Alain Bouchard
Université Laval, mai 2025
Selon la tradition, Abraham eut deux fils, lsmaël et Isaac, qui donnèrent naissance à deux grandes familles religieuses : lsaac serait l’ancêtre des juifs et Ismaël celui des musulmans. Issues de la même souche, ces deux religions ont beaucoup de points en commun : elles partagent la foi monothéiste et leur vision de la vie après la mort présente beaucoup de similitudes.
Dans la prière juive et musulmane, on rappelle régulièrement l’existence d’un monde meilleur où Dieu attend les justes. La mort devient le moment par excellence pour affirmer sa croyance en l’au-delà. La résurrection des corps, le jugement dernier ainsi que le paradis et l’enfer sont des certitudes que partagent le judaïsme et l’islam.
Il existe cependant des différences fondamentales dans l’attitude de ces religions face à l’au-delà. Pour le judaïsme, on pourrait parler d’une attitude réservée face à la vie future tandis que pour l’islam le monde de l’après-vie est omniprésent et affirmé ouvertement.
Le judaïsme : La certitude discrète
Dussé-je suivre la sombre vallée de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu serais avec moi ; ton soutien et ton appui seraient ma consolation. (Ps 23,4) (1)
La mort et l’après-vie ne sont pas des choses effrayantes dans le judaïsme. Cette vision du monde pourrait expliquer en partie le peu de place qu’occupe l’au-delà dans la religion juive. Dans la Bible, la mort est réduite à sa plus simple expression. Les hommes de la Bible ensevelissent leurs morts avec rapidité, sans grande pompe ou fastes cérémoniels qui trompent la mort. Dieu a vaincu la mort et cette certitude en fait un passage qu’il ne convient pas de célébrer comme une fin de vie ou de règne. Même les personnages importants de l’histoire biblique ont connu une fin discrète.
Le nombre des années que vécut Abraham fut de cent-soixante-quinze ans. Abraham défaillit et mourut, dans une heureuse vieillesse, âgé et satisfait ; et il rejoignit ses pères. Il fut inhumé par Isaac et Ismaël, ses fils, dans le caveau de Makpêla… (Gen. 25, 7-9)
C’est donc là que mourut Moïse, le serviteur de l’Éternel, dans le pays de Moab, sur l’ordre du Seigneur. Il fut enseveli dans la vallée du pays de Moab qui fait face à Beth-Peor ; mais nul ne connut sa sépulture jusqu’à ce jour. Moïse était âgé de cent-vingt ans lorsqu’il mourut ; son regard ne s’était point terni, et sa vigueur n’était point épuisée. Les enfants d’Israël pleurèrent Moïse, dans les plaines de Moab, trente jours, épuisant complètement le temps des pleurs, le deuil de Moïse. (Deut. 34, 5-8)
Cette sobriété entourant la mort témoigne de l’espérance en une vie future qui s’inscrit dans la vie ici-bas.
Mon corps même repose en sécurité. Car tu n’abandonneras pas mon âme au Chéol, tu ne laisseras pas tes fidèles voir l’abîme. (Ps. 15, 9-10)
Les rites du deuil
La mort n’est pas monstrueuse, mais fait partie intégrante de l’expérience humaine ; elle est acceptée comme naturelle et voulue par Dieu qui assume directement la destinée ultime de l’homme au nom de l’alliance éternelle conclue avec Abraham et sa race. Dans le langage courant, le cimetière est désigné sous des vocables tels que « maison de vie », « maison d’éternité » ou « bon endroit ». Malgré ce détachement face à la mort, la solidarité juive exige une participation de la communauté au moment de la disparition de l’un de ses membres.
C’est une mitsva (commandement) importante que d’accompagner le mort jusqu’à la dernière minute. Selon le Talmud on doit même abandonner l’étude de la Tora pour accompagner le mourant. (Ketubot 17a) Une association, l’Hevrah Kadishah, existe dans toutes les communautés juives afin d’assurer une présence au moment de la mort. À son approche, on fait appel à cette association et, à tour à tour, les membres prient avec le mourant dans l’attente du dernier moment. À la toute fin, on récite le Shma Israël (Deut, 6,4) puis on accueille la mort avec les paroles « Béni soit le juge de la Vérité » rappelant la proclamation de Jacob :
Nu je suis sorti du sein de ma mère et nu j’y rentrerai. L’Éternel avait donné, L’Éternel a repris, que le nom de l’Éternel soit béni ! (Job l,21)
Après avoir déposé le corps par terre, on fixe une lumière près de la tête en témoignage que l’âme immortelle poursuit son existence au séjour céleste.
