Remis à l’avant-scène de l’actualité par le roman de Dan Brown, Da Vinci Code, publié en 2003 et vendu à plus de 86 millions d’exemplaires, le Florentin Léonard de Vinci (1452-1519) fascine toujours. Croiriez-vous que cet intellectuel catholique, ayant vécu à l’époque de la Renaissance, ait été transformé en un prototype du sceptique athée moderne ?
L’histoire nous apprend notamment que De Vinci n’a rien publié de son vivant, bien que plus de cinq mille feuillets composés de sa main aient été retrouvés. Ces feuillets portaient sur ce qu’on a appelé ses « inventions », mais ils n’étaient pas vraiment connus à son époque. Quant aux machines dont De Vinci revendiquait la paternité, elles avaient la plupart du temps déjà été dessinées par des ingénieurs anonymes. Il faut ajouter que certains engins conçus par De Vinci posaient problème : on cite le cas d’un char d’assaut qui aurait risqué d’asphyxier son équipage ou d’un parachute si lourd qu’il aurait écrasé le parachutiste en arrivant au sol. Certaines des créations les plus originales de De Vinci reposent sur des analogies ou des liens étroits avec des phénomènes naturels. C’est par exemple l’observation attentive du vol d’un oiseau qui lui a donné l’idée de la « vis aérienne » qui deviendra plus tard l’hélicoptère.
On peut se demander pourquoi, malgré ses imperfections, De Vinci suscite encore aujourd’hui toujours autant d’intérêt. C’est vrai que l’enfant fut exceptionnel. Né de parents qui n’étaient pas mariés, élevé par la famille de son père sans passer par l’apprentissage du grec et du latin, il fut en quelque sorte réduit à chercher hors des sentiers battus les connaissances dont il avait soif, et aiguisa ainsi son sens de l’observation. Il tâta de tous les métiers, devenant à la fois peintre et sculpteur (avec le soutien de Verrocchio, il est vrai), également musicien, architecte, ingénieur, humaniste, urbaniste, géologue, physicien et anatomiste. Comme il était gaucher, il développa une « écriture en miroir », sorte de code secret qui demandait à être lu à l’envers. Il reste curieux qu’on représente De Vinci surtout en vieillard à la longue barbe blanche, symbole de sagesse s’il en est, même s’il ne connut aucune relation amoureuse stable, qu’il fut accusé de sodomie, que son humeur fluctuait d’un extrême à l’autre et que ses extravagances vestimentaires étaient notoires. Dans ses travaux, il magnifie le corps humain, exalte le vol majestueux des oiseaux, scrute les mouvements du corps dans l’eau comme dans l’air, autant de moyens de rêver et de se projeter vers l’infini. De Vinci s’intéressait en particulier aux mouvements de l’âme qu’il entendait suggérer dans ses toiles à même le corps de ses personnages. On a dit de La Scapigliata, un tableau illustrant une jeune fille décoiffée, que l’aspect angélique de son visage évoquait l’intériorité, tandis que les cheveux évoquaient les turbulences d’une âme passionnée. Au dire même de De Vinci, les mouvements du visage de la fameuse Joconde porteraient la marque de la passion tandis que le sourire à peine esquissé de cette femme évoquerait la joie dissimulée en son âme.
Ces quelques considérations montrent assurément le caractère éclectique de De Vinci : il se savait un touche-à-tout, un homme extrêmement versatile qui ne se laissait guider que par son immense curiosité. Quitte à se tromper ou à choquer, il n’avait jamais eu peur de tenter de nouvelles expériences. Il innovait sans vergogne. Le Saint Jean-Baptiste, une sorte d’androgyne assez éloigné de l’ascète des évangiles, a dû paraître audacieux, mais De Vinci ne s’est jamais expliqué sur ses choix. De Vinci ne respectait pas les canons de l’époque, et remettait même en question la philosophie aristotélicienne. Il ne se bornait pas à imiter ses pairs. Il innovait, même si ses décisions étonnaient. Ses méthodes ont dû paraître curieuses. Quand il peignit La Cène, on dit qu’il lui arrivait de monter dans un échafaudage et d’y observer la toile pendant des journées, pour ensuite rectifier un simple trait. Le résultat fut loin d’être conventionnel : on se demandera longtemps pourquoi il a introduit dans ce tableau une femme (ou un homme à l’allure féminine), pourquoi Judas est difficilement identifiable. On s’interrogera entre autres sur la symbolique des aliments, sur la correspondance possible entre certains apôtres et d’autres hommes connus, philosophes ou personnes de son entourage. L’envers d’une si intense activité, en peinture comme en d’autres domaines, c’est qu’il est souvent arrivé à De Vinci d’interrompre ses projets, de ne pas les mener à terme, comme s’il ne savait pas exactement où il allait.
Depuis cinq cents ans, les études sur les œuvres de De Vinci se sont multipliées. On y relève souvent leur caractère ésotérique, la présence d’éléments cachés que seuls certains initiés pouvaient comprendre. L’ésotérisme florissait à la Renaissance, un filon que Dan Brown n’a pas manqué d’exploiter dans son roman. À cette époque, en effet, nombre de philosophes, de médecins et de religieux, cherchaient par la magie, l’astrologie et l’alchimie, à percer les secrets de l’univers. De Vinci s’inscrit dans cette quête spirituelle. On reconnaît ce penchant vers l’ésotérisme en particulier dans sa conception de la Nature comme être vivant. En elle se superposeraient divers niveaux, tous reliés entre eux, qu’ils fassent partie du microcosme ou du macrocosme. Dieu, de qui émane la Nature, se trouverait au-dessus du cosmos. L’être humain, quant à lui, procéderait de la Nature. De Vinci faisait de l’expérience intérieure le moteur de la quête de compréhension du monde et c’est elle qui motivait ses recherches. On passe ainsi de l’Âme vers l’Intellect pour finalement atteindre l’Un. Ces aspects ésotériques firent en sorte que l’abbé Barruel, en 1789, supposa que De Vinci faisait partie des Illuminati, les membres d’un groupe fictif ayant provoqué la Révolution française afin de renverser la monarchie et l’Église catholique. Dan Brown préfère penser que De Vinci fait partie du Prieuré de Sion, une organisation secrète qui, dès 1099, aurait connu et protégé un secret dont la révélation pourrait causer la perte de l’Église catholique mais dont l’existence réelle échappe en fait à toute investigation sérieuse.
On comprend peut-être mieux maintenant pourquoi Léonard de Vinci est devenu un mythe illustrant certaines valeurs d’aujourd’hui. À son époque, De Vinci apparaissait déjà comme une figure mythique du génie latin, notamment au plan religieux. Dès la fin du XIXe siècle, alors que la sécularisation des sociétés européennes s’est accompagnée de la sacralisation d’une science qui s’est construite en s’opposant radicalement à la religion, on en est arrivé à dépeindre ce génie comme une incarnation du progrès et du rationalisme. En acceptant de hisser De Vinci au rang de héros moderne, en en faisant un personnage plus grand que nature, n’est-on pas en train de dire qu’une science qui donne accès à toute connaissance devient un succédané de la religion ?
Pour en savoir davantage :
- « Léonard De Vinci. Les dessous d’un mythe », Le Point, Hors-Série, Les grandes biographies, no 26, octobre-novembre 2019.