Mais qui diable est Satan?

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à l’émission Québec Réveille sur les ondes de CKIA fm 88,3

Commotion à Ottawa : une « messe noire » se serait tenue dans un bar du centre-ville le 17 août 2019. « Vite, sortons l’eau bénite, les crucifix et prions pour ces pauvres hères », pourrait-on se dire. C’est du moins une réaction de ce genre qu’a eue l’archidiocèse de l’endroit, qui a perçu là une attaque contre le Christ et son Église. Mais croiriez-vous que cette « messe » était en fait composée de numéros burlesques, d’une collecte de chaussettes pour des sans-abri et d’un rituel contre ce que les organisateurs ont nommé des « symboles superstitieux », des idées reçues et des abus d’autorité? On est apparemment loin des cruels sacrifices sanglants et des orgies associés aux rituels démoniaques!

Le groupe qui a été à l’origine de cet événement se nomme le « Temple satanique » (à ne pas confondre avec l’Église de Satan fondée en 1966 par l’Américain Anton Szandor La Vey). Ce mouvement a pris naissance aux États-Unis en 2013. Deux amis, dont Lucian Greaves, qui en est l’actuel porte-parole, l’ont fondé à la blague afin de marquer leur opposition à un certain conservatisme chrétien. Les deux compères jugeaient entre autres que l’État privilégiait les chrétiens à l’exclusion d’autres groupes religieux. La création du « Temple satanique » est une façon cocasse de marquer leur opposition à ce type d’avantage. Le groupe se fit d’abord connaître en érigeant à Détroit en 2015 une statue de 2,6 mètres de haut représentant Baphomet, une créature ailée à tête de bouc, qui aurait été vénérée par les occultistes et certains satanistes. Le pentacle ou pentagramme, une étoile à cinq pointes, un emblème de Satan, figurait au-dessus de la tête de la statue. À ses côtés, deux enfants fixaient ce géant avec une certaine admiration. En août 2018, en signe de protestation contre le fait qu’un monument représentant les tables des Dix Commandements de Dieu puisse être érigé devant le Capitole d’Oklahoma, la statue de Baphomet fut déplacée juste à côté du monument chrétien en tant que symbole d’une foi différente. Cet acte d’éclat contraignit le gouvernement à se rendre en Cour suprême pour tenter de conserver son monument. L’État fut débouté : il aurait contrevenu à un article de la loi stipulant qu’aucune religion particulière ne peut bénéficier exclusivement de l’argent public. D’autres manifestations du même genre furent ultérieurement organisées ailleurs, toujours pour s’opposer à ce que le mouvement considère comme des privilèges réservés exclusivement aux Églises chrétiennes.

Ces épisodes reflètent un principe fondamental du Temple satanique, à savoir la promotion d’une séparation stricte entre l’État et la religion, quelle qu’elle soit. C’est pourquoi le mouvement s’est opposé à ce que l’enseignement chrétien soit dispensé aux enfants à l’école publique en lançant en juillet 2016 l’« After School Satan ». Cette initiative visait à remplacer la Bible par des cahiers d’activités valorisant la science et la diversité. Le mouvement enseigne également que le corps de chacun est soumis à sa seule volonté et défend par conséquent le droit absolu des femmes à l’avortement. Il ne voit non plus aucune limite aux libertés individuelles, ce qui comprendrait la liberté d’offenser. Personne n’aurait toutefois le droit d’empiéter sur les libertés d’autrui. Le groupe tient en outre à la justice et à la compassion : ces valeurs devraient inspirer les lois, et prévaloir sur toutes les institutions. Quant aux croyances, qu’elles soient religieuses ou non, elles devraient toujours s’accorder avec la science contemporaine, que le mouvement cherche à promouvoir. Le Temple satanique se considère donc comme un humanisme séculier prônant une grande tolérance pour la différence et encourageant le pluralisme. Cela ne serait d’ailleurs pas étranger au fait que plus de 50 % de ses membres soient LGBTQ (lesbiennes, gais, bisexuels, transgenres, homosexuels) puisque ceux-ci y seraient accueillis à bras ouverts et qu’on les y défendrait bec et ongles. Par exemple, pour contester la position « anti-gay » de l’Église baptiste de Westboro, le mouvement organisa une « messe rose » où des couples de même sexe s’embrassaient à pleine bouche.

Outre ces principes, le Temple satanique se veut non théiste, c’est-à-dire qu’il ne croit ni en Dieu ni en diable. La figure de Satan se veut en fait un symbole, une métaphore, une figure littéraire de contestation. On ne peut nier par ailleurs que le mouvement se plaît au sarcasme et à la provocation. Son but est de faire réagir et d’ébranler le conservatisme. On comprend peut-être mieux qu’il ait fait l’objet de nombreuses poursuites judiciaires. Cependant, le Temple satanique se défend de vouloir attaquer spécifiquement le christianisme. Il se dit plutôt « post-chrétien » et non « anti-chrétien ». Ce qu’il veut en fait, c’est de défendre à tout prix la liberté d’expression et le droit de tous, tant les non-croyants que les croyants de quelque religion que ce soit, à bénéficier exclusivement des mêmes largesses de l’État. Loin d’être une religion traditionnelle, le mouvement se veut davantage à caractère social que spirituel. Il ne promeut aucune transcendance ni aucun rituel régulier. Il y a bien à l’occasion certains rites qui donnent l’impression d’être « blasphématoires », en particulier certains pastiches de gestes de déférence au fameux Baphomet, mais à forte consonance satirique et qui visent avant tout à éveiller à une totale liberté d’expression.

Il faut ajouter que certains membres du mouvement ont organisé un peu partout aux États-Unis et, depuis 2019 au Canada, des cérémonies pour abjurer leur foi au baptême qu’ils ont reçu alors qu’ils étaient enfants. Toutefois, les adeptes sont parfaitement libres de participer à ces événements. Quant au siège social de Salem au Massachusetts, il se veut un lieu de rencontre que tous peuvent visiter et où l’on retrouve des œuvres d’art inspirées de Satan, mais sans pratique d’aucun culte précis. Aux États-Unis, il y a dix-huit chapitres (groupes officiels) et un à Ottawa. Le Temple satanique fut reconnu officiellement en tant que religion en 2019 par le gouvernement américain, ce qui l’exempte de payer des taxes, au même titre que les autres religions.

Nous sommes donc bien loin des Princes des ténèbres qu’on nous présente à Hollywood. Reste à voir si ces idéalistes survivront à l’épreuve du temps, sans trop tirer le diable par la queue!

Pour en savoir davantage :

  • « The Satanic Temple », Wikipedia, The Free Encyclopedia, 16 sept. 2019. Consulté le 25 septembre 2019.

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