœuf, sont dits désigner respectivement le véhicule des auditeurs, le véhicule des éveillés pour soi et le véhicule des bodhisattvas ou grand véhicule, le symbolisme n’est pas explicité dans ce chapitre 4 et doit avoir été laissé au jugement du lecteur.

[26] Les pratyeka-buddha sont des « éveillés pour soi » ou des « éveillés solitaires », c’est-à-dire ceux qui, à une période où il n’y avait pas Bouddha, sont par eux-mêmes parvenus à l’Éveil sans aucun secours extérieur. Ils ont compris les quatre nobles vérités sans jamais avoir reçu d’enseignement formel de la part d’un bouddha. « Ce n’est que lors de sa dernière vie dans le domaine du désir que, sans y rencontrer de bouddha ni de maître, il se retire par sa propre volonté pour pratiquer en solitaire, tel un unicorne, et obtient la libération » (voir Cornu, ibid., sous pratyekabuddha, p. 461).

[27] Śrāvaka-yāna, « le véhicule des auditeurs », l’un des trois véhicules que distingue le Grand Véhicule, celui qui conduit au nirvāṇa grâce à une discipline stricte fondée sur l’observance des huit préceptes énumérés dans la quatrième grande vérité et permet d’accéder à l’état d’arhat ou méritant. Il équivaut à la voie suivie par les anciens auditeurs du Bouddha, ceux dont le Grand Véhicule parle comme d’un « Petit Véhicule ».

[28] La sagesse ancienne vise l’idéal de l’arhat, accessible à ceux qui suivent l’enseignement strict qui y conduit. Elle reconnaît aussi l’existence de bouddhas pour soi (pratyeka-buddha), c’est-à-dire de bouddhas qui s’éveillent seuls, sans l’aide de l’enseignement du Bouddha Gautama. Le Grand Véhicule propose un nouvel idéal, celui du bodhisattva (l’être qui est sur la voie de l’éveil) et il est accessible à tous. Dans la perspective de la nouvelle voie de libération, le nirvāṇa des arhats et des bouddhas pour soi ne peut donc être qu’incomplet et préliminaire.

[29] Une affirmation qui ne veut pas dire que d’autres interprétations ne sont pas et n’ont pas été possibles. Si, du côté chrétien, l’histoire de l’interprétation a été faite (voir Tissot, etc.), ce n’est pas le cas du côté bouddhique.

[30] Voir Robert, 1997, p. 49. Il s’agit d’une traduction faite d’après la version chinoise, mais qui donne une juste idée de la diversité des êtres visés par l’enseignement bouddhique.

[31] On pourra se reporter à Dennis Gira, « Paraboles du Sûtra du Lotus et de l’Évangile, regards croisés », 2017.

[32] Le Sûtra du Lotus, chap. 2, dans Robert, 1997, p. 74-75.

[33] Voir Gira, 2017. À ce sujet, on consultera également Scheuer, 2019, mais que je n’ai pu lire qu’une fois ce travail à peu près terminé.

[34] Voir Paul Mus, Barabudur…, p. *124 (l’astérisque avant le chiffre indiquant que du vaste avant-propos qui précède le texte). On trouvera dans cet ouvrage d’autres réflexions permettant de remonter au contexte sacrificiel qui permet de mieux comprendre les spéculations proprement bouddhiques.

[35] Les chercheurs ont d’abord affirmé que la parabole bouddhique n’avait rien de comparable avec celle de l’enfant prodigue (Pavie, 1853, p. 120-121 ; Foucaux, 1854, p. 20). La discussion s’est poursuivie dans la première moitié du XXe siècle dans le contexte d’une possible influence du bouddhisme sur le christianisme naissant (voir Rudolf Seydel, Richard Garbe, etc.). On pourra aussi se rapporter à un article de Kwella (1977) qui suppose qu’une source gnostique, les Actes de Thomas, ait pu servir d’intermédiaire entre les deux religions.

[36] C’est ce qu’a fait Julius Wellhausen. Pour des raisons exégétiques, dans son commentaire de 1904, il jugeait inauthentique la dernière section de la parabole, soit les versets 24b-32 [voir Bovon, « L’exégèse de Luc 15, 11-32 par Julius Wellhausen », dans Bovon et Rouiller (ed.), Exegesis…, p. 82-85]. C’est aussi l’interprétation de A. Loisy et J. A. Sanders (voir Berder et Foerster, 1997, p. 86-87).


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