L’âme de l’homme est un flambeau divin, qui promène ses lueurs dans les replis du cœur. (Prov. 20,27)
Dans le shtelt (quartier juif de l’Europe de l’Est) on versait l’eau de la maison du mort à la rue, une façon silencieuse d’annoncer la mort afin de rappeler le passage biblique qui dit :
Car enfin nous sommes tous mortels, semblables à l’eau répandue à terre et qu’on ne peut recueillir. (Il Sam. 14,14)
Après avoir fait la toilette du mort en purifiant son corps avec de l’eau, on enveloppe celui-ci dans un linceul de lin, témoignage de l’égalité de tous devant la mort, puis on recouvre l’homme de son tallit (châle de prière). Il est d’usage d’accompagner le mort au cimetière et de déposer un peu de terre de Sion sous sa tête. La tombe est sobre, sans artifices, l’inhumation est simple, sans fleurs. Chacun des assistants jette sur le cercueil trois pelletées de terre en disant : « Tu viens de la poussière et à la poussière tu retournes… » (Gen. 3,19)
Dans certaines congrégations, on place une lame d’herbe dans le cimetière exprimant ainsi l’espoir en la résurrection.
Le faible mortel, ses jours sont comme l’herbe ; comme la fleur des champs, ainsi il fleurit. (Ps. 103,15)
Depuis la création de l’État d’Israël, on a l’habitude, à la mort d’un juif, de planter des arbres en souvenir de lui. Lors de la visite au cimetière, il est de coutume de laisser une petite roche sur la pierre tombale comme carte de visite, mais surtout en signe d’amour dans l’attente des retrouvailles à la fin des temps.
La fin des temps et l’avènement du messie
À maintes reprises, la Bible fait allusion aux derniers jours qui verront la grandeur nationale atteindre son apogée. Cette espérance s’intensifia et s’ajoutèrent avec le temps des descriptions de merveilles qui devaient accompagner cette période. L’avenir glorieux gravitera autour de la personne d’un machiak (oint) que Dieu enverra présider à l’inauguration de l’ère nouvelle et miraculeuse.
Pendant la période de sept années qui marquera l’arrivée du fils de David, la première année, s’accomplira ce texte : « J’enverrai la pluie sur une ville, et je n’en enverrai pas sur une autre. » (Amos 4,7). La seconde année, les flèches de la famine seront lancées. La troisième, la famine sera rigoureuse : hommes, femmes, enfants, pieux et saints fidèles succomberont, la Tora sera oubliée par ceux qui l’étudient. La quatrième, il y aura de l’abondance et il n’y en aura pas. La cinquième, l’abondance sera grande ; on mangera, on boira, on se réjouira, et la Tora reviendra (en mémoire) à ceux qui l’étudient. La sixième année, on entendra des voix (venant du ciel). Dans la septième année, éclateront des guerres, et à la fin de cette période de sept ans, arrivera le fils de David. (Sanh.97a)
Avec cette ère commencera une période de paix immuable de joie et de bonheur. C’est Israël qui sera béni par-dessus tout avec l’arrivée du messie. Les tribus seront réunies, Jérusalem sera rebâtie et le temple sera relevé. Plus de sacrifices à offrir, seulement l’offrande d’Action de grâces qui ne prendra jamais fin. Tous les justes participeront à ce bonheur parfait, les méchants eux en seront exclus.
La date de l’avènement du messie a toujours été une préoccupation dans l’imaginaire juif. Le Talmud contient plusieurs méthodes pour déterminer ce moment. Dans l’histoire juive, plusieurs personnages ont été identifiés comme étant le messie ; Bar Kokhba au premier siècle de notre ère ou Sabbatai Tzvi (1626-1676) au Moyen-âge soulevèrent des mouvements de masse.
Une tradition prétend que le messie est déjà venu une fois à la période du premier temple. Mais à cette occasion, sa mission ne fut pas couronnée de succès. Pour que les talents du messie soient efficaces, les humains doivent être prêts à établir un, monde d’harmonie et de justice. La seconde venue du messie doit être précédée d’une génération préparatoire. Avant son arrivée, ses pas seront entendus et les hommes tourneront leur cœur vers Dieu.
Pour plusieurs générations, la venue du messie est une certitude. Un grand philosophe juif du XVllle siècle racontait que lorsqu’il était jeune, il dormait sous de grosses couvertures, mais il laissait toujours une oreille dégagée pour pouvoir entendre les pas du messie. Aujourd’hui, seulement les orthodoxes croient littéralement au retour du messie. La majorité des juifs voient dans le messie non pas un sauveur, mais une ère de justice qui s’installera sur toute la terre.
La résurrection des morts
Avec l’arrivée du messie, c’est le moment de la résurrection des morts.
Puissent donc tes morts revenir à la vie et les cadavres des miens ressusciter ! Réveillez-vous et entonnez des cantiques, vous qui dormez dans la poussière ! Oui, pareille à la rosée du matin est ta rosée : grâce à elle, la terre laisse échapper ses ombres. (Isaïe 26,19)
Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière du sol se réveilleront, les uns pour une vie éternelle, les autres pour être un objet d’ignominie et d’horreur éternelle. (Daniel 12,2)
En ce jour, les corps des morts de tous les temps se lèveront de leurs tombes et seront réunis à nouveau à leur âme. En présence de la multitude des générations, Dieu prononcera alors, pour chacun d’eux, un jugement de récompense ou de damnation. Plusieurs possibilités sont envisagées quant à la nature du corps. Certains le voient transfiguré, d’autres pensent qu’il sera éthéré et quelques-uns l’imaginent complètement matériel. Pour certains, la durée de la résurrection sera éternelle, pour d’autres, elle sera limitée et destinée à une autre séparation du corps et de l’âme chacun retournant dans son état pour l’éternité.
Ce thème a toujours soulevé des discussions dans le judaïsme. Il fut le sujet de plusieurs querelles entre les sadducéens et les pharisiens. Tout au long de l’histoire, l’interprétation de cet événement à été problématique. Les écoles talmudiques ne s’entendaient pas sur la forme, le moment et les suites de la résurrection des corps.
Une chose cependant semble réunir la majorité des opinions, et c’est l’immortalité de l’âme. On pourrait parler ici de dogme pour la foi juive. Une prière présente l’essentiel de cette croyance :
Mon Dieu, l’âme que tu m’as donnée est pure. Tu l’as créée, tu l’as formée, et tu me l’as insufflée. Tu la conserves en moi : un jour tu me la prendras, pour me la rendre dans le monde de l’avenir. Aussi longtemps que l’âme restera en moi, je te rendrai la grâce, ô Éternel, mon Dieu et Dieu de mes pères, Maître de toute œuvre, Souverain de mon âme. Sois loué, Éternel qui rend les âmes au corps sans vie. (2)
Le rôle de l’homme sur terre est de se préparer à la vie future en respectant les lois qui lui ont été transmises. Rabbi Jacob disait :
Ce monde n’est que l’antichambre du monde futur : prépare-toi dans l’antichambre afin d’être admis dans l’intérieur du palais. (Aboth4,21)
Le jugement dernier
Dans le Talmud, les descriptions du jugement dernier occupent une place importante. En plus du tribunal devant lequel chaque individu doit comparaître après sa mort, il sera institué un jour du jugement pour l’examen des peuples païens.
L’Éternel se présente pour plaider ; il est debout pour juger les peuples. (Isaïe, 3,13)
Dans l’au-delà, le Saint Unique prendra un rouleau de la Tora, le posera sur ses genoux et dira : « Que celui qui s’est adonné à cette tora se présente et reçoive sa récompense. » Aussitôt les nations du monde se précipiteront vers lui en désordre. Il leur dira : « Ne pénétrez pas ici devant moi en désordre ; que chaque nation se présente avec ses docteurs. » (A.Z. 2a, b)
Cette épreuve se terminera par la glorification d’Israël. À la fin des temps. Dieu jugera tout le monde à partir de ses actions qui sont inscrites dans un livre.
Tous vos actes sont inscrits dans un livre. (Aboth 2.1)
Le Saint Unique jugera les justes et les méchants. Il jugera les justes et les introduira dans le jardin d’Eden. Il jugera les méchants et les condamnera à géhinnon (la géhenne). Les méchants diront : « Il ne nous a pas équitablement jugés ; il acquitte qui bon lui semble et condamne avec autant d’arbitraire ». Le Saint Unique répondra : « Je ne voulais pas tout vous révéler ». Mais dès lors que fait-il ? Il leur donne lecture du compte rendu et ils descendent dans géhinnon. (Midrach sur Ps. 1, 12b)
Les demeures de l’au-delà
Les méchants sont donc condamnés à descendre en un lieu destiné au châtiment et appelé géhinnon. Dans la Bible, on retrouve sept noms désignant ce lieu : chéol (Jonas 2,2), abaddon ou destruction (Ps. 88,11), corruption (Ps.15,10), gouffre affreux et boue fangeuse (Ps. 40,2), ombre de la mort (Ps. 107,10), topheth (Isaïe 30,33), et bien sûr géhinnon. L’emploi du verbe descendre appliqué à l’entrée dans la géhenne correspond à la croyance commune qui situe ce séjour sous la terre. Géhinnon comprend sept étages ; plus un individu est méchant, plus bas il y prend place. Le feu est le châtiment qui attend ceux qui sont destinés à la géhenne. C’est aussi un lieu de ténèbres plein de soufre.
Le Saint Unique condamne les méchants dans géhinnon pour douze mois. En premier lieu, il leur inflige des démangeaisons, ensuite le supplice du feu, qui les fait hurler : Oh ! oh ! puis c’est la neige qui les frappe, et ils s’écrient : Malheur ! malheur ! (p. Sanh. 29b)
Les justes, eux, accèdent au gan Eden (le jardin d’Eden) composé, lui aussi, de sept divisions. Ceux que Dieu admet dans le jardin sont dirigés vers la division à laquelle ils méritent d’appartenir.
À chaque juste sera assignée une résidence conforme à l’honneur qui lui est dû. Un roi humain entra dans une ville avec ses serviteurs. Quoiqu’ils aient tous franchi la même porte, quand ils y prirent leur quartier, chacun se vit attribuer une résidence correspondant à son rang. (Chab. 152,a)
On possède peu de descriptions du paradis. Cependant une représentation de ce lieu est attribuée au rabbi Josué b. Lévi qui vécut au IIIe s.
Le jardin d’Eden a deux portes de rubis ; soixante myriades d’anges officiants se tiennent à chacune d’elles. L’éclat de leur visage resplendit comme celui du firmament. Quand un juste arrive, ils lui retirent les vêtements qu’il portait en sortant de la tombe et qu’ils remplacent par huit robes de nuées glorieuses ; ils posent deux couronnes sur sa tête, l’une de gemmes et de perles, l’autre d’or de Parvaïm. Ils lui remettent huit myrtes à porter dans ses mains, et ils lui adressent cette invitation : Va prendre ta nourriture avec joie. Ils l’introduisent dans un lieu où coulent des ruisseaux entourés de huit cents variétés de roses et de myrtes. Chacun personnellement reçoit sa chambre, suivant l’honneur qui lui est dû. Il en sort quatre fleuves, l’un de lait, l’un de vin, l’un de baume et le dernier de miel ; au-dessus de chaque chambre se trouve une vigne d’or ornée de trente perles dont chacune brille autant que la planète Vénus. Dans chaque chambre est placée une table de gemmes et de perles. Soixante anges sont au service de chaque juste ; ils lui disent : Va, savoure le miel avec joie puisque tu t’es adonné à la tora qui est comparée au miel ; bois du vin qui a été conservé à l’état de raisin depuis les six jours de la création, puisque tu as cultivé la tora, qui est comparée au vin. (3)
La mystique juive, elle, parle de l’au-delà comme d’une évolution spirituelle et intégré la notion de transmigration des âmes. Cette notion étrangère au Talmud nous dit que l’âme doit expérimenter différentes incarnations afin de se purifier et d’atteindre les hautes sphères pour s’unir à la lumière.
Il existe donc plusieurs façons de voir l’au-delà dans le judaïsme. II est cependant difficile d’en faire une description précise compte tenu de la discrétion des textes sur le sujet. Pour sa sœur cadette, l’islam, c’est tout à fait différent.
L’islam : La proclamation de la vie éternelle
O toi !… Âme apaisée !… Retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée ; entre donc avec mes serviteurs ; entre dans mon Paradis ! (89, 27-30) (4)
Plusieurs voient dans les croyances islamiques sur la vie après la mort « une sorte de copie matérialisante des conceptions judéo-chrétiennes » (5). En regardant de plus près, on se rend vite compte que nous sommes en présence d’une tradition riche et originale à bien des points de vue. L’islam a toujours proclamé avec conviction qu’il existe une vie éternelle après notre passage sur terre. L’essentiel du message coranique consiste à rappeler à ceux qui le reçoivent les événements futurs qui se produiront certainement : la fin du monde, la résurrection des morts et le jugement dernier suivi de l’immortalité dans l’au-delà. Dieu avertit ainsi l’humanité par l’intermédiaire de son prophète :
Dieu lance l’Esprit qui provient de son Commandement sur qui il veut, parmi ses serviteurs avec la mission d’avertir les hommes du Jour de la Rencontre, du Jour où ils comparaîtront… (40,15)
La fin des temps ou le jour de la résurrection et du jugement est l’un des thèmes les plus importants de la prédication coranique. Le terme al- akhira (l’au-delà) apparaït cent-treize fois dans le Qur’an, alnar (l’enfer) y apparaît deux-cent-quatre-vingt-neuf fois, yawm al-din (Jour du jugement) trois-cent-dix fois, janna (paradis) deux-cent-cinquante-huit fois, jahannam (géhenne) soixante-dix-sept fois ; on retrouve aussi fréquemment les mots qiyama (résurrection) et mizan (balance). Des sourates entières sont consacrées à la description du jugement ou des demeures éternelles et plus de trois-cents textes mettent en référence les bonnes ou mauvaises actions de l’homme et leur rétribution finale.
Les rites de deuil
Malgré certaines variantes régionales, il existe une norme coranique du rituel mortuaire. Un hadith dit :
Chaque être humain, lors de sa résurrection, sera dans le même état que lorsqu’il mourut : pour cette raison, les assistants aux funérailles répéteront la shahada au nom du décédé pour qu’au moment du jugement, celui-ci se présente en vrai musulman. (6)
Cette prescription rappelle l’importance des derniers moments de la vie et implique tout un comportement vis-à-vis la dépouille mortelle. À l’approche de la mort, il faut réciter avec le mourant la shahada (profession de foi), fondement de l’islam, ce qui permet à la personne d’affirmer sa foi avant de quitter ce monde. Au moment de l’agonie, le mourant est orienté vers la qibla (direction de La Mecque). À la mort, on ferme les yeux du défunt puis on lui fait les ablutions rituelles de la prière afin qu’il soit en état de pureté rituelle pour entrer dans l’au-delà. On enveloppe le corps de trois pièces d’étoffe après lui avoir enlevé les habits usuels, puis on le recouvre d’un linceul blanc semblable à celui que revêtait le Prophète lorsqu’il fut enseveli. Aucun nœud ne peut composer la tenue funéraire, car on empêcherait ainsi l’âme de sortir du corps.
Il est interdit d’altérer le cadavre, par exemple par l’incinération, toujours en raison du hadith cité plus haut. On enterre le corps en direction de la qibla et on lui tourne la tête du côté droit afin que son visage soit en face de la ka’bah (temple sacré de La Mecque) comme au pèlerinage. C’est à ce moment d’ailleurs qu’il s’était préparé symboliquement à cette étape finale de sa vie en se rasant la tête et en se couvrant d’une étoffe blanche non cousue rappelant le linceul qui l’enveloppera au moment où il comparaîtra devant son créateur et maître, le jour du jugement dernier. Au moment de la mise en terre, l’imam prie en prononçant la formule : « Au nom de Dieu et dans la religion du Messager de Dieu ». (7)
Après l’enterrement, on prononce une prière pour suggérer au mort la réponse à l’interrogation des deux anges. Cette prière constitue une bonne synthèse de la foi musulmane concernant la vie après la mort :
O serviteur/servante de Dieu, rappelle-toi l’engagement pris avant de quitter le monde d’ici-bas, à savoir l’attestation qu’il n’y a de Dieu que Dieu Lui-même et que Muhammad est le messager de Dieu, la croyance que le Paradis est une vérité, que l’Enfer est une vérité, que l’interrogatoire dans le tombeau est une vérité, que le jour du jugement dernier viendra, il n’y a aucun doute là-dessus ; que Dieu ressuscitera ceux qui sont dans les tombeaux, que tu as accepté que Dieu fût ton Seigneur, l’Islam ta religion, Muhammad ton prophète, le Quran ton guide, la Ka’bah la direction où tu te tournes aux offices et tous les Croyants tes frères. Que Dieu te raffermisse dans cette épreuve, car le Quran dit : « Ceux qui croient, Dieu les affermit par une parole ferme dans la vie présente et dans l’au-delà aussi. Tandis que Dieu égare les prévaricateurs, et Dieu fait tout ce qu’il veut ». (14,27) Et aussi : « O âme tranquillisée, retourne vers ton Seigneur agréante agréée ; entre donc parmi Mes esclaves ! Et entre dans Mon Paradis ! ». (89, 28-30) (8)
La fosse est remplie de pierres plates puis de terre. La tombe doit simplement être constituée de briques. Dans plusieurs pays du Proche-Orient, on a l’habitude de fixer deux stèles à chacune des extrémités de la tombe afin de décourager les démons de trouver l’accès à celle-ci et d’y déranger l’âme du défunt.
L’interrogation du tombeau
La sunna (tradition) islamique développa après la mort du Prophète une autre forme de jugement, l’interrogation du tombeau. Il y a maintenant deux formes de jugement : un au tombeau après la mort de la personne, et l’autre à la fin des temps. L’ange de la mort dont la tâche est d’extraire l’âme du défunt a deux yeux, un dans la figure et l’autre dans la nuque. Il se présente au mourant, saisit son âme immédiatement et effectue l’interrogatoire de la tombe. Deux anges noirs, Munkar et Nakir, interrogent le mort en regard de sa foi et de ses actes.
Les réponses du croyant transforment sa tombe en un endroit spacieux et plein de lumière. Les réponses de l’infidèle ont l’effet inverse : la tombe se referme sur lui et lui brise les os. Il est pris en charge par une brute sourde, aveugle et muette qui le fait souffrir. Le vertueux est accueilli par des anges avec des visages de lumière, le non-croyant lui, est reçu par des anges affreux. Il y a de la soie et du musc pour le croyant, de la toile et du goudron pour l’infidèle. La tombe du fidèle se transforme automatiquement en jardin verdoyant, la tombe du non vertueux est pleine de serpent à sept têtes. Le mort restera dans sa tombe jusqu’au jugement dernier.
Le jugement dernier
Le grand jour sera annoncé par le son percutant de la trompette. Le Qur’an multiplie les grands signes annonciateurs. La terre sera secouée de son séisme, le ciel se fendra, les planètes se disperseront, les montagnes « voleront comme des flocons de laine cardée » (101,5), le soleil se lèvera au couchant ; et « retentira le Retentissement » (79,6) tandis qu’« il sera soufflé dans la Trompette » (74,8). Alors viendra le grand fana (l’anéantissement) de toute créature, excepté celles dont Dieu, gratuitement, décrétera la survivance. Au second coup de trompette, en un clin d’œil, les morts des siècles passés et ceux récemment anéantis ressusciteront.
Cette sommation au jugement rassemblera non seulement les humains, mais aussi les jinns et les animaux de la création. Ils seront transportés nus au lieu de rassemblement ; certaines traditions parlent de Jérusalem pour ce rassemblement, d’autres disent que ce lieu n’est pas sur la terre. La masse des créatures rassemblées des sept cieux et des sept terres avec les anges, les jinns et les démons, se tiendront sous le soleil brûlant sans endroit pour trouver de l’ombre.
Au grand rassemblement des ressucités succédera haw/al-mawqif (la terreur du lieu de la Station). Dieu y apparaîtra terrible et les hommes y seront bridés par une sueur d’angoisse. Seuls les prophètes, les saints et certains justes seront exemptés de l’épreuve.
Ce Jour-là, aucune âme ne pourra rien en faveur d’une autre âme. Ce Jour-là, la Décision appartiendra à Dieu ! (82,19)
Pour le Jour où l’on soufflera dans la trompette ! Ce Jour-là, nous rassemblerons les coupables hagards. (20,102)
Lorsqu’on sonnera une seule fois de la trompette ; lorsque la terre et les montagnes seront emportées et pulvérisées d’un seul coup ; celle qui est inéluctable surviendra ce Jour-là ; le ciel se fendra et sera béant ce jour-là. Les anges se tiendront sur ses confins, tandis que ce Jour-là huit d’entre eux porteront le Trône de ton Seigneur. Ce Jour-là vous serez exposés en pleine lumière ; aucun de vos secrets ne restera caché. (69,13-18)
C’est alors que, selon une tradition, Muhammad intercédera pour certaines personnes lors du jugement. Un hadith rapporte que le Prophète aurait dit qu’il avait été envoyé pour tous les peuples et qu’il avait reçu la prérogative d’intercéder pour les autres.
Ce Jour-là, l’intercession ne profitera qu’à celui en faveur de qui le Miséricordieux l’aura permise, en faveur de qui il agréera une parole. (20,109)
Trois sortes de livres apparaîtront : le livre des destinées, la liste des justes et celle des incrédules et les livres où sont inscrites les actions des hommes.
Toutes leurs actions sont consignées dans les Livres ; chaque chose, petite ou grande, est inscrite. (54,52-53)
Le Livre sera posé : Tu verras alors les coupables anxieux au sujet de son contenu. Ils diront : « Malheur à nous ! Pourquoi ce livre ne laisse-t-il rien, de petit ou de grand, sans le compter ». (18,49)
Les anges remettront à chacun son livre. Le juste recevra ce livre dans la main droite (84,7), le coupable le tiendra derrière son dos (84,10) ou dans la main gauche (69,25). Les balances seront mises en place et l’on interrogera les gens sur toutes leurs actions, grandes ou petites. Toutes les actions des créatures seront placées dans la balance pour être pesées. Ceux pour qui la balance indique un bon travail seront admis au jardin, mais ceux qui ont peu de mérites seront envoyés en enfer.
Ce jour-là, la pesée se fera : – telle est la vérité – ceux dont les œuvres seront lourdes : voilà ceux qui seront heureux. Ceux dont les œuvres seront légères voilà ceux qui seront eux-mêmes perdus, parce qu’ils ont été injustes envers nos Signes. (7,8-9)
Tous alors, croyants comme incroyants, absous ou condamnés, devront passer sur le pont Sirat (36,66 ; 37, 23). Ce pont, fin comme un cheveu et aiguisé comme un sabre, enjambera le fossé de l’enfer. Le juste traversera sans danger ce pont. Quelques-uns ramperont, tandis que d’autres, pliant sous le poids de la culpabilité, glisseront et tomberont dans la crevasse.
Oui, le châtiment de la Géhenne, le châtiment du Feu attend ceux qui auront soumis à une épreuve les croyants et les croyantes et qui, ensuite, ne se seront pas repentis.
Oui, il y aura pour ceux qui auront cru et qui auront accompli des œuvres bonnes, des jardins où coulent les ruisseaux : voilà le bonheur suprême ! (85,10-11)
Après avoir traversé le pont, les croyants s’abreuveront à la piscine du Prophète qui est approvisionnée par Kawthar, la rivière du paradis. Son eau est plus blanche que le lait, plus douce que le miel et plus parfumée que le musc. Ses rives sont d’or, son lit est de perles et de coraux. Boire de cette eau éloigne à jamais la soif. Puis ce sera l’entrée dans l’au-delà.
Les demeures de l’au-delà
Dans l’au-delà se trouve une demeure intermédiaire et temporaire, les Araf (voile entre le paradis et l’enfer), mentionnée dans le Qur’an (7,46). La plupart y voient un séjour neutre où sont mis en attente les croyants dont les bonnes et les mauvaises actions s’équivalent sur les plateaux de la balance. On y retrouve aussi les musulmans morts avant l’âge de raison.
Les deux grandes demeures de l’au-delà sont al-nar (l’enfer, la fournaise) et al janna (le jardin, le paradis). Elles sont toutes deux éternelles. Le Qur’an parle avec abondance de ces deux lieux.
L’enfer est composé de sept couches. La moins profonde est réservée aux croyants et sera détruite quand le dernier d’entre eux entrera au paradis. Cette première couche est souvent identifiée par le nom de géhenne. Les autres couches sont réservées aux juifs, aux chrétiens, aux sabéens aux mazdéens, aux adorateurs d’idoles et aux hypocrites qui seront tourmentés. Le condamné suppliera Malik, le gardien, mais en vain. Il gira menotté entouré de feu de tous côtés et torturé par des anges armés de fouets. Percé par des sabres, sa tête sera broyée et ses souffrances seront multiples :
Nous jetterons bientôt dans le Feu ceux qui ne croient pas à nos Signes. Chaque fois que leur peau sera consumée, nous leur en donnerons une autre afin qu’ils goûtent le châtiment. (4,56)
Ils seront abreuvés à une source bouillante ; ils n’auront pour nourriture que des épines qui ne les engraisseront pas et qui n’apaiseront pas leur faim. (88,5-7)
Le paradis, lui, est un lieu de délices où les élus sont récompensés par la jouissance de biens créés :
Il les récompensera pour leur patience en leur donnant un jardin et des vêtements de soie. Là, accoudés sur des lits d’apparat ils n’auront à subir ni soleil ardent, ni froid glacial. Ses ombrages seront à proximité et ses fruits inclinés très bas, pour être cueillis. On fera circuler parmi eux des vaisseaux d’argent et des coupes de cristal, de cristal d’argent et remplies jusqu’au bord. Ils boiront une coupe dont le mélange sera de gingembre, puisé à une source nommée là-bas : « Salsabil ». Des éphèbes immortels circuleront autour d’eux. Tu les compareras, quand tu les verras, à des perles détachées. Quand tu regarderas là-bas, tu verras un délice et un faste royal. Ils porteront des vêtements verts, de satin et de brocart. Ils seront parés de bracelets d’argent. Leur Seigneur les abreuvera d’une boisson très pure. Cela vous est accordé comme une récompense. Votre zèle a été reconnu. (76,12-22)
Tout comme l’enfer, le paradis est composé de sept niveaux : les délices, le refuge, le séjour, le firdaws, l’immortel, la maison de la paix et la maison de la majesté.
