On s’imagine parfois que les religions se développent en circuit fermé, sans aucun contact les unes avec les autres. Au contraire, de tels contacts ont toujours existé, bien qu’ils passent souvent inaperçus. À ce chapitre, croiriez-vous que la vie du Bouddha ait été connue des chrétiens, et que ceux-ci aient vénéré le Bouddha lui-même comme un grand saint, bien avant que les historiens ne traduisent dans les langues occidentales ses plus anciennes biographies ? C’est pourtant bien ce qui s’est produit.
On peut dire qu’avant la seconde moitié du XIXe siècle, les Occidentaux ne savaient pas grand-chose du Bouddha. À partir du milieu du XVIe siècle, certains missionnaires chrétiens, comme le jésuite François Xavier qui avait séjourné à Goa en Inde avant d’aller au Japon, avaient parfaitement conscience de l’importance qu’avait ce personnage en Asie. Ils savaient même que plusieurs sectes s’en réclamaient sous les noms de Xaca ou d’Amida pour le Japon, de Fo pour la Chine. Un siècle plus tard, des missionnaires se mirent à l’étude de la langue sanskrite : leur but était de se faire une meilleure idée des enseignements de l’Inde ancienne, et de combattre plus efficacement des doctrines qu’ils rangeaient globalement au sein du paganisme. Pendant ce temps, les grands écrivains et philosophes occidentaux répandaient à propos du Bouddha les idées les plus farfelues. Certains imaginaient même qu’en raison de ses cheveux apparemment crépus, le Bouddha devait être d’origine éthiopienne et qu’il aurait été initié aux mystères égyptiens avant d’immigrer en Inde !
Pendant ce temps, et sans se douter de ce qu’ils faisaient alors, des chrétiens honoraient le 27 novembre un certain saint Josaphat, un homonyme d’un saint évêque polonais ayant vécu au début du XVIIe siècle. Son histoire figurait dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine, un recueil d’environ 150 vies de saints composé en latin entre 1255 et 1266. On y apprenait entre autres que ce Josaphat aurait été converti par l’ermite Barlaam et qu’il aurait été le fils d’un grand roi des Indes. Au XVIe siècle, le célèbre voyageur portugais Diogo do Couto, qui avait entendu parler du Bouddha pendant ses séjours en Inde, s’était demandé si saint Josaphat et le Bouddha n’étaient pas qu’un seul et même individu. Mais il fallut attendre les années 1859-1860 pour que l’Occident se fasse une meilleure idée de ce qui avait pu se passer.
Il importe d’abord de prendre conscience que, pendant la première partie du XIXe siècle, à l’exception de quelques missionnaires chrétiens et quelques voyageurs, les Occidentaux ne savaient pas encore que celui qui était honoré sous les noms les plus divers dans presque toute l’Asie était un maître ayant vécu au nord-est du sous-continent indien environ cinq ou six siècles avant Jésus-Christ. Les choses allaient vite changer quand Abel-Rémusat traduisit du chinois le récit que le moine Faxian fit au début du Ve siècle de notre ère de son dangereux périple de la Chine continentale à travers le désert de Gobi et jusqu’en Inde pour rendre hommage aux saints lieux que le Bouddha avait fréquentés et en ramener de précieux manuscrits. Cette première traduction annotée parut de façon posthume en 1836, mais avait été précédée en 1832 d’un article dans la Revue des Deux Mondes. Elle prouvait indirectement, mais de façon catégorique, que le bouddhisme était vraiment né dans le nord-est de l’Inde. Si les anciens Chinois n’hésitaient pas à braver mille périls pour venir se recueillir en ces lieux, c’était justement qu’ils savaient de connaissance certaine que cette tradition leur était venue de l’Inde.
Bientôt allaient se succéder diverses autres traductions de textes sanskrits, chinois, tibétains permettant une meilleure connaissance du bouddhisme. L’un de ces premiers textes a été une longue vie du Bouddha, le Lalitavistara (Ier siècle ap. J.-C. ?), traduit du tibétain en français par Philippe Éd. Foucaux en 1847-1848. Cette traduction permit aux savants occidentaux de comparer les deux biographies et de confirmer leur étroite parenté. Depuis, les travaux se sont succédés, et la démonstration est devenue encore plus convaincante. Mani (216-277), le fondateur des Manichéens, paraît avoir été fasciné par le Bouddha. En s’inspirant probablement du Lalitavistara, les Manichéens, fidèles à l’enseignement de leur maître, auraient rédigé dans une langue de l’Iran une biographie de ce Bouddha, appelé aussi le Bodhisattva (l’être destiné à l’Éveil). Ce même Bodhisattva apparaît au VIIIe siècle en arabe sous le nom de Būḏāsf, au XIe siècle en géorgien sous celui de Iodasaph, au Xe siècle en grec sous celui de Ioasaph, et au siècle suivant en latin sous celui de Iosaphat. Le nom de Josaphat, qui s’est ensuite répandu en Occident, est donc le résultat de cette suite d’altérations du nom de Bodhisattva. Et quant au récit lui-même de la vie de ce saint, ces savants ont certifié qu’il reproduisait le déroulement de la vie traditionnelle du Bouddha.
Saint Josaphat sera inscrit au martyrologe de l’Église romaine, qui fut imprimé pour la première fois en 1583. Il est évident que les autorités romaines ne connaissaient rien à cette époque de l’histoire réelle de ce saint. Elles mirent des siècles à réagir : il fallut attendre la réforme liturgique d’après le concile Vatican II (soit vers 1969-1970) pour que cet intrus soit éliminé du calendrier des saints chrétiens.
Pour en savoir davantage,
- Mahé, Annie et Jean-Pierre. La sagesse de Balahvar. Une vie christianisée du Bouddha, traduit du géorgien, présenté et annoté. Paris, Gallimard, 1993 [et la bibliographie qu’on y trouve].
- Gimaret, Daniel. Le livre de Bilawhar et Būḏāsf selon la version arabe ismaélienne. Paris, Droz, 1971.