André Couture
Université Laval, juin 2020
Résumé : Plus on parle de compassion, moins le sens du mot devient précis. Ce texte se limite à quelques réflexions inspirées par l’hindouisme et le bouddhisme, puis par le judaïsme, le christianisme et l’islam. Il s’agit de préciser dans quel contexte ces religions parlent de compatir aux souffrances de l’autre.
Qui aurait dit qu’on parlerait désormais d’une charte mondiale de la compassion ? C’est un fait depuis que Karen Armstrong a gagné en 2008 le prix des conférences TED[1]. Sa conférence abordait le thème de la compassion dans les religions et proposait aux personnes intéressées à se joindre au mouvement de signer une charte pour la compassion (Charter for Compassion). Dès son lancement en novembre 2009, plus de 125,000 individus signèrent. Au nombre des personnalités qui s’engagèrent sur cette voie, on cite les noms du pape Benoît XVI, du Dalaï Lama, de Desmond Tutu. La compassion venait de prendre une valeur inestimable dans l’opinion publique.
Karen Armstrong est une irlandaise née en 1944. Elle est d’abord entrée dans une communauté de sœurs catholiques qu’elle a quittée en 1969. Elle a ensuite étudié et enseigné la littérature anglaise. Après un séjour à Jérusalem, elle publiait en autodidacte Jerusalem : One City, Three Faiths (1996) et quelques années plus tard The Great Transformation : The Beginning of Our Religious Traditions (2006), un livre sur l’évolution du christianisme au fil des siècles. Son intérêt pour les religions s’est peu à peu élargi jusqu’à englober certaines religions d’Asie, avant que ne germe en elle l’idée d’un ambitieux projet centré sur la compassion. L’idée que se fait Karen Armstrong de la compassion semble centrée sur la fameuse règle d’or, censée être un principe de morale universelle et consistant à dire qu’il faut aimer les autres comme on voudrait qu’on nous aime, ce qui voudrait dire qu’il faut être compatissant envers tout le monde[2].
Toutefois, il paraît évident que la compassion ne peut se réduire à une règle particulière, serait-ce cette règle d’or. Le but de ces quelques pages est d’examiner ce que veut dire la compassion[3] dans l’hindouisme et le bouddhisme, puis dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, et de préciser dans quel contexte ces religions lui accordent de l’importance.
L’hindouisme et la compassion
À ma connaissance, les textes indiens les plus anciens célèbrent les divinités, décrivent les rites qui leur étaient destinés et les fruits que l’on en retire comme la santé, la nourriture, la richesse, une abondante progéniture, le ciel dans l’au-delà. On prescrit des rites pour lutter efficacement contre les maladies ou les mauvaises récoltes. Le petit d’homme naît incomplet : son corps doit être régulièrement complété par des rites dits de « perfectionnement » (saṃskāra), qui consistent en purifications diverses et en protections contre les influences néfastes. Il n’est pas question de pitié ou de compassion, mais de précautions à prendre tout au long de sa vie pour exister pleinement et vivre en sécurité. On se met à parler de compassion (dayā, karuṇā, anukampa, kṛpā, etc.) quand on implore de grands ascètes de retenir, par compassion, le feu dont ils pourraient consumer ceux qui les méprisent. La pitié ou la compassion fait partie des devoirs d’un véritable roi. Les citoyens doivent évidemment se soumettre à leur roi avec dévotion (bhakti), mais réciproquement le roi doit aussi se dévouer à ses sujets, les faire bénéficier de ses largesses, être juste avec eux, éventuellement les prendre en pitié. Du véritable roi, quelques siècles avant J.-C., l’épopée du Mahābhārata dira même qu’il doit renoncer à lui-même, être compatissant à l’égard de tous les êtres et travailler à la libération des désespérés et des opprimés[4].