La mystique musulmane propose une vision de l’au-delà bien différente. Dans cette perspective, l’homme est une synthèse de tous les mondes visibles et invisibles. II porte en lui enfer et paradis. Les mondes spirituels correspondraient, toujours selon cette école, à des étapes de l’éveil.
Conclusion
Pour conclure, nous aimerions parler de la croyance en l’existence réelle de ces mondes. Plusieurs écoles théologiques disent que ces descriptions sont des symboles qui nous aident à comprendre un mystère. On parle de jouissances sensibles, mais sans qu’on puisse en préciser le mode ni surtout les comparer aux jouissances sensibles de la terre. Dans le judaïsme, plusieurs penseurs insistent sur l’aspect métaphorique de ces textes. C’est aussi à ce principe que pensait AI-Ghazali lorsqu’il disait que les serpents du tombeau n’étaient pas de la même espèce que ceux du monde ici-bas et qu’ils étaient perçus par d’autres sens et non par la vue. (9)
Les contempteurs de l’Islam s’imaginent que le Coran matérialise à l’excès ses descriptions (du Paradis) alors qu’il reprend des notions déjà pressenties sous les voiles d’un mystère impénétrable et intraduisible et qu’il développe les thèmes connus sous des symboles cachant des réalités autres, en des termes accessibles à tous. (10)
L’au-delà n’est plus à ce moment une croyance superstitieuse engendrée par l’anxiété face à la mort, mais un moyen d’affirmer sa foi en Dieu et de rappeler la relation particulière qu’il entretient avec le croyant. Ces quelques pages n’épuisent malheureusement pas la richesse de ce thème. Nous n’avons pu esquisser que les grandes lignes d’une croyance variée en montrant la proclamation de l’au-delà dans la pratique et dans les sources traditionnelles de ces religions.
* L’auteur est chercheur et professeur d’histoire des religions au collège de Sainte-Foy.
Ce texte est paru dans la revue Médium, no 30, printemps/été 1988 p. 14-20.
Notes :
1 Les citations bibliques proviennent de la traduction du rabbinat français sous la direction de Zadoc Kahn, grand rabbin, Paris, Colbo, 1973. Les citations talmudiques proviennent de A. Cohen, Le Talmud, Paris, Payot, 1983.
- Cité dans Z. Bianu, Les religions et.. la mort, Paris, Ramsay (Les religions et…), 1981 161-162.
- Cité dans A. Cohen, op. cit., 456.
- Les chiffres entre parenthèses renvoient au Qur’an. Les traductions proviennent de Le Coran, Traduction et notes par D. Masson, Paris, Gallimard (Folio 1233-1234),1967.
- F. Grégoire, L’au-delà, Paris, PUF (Que sais-je 725),1977, 56.
- Cité dans Z. Bianu, op.cit., 197-198.
- «Iniatiation à l’islam», France-Islam, 8 (87-91), 1974, 232.
- loc.cit.
- Cité dans M.S. Seale, «Islamic Society», Life after Death, London, Weidenfeld and Nicolson, 1976,126.
- D. Masson, Monothéisme coranique et Monothéisme biblique, Paris, 1976,684.
Bibliographie
BIANU, Z., Les religions et… la mort, Paris, Ramsay (Les religions et…), 1981.
DURING, J., «L’au-delà de la mort dans l’islam,,, in Marc de Smedt dir., La mort est une autre naissance, Paris, Seghers, 1978, 161-187.
GARDET, L. L’islam. Religion et communauté, Paris, Desclée de Brouwer, 1970.
GUGENHEIM, E., Le judaïsme dans la vie quotidienne, Paris, Albin Michel (Présence du judâisme),1978.
« Initiation à l’islam », France-islam, 8(87-91), 1974.
ROTH, C., (ed.) Encyclopedia Judaica, 16 vois., Jérusalem, Keter, 1972.
SEALE, M.S., «Islamic society», in Toynbee, Arnold, Arthur Koestler and others, Life aller Death, London, Weidenfeld and Nicolson, 1976,123-131.
TREPP, L., The Complete Book of Jewish Observance, New York, Behrman House, 1980.
WERBLOWSKY, J.Z. et G., WIGODER, (ed), The Encyclopedia of the Jewish Religion, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1965.