La religion de dévotion (bhakti), qui se met également en place avec l’épopée du Mahābhārata, ne fait qu’extrapoler au domaine spirituel l’idéal du bon roi. Qu’on l’appelle désormais Viṣṇu ou Śiva, ou le grand Viṣṇu ou le grand Śiva, ce dieu suprême est toujours un être qui dépasse infiniment le cosmos, un être qui le crée au début d’une ère cosmique et le fait se résorber en son être à la fin de cette même ère[5], un être qui est pensé comme un roi universel capable dans sa compassion de combler de ses faveurs tous ceux et celles qui s’abandonnent à lui avec dévotion. Peu importe la façon dont on les conçoit, les divers hindouismes contemporains sont tous des religions qui font une place centrale à la compassion de la part de la divinité. Et c’est même pour éprouver la compassion de leur dieu que ces dévots multiplient les rites. L’hindouisme moderne est le plus souvent un monde de rites multiples nécessaires à la libération, coexistant avec la présence d’une divinité suprême qu’on peut invoquer sous plusieurs noms. La compassion y joue toujours un rôle central, mais s’interprète diversement selon les traditions. Dans certains courants dévotionnels de l’Inde du Sud, on compare la divinité à une guenon compatissante qui transporte ses petits sur son dos à condition que ceux-ci s’accrochent activement à elle, ce qui s’oppose dans d’autres courants à une divinité également compatissante mais ressemblant plutôt à la chatte qui transporte avec sa gueule des petits qui n’ont rien à faire sinon que de se laisser passivement transporter.
Le bouddhisme et la compassion[6]
Le bouddhisme (né au Ve siècle avant notre ère) fait également bon usage de la compassion. S’il est vrai que la compassion est un sentiment qui consiste à partager les douleurs d’autrui, on ne s’étonnera guère qu’un maître qui amorce sa prédication en déclarant que « tout est douleur » (première grande vérité du sermon de Bénarès) et qui déclare avoir enfin découvert une voie pour délivrer les êtres de cette douleur, cherchera par tous les moyens à comprendre cette douleur et à compatir avec les êtres souffrants. La compassion s’est surtout développée avec le Grand Véhicule (mahāyāna), une voie dont les premiers témoignages écrits datent d’environ un siècle avant l’ère chrétienne. Le Grand Véhicule insiste en effet sur deux grandes vertus, considérées comme complémentaires, la bienveillance envers tous les êtres (la maitrī) et la compassion (la karuṇā) qui consiste à délivrer ces êtres de la douleur.
Mais pour mieux comprendre la spécificité de l’approche bouddhique de la compassion, il importe de se demander ce qu’on y entend par « douleur ». Pour comprendre l’intensité de la douleur dans laquelle les êtres sont plongés, le Bouddha l’analysait à une triple profondeur. Il y a d’abord la douleur dont on parle tous les jours et dont le Bouddha, dans son sermon de Bénarès, donne des exemples en parlant de la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort, l’union avec ce que l’on déteste, la séparation d’avec ce qu’on aime, l’impuissance à obtenir ce que l’on désire. Les souffrances peuvent être de nature physique ou de nature psychologique ou les deux en même temps. Le deuxième niveau de douleur est la douleur attribuée au changement, au fait qu’il n’existe rien de permanent ou que tout est éphémère. Même si l’être humain apprécie une expérience au point de la considérer comme un bonheur, il sait en même temps qu’en définitive cette expérience ne durera pas. Ce constat s’applique autant au plaisir sexuel qu’aux états de méditation les plus élevés, qui deviennent alors des formes subtiles de la douleur universelle. Ces deux premiers niveaux d’analyse existent également dans l’hindouisme et bien d’autres religions et n’apportent rien de très original. Autant dire que l’analyse bouddhique n’apporte jusque-là rien de bien nouveau, ou qui serait vraiment caractéristique.
Le bouddhisme distingue une troisième façon de comprendre la réalité phénoménale et du même coup un troisième niveau de douleur. La tradition affirme que le sujet, quel qu’il soit, est toujours composé d’un certain nombre d’éléments physiques et psychiques, qu’il n’est jamais indépendant, qu’il reste toujours sous l’emprise de conditionnements multiples. Le Bouddha dénonce comme une vaine imagination le fait qu’un humain puisse s’imaginer être un ‘je’ indépendant, un soi-même (ātman), une âme ou un esprit. Il soutient que, pour se libérer, il faut se vider de cette fausse conception. C’est ce que signifie dans ce contexte la « vacuité », un concept utilisé momentanément par la méditation bouddhique pour éliminer une fois pour toutes l’idée de moi ou de soi. D’un point de vue bouddhique, il n’y a pas plus grande sottise que d’absolutiser la vacuité et de lui conférer une substance quelconque. Il est pénible de se rendre compte que l’on s’est trompé sur ce qu’on est, et c’est l’ultime douleur auquel l’être humain doit faire face pour se libérer. La véritable compassion consiste donc pour le bouddhisme à transmettre cet enseignement pour permettre à tous les êtres de parvenir à l’extinction (nirvāṇa) et c’est essentiellement l’objectif poursuivi par tous les innombrables bouddhas (les êtres éveillés) et bodhisattvas (les êtres destinés à l’Éveil)
Le Grand Véhicule développe cette philosophie de la vacuité et propose de grands héros mythiques qui poussent au paroxysme toutes les vertus (en particulier la bienveillance et la compassion). L’un d’eux deviendra particulièrement célèbre, Avalokiteśvara, le « seigneur qui regarde vers le bas », c’est-à-dire vers l’humanité souffrante (Guanyin ou Kuan-Yin dans le monde chinois ; Kannon ou Kwannon dans le monde japonais ; Chenrézi dans le monde tibétain). Ce personnage royal est curieusement représenté avec dix têtes et mille bras. Ayant acquis une grande sagesse et une grande compassion, il vivait dans un ciel très élevé que l’on appelle la Terre Pure, le domaine du bouddha Amitābha. Or, avant d’arriver à l’Éveil, Avalokiteśvara avait prononcé le vœu selon lequel tous ceux qui feraient appel à lui renaîtraient dans ce paradis. Mais en observant que plus il guidait d’êtres vers l’Éveil, plus il en restait, il se désespéra, perdit son inébranlable concentration et vit sa tête éclater en cent morceaux. Amitābha dit alors à son protégé de ne pas se décourager et le convainquit d’en faire plus encore. Amitābha bénit les cent morceaux qui devinrent ses dix têtes, une onzième tête placée au-dessus étant celle d’Amitābha lui-même. Ses mille bras représentent l’infinie compassion qu’il continue d’exercer du haut de son paradis céleste. Le grand Avalokiteśvara œuvre indéfiniment à la libération des humains et des animaux. Avec toutes sortes de variantes selon les régions, cette histoire très populaire en Asie sert à illustrer un incommensurable idéal de compassion, mis au service du travail à accomplir pour libérer chacun de ce qu’il est ou croit être. Le Dalaï Lama est pour ses dévots l’incarnation de Chenrézi (ou Avalokiteśvara). On comprend que ses discours mettent à l’avant-plan l’idée de compassion et qu’il ait été l’un des premiers à signer la fameuse charte de la compassion. L’intérêt occidental pour l’actuel Dalaï-Lama n’est pas sans lien avec une certaine volonté de placer la compassion au-delà de toutes les religions.
Le judaïsme et la compassion[7]
Avec le judaïsme, on aborde une religion qui est née au Proche-Orient, dans l’ancienne Palestine. Le monothéisme juif s’est constitué lentement à partir d’un culte à un dieu national. Le sentiment que le Seigneur des juifs était un dieu unique, se situant au-delà de dieux des autres nations, s’est vraisemblablement constitué à partir d’un difficile exil à Babylone. Les célèbres quatre lettres (YHWH) du tétragramme suffisent à évoquer cette unique divinité. Faut-il prononcer Yahveh ? Les juifs s’y refusent et préfèrent parler de l’Éternel ou du Seigneur (Adonaï, littéralement « des seigneurs »), ou en français d’écrire « D.ieu », ne serait-ce que pour souligner son caractère spécifique. Ce Seigneur est d’abord un maître tout-puissant, dont la présence est forte mais discrète, un être infiniment saint. C’est dans l’unique temple de Jérusalem, aujourd’hui détruit, que certains privilégiés pouvaient en quelque sorte toucher à cette présence. Ce Seigneur est le maître des armées nationales et combat toujours en faveur du peuple choisi. Il est le roi qui protège Israël, ou le berger d’Israël, une métaphore courante pour parler d’un roi, et il va de soi qu’il ne faut jamais invoquer son nom en vain.
Malgré une telle majesté, le Seigneur des juifs est une divinité compatissante pour ses fidèles et qui se plaît à la pitié, bien que ce ne soit pas d’emblée de cette façon qu’on le caractérise. Les Psaumes n’hésitent pas à l’affirmer : « L’Éternel est clément et miséricordieux, tardif à la colère et plein de bienveillance » (103,8 ; 145,8). Une belle illustration de cette attitude compatissante figure dans le fameux épisode où Abraham intercède auprès du Seigneur en faveur de Sodome, une ville vouée au péché et à la réprobation. Successivement, le Seigneur accepte de pardonner à cette ville s’il est possible d’y découvrir cinquante justes, puis quarante-cinq, puis quarante, puis trente, puis vingt, puis dix (Genèse 18,16-33). Une surenchère de miséricorde de la part d’un Seigneur qui se prend au jeu et multiplie ses pardons. L’Éternel est une divinité exigeante, mais prête à pardonner au petit reste que constituent les « justes » qui gardent ses commandements. Le prophète Isaïe sait que les exilés ont vécu l’exil à Babylone et souhaite qu’ils se rappellent comment l’Éternel a jadis conduit son peuple, bien qu’il le laisse parfois errer hors de ses voies. Il s’adresse ainsi à l’Éternel : « Du haut du ciel regarde et vois, du séjour de ta sainteté et de ta gloire : où est ta tendresse ardente et ta puissance ? L’émotion de tes entrailles et ta compassion se refusent à moi. C’est pourtant toi qui es notre père… » (Isaïe 63,15-16). Ne redoutez plus le roi de Babylone, ajoute le prophète Jérémie en parlant au nom de l’Éternel pour apaiser la crainte des exilés, car je vous secourrai. « J’attirerai sur vous sa compassion, il aura pitié de vous, et il vous rétablira sur votre territoire » (Jérémie 42,12).
Pas étonnant que, dans le contexte actuel, les commentateurs juifs n’hésitent pas à rappeler que la compassion (ou encore la pitié, la miséricorde) fait partie des attributs essentiels de D.ieu. Dans un sermon publié le 12 février 2012 sur le site « Palestine Solidarité », on trouvait le commentaire suivant, ici légèrement simplifié.
Durant l’office synagogal, D.ieu est appelé « HaRaʽhaman », ce qui veut dire « Le Compatissant » ou « Le Miséricordieux ») ou encore « Av HaRaʽhamim », « Père de la compassion/miséricorde ». Étant donné que le judaïsme enseigne que les êtres humains ont été créés à l’image de D.ieu (Genèse 1,27), nous devons donc imiter tous les attributs positifs de D.ieu et être, entre autres, compatissant comme Lui est compatissant. Le Talmud déclare également que les juifs doivent être « Raʽhmanim Bnei Raʽhmanim », soit « des gens compatissants descendants de gens compatissants » ; en d’autres mots, les juifs se doivent de perpétuer et de transmettre de génération en génération la compassion et la miséricorde autour d’eux, de sorte que le juif qui ne serait pas compatissant ne peut prétendre être réellement de la postérité d’Abraham, notre père (Talmud Betsah 32b). Ailleurs, le Talmud déclare que le Ciel n’accorde de la compassion qu’à ceux qui sont compatissants envers les autres, et qu’Il n’accorde pas de compassion à ceux qui ne sont pas compatissants envers les autres (Talmud Shabbat 151b)[8].
Dans la suite du même propos, il est dit que, dans son commentaire sur Genèse 43,15, le rabbin Samson Raphaël Hirsch (1808-1888) précisait que le mot hébreu raʽhamim (compassion) provenait du mot reʽhem, au sens d’utérus ou de ventre, et qu’une telle étymologie nous apprend que, de même qu’une mère a de la compassion pour la vie de tous les enfants sortis de son ventre, nous devons nous aussi avoir de la compassion pour toutes les créatures de D.ieu avec qui nous partageons une origine commune. La racine raʽham se retrouve dans une quarantaine de versets de la bible hébraïque[9]. Selon Exode 33,19, poursuit le même sermon, « L’Éternel répondit : Je ferai passer devant toi toute ma bonté, et je proclamerai devant toi le nom de l’Éternel ; je fais grâce à qui je fais grâce, et miséricorde (raʽham) à qui je fais miséricorde (raʽham). » Le psaume 101,13 parle de l’Éternel comme d’un père : « Comme un père a compassion (raʽham) de ses enfants, l’Éternel a compassion de ceux qui le craignent ».
La compassion de Dieu pour l’homme et même pour l’homme pécheur ne doit cependant pas être pensée comme un aveuglement volontaire. L’importance dans le judaïsme de l’idée de justice et d’un jugement inéluctable impose une limite indépassable à la compassion[10].
Le christianisme et la compassion[11]
Le judaïsme savait depuis surtout les prophètes que le Seigneur est miséricordieusement fidèle à son alliance et qu’il redit sans cesse son amour pour son peuple. Quand l’apôtre Jean répète que Dieu est amour, les exégètes et théologiens chrétiens sont bien conscients qu’il ne fait que poursuivre la réflexion amorcée par leurs ancêtres dans la foi. La Bible juive est pour eux un ancien testament qu’ils acceptent pleinement tout en disant que le Christ Jésus est venu accomplir les anciennes prophéties qu’on y trouvait. Jésus insiste sur deux points qui faisaient partie de cette foi ancestrale, mais qui ont une incidence directe sur l’interprétation de la compassion : un pardon à accorder généreusement au nom même de cette compassion et l’insistance sur un Dieu père, naturellement compatissant.
Jésus et ses disciples ont dès l’origine connu la persécution et pris une conscience aiguë de leur situation minoritaire et faible quand leur maître a été faussement accusé de sédition et condamné à être crucifié comme un esclave. La communauté chrétienne naissante a constamment subi l’incompréhension et la persécution, comme en témoigne Luc dans les Actes des Apôtres. Pouvant difficilement percer la résistance juive, les premiers missionnaires chrétiens ont plutôt prêché aux Grecs, aux Romains et aux autres habitants de l’Empire romain, qualifiés globalement de « nations » ou « païens », avant de se tourner vers les peuples plus éloignés. Ces premiers chrétiens avaient une vive conscience d’être des « petits » qu’il faut se garder de mépriser (Matthieu 18,10). La parabole de la brebis égarée chez Matthieu (18,12-14) et Luc (15,1-10) témoigne de cette conscience. Si un homme a cent brebis et qu’une d’entre elles s’égare hors du bercail, il laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres et court à la recherche de celle qui s’est égarée, tout heureux de retrouver celle qui s’est éloignée de lui. En effet, dira le Jésus de Luc, « le fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Luc 19,10). Contrairement au Seigneur de la Genèse qui était prêt à épargner la ville de Sodome en raison d’une poignée de « justes », le Nouveau Testament dit plutôt de Jésus qu’il est venu appeler « non pas les justes, mais les pécheurs » (Marc 2,17). Jésus est venu ramener à lui les pécheurs, les égarés, les petits, et il le fait parce qu’il est le fils d’un Père compatissant.
En effet, la transition de la compassion à la paternité de Dieu est immédiate et déjà présente, comme on vient de le voir, en Isaïe 63,15-16. Le Jésus de Matthieu conclut la parabole de la brebis égarée en disant : « Ainsi votre Père qui est aux cieux veut qu’aucun de ces petits ne se perde » (Matthieu 18,14). Ce Dieu, c’est « Abba !, « Père », un père que l’on est encouragé à importuner comme on le fait avec un ami et qui finira toujours par répondre d’une façon ou d’une autre (Luc 11,5-13). La charte de la compassion pour un chrétien, c’est le « Notre père », qui inscrit le pardon comme un devoir essentiel se situant dans la foulée même de la compassion divine. « Notre Père céleste, fais-toi reconnaître comme Dieu, fais venir ton Règne, fais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel. Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin, pardonne-nous nos torts envers toi, comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous, et ne nous expose pas à la tentation, mais délivre-nous du Tentateur » (Matthieu 6,9-13, trad. TOB). On remarquera la réciprocité du pardon n’est pas d’abord, comme dans la règle d’or, un principe de morale sociale : on demande plutôt à Dieu de nous pardonner nos fautes avec la même latitude que celle dont nous avons fait preuve lorsque nous avions à pardonner à nos frères. On peut remarquer que le Siracide (28,1-2, deuxième siècle avant notre ère) disait déjà que si un homme pardonne à son prochain l’injustice que celui-ci a commise à son égard, le Seigneur en fera autant en réponse à ses prières. Il s’agit en fait d’une radicalisation de la règle d’or et des ultimes conséquences qu’on peut en tirer au plan proprement religieux.
C’est dans cet esprit que le pape François disait dans l’une de ses méditations matinales que le pardon de Dieu « naît de la compassion du Père pour toute personne ». Il commentait en ce sens à des prêtres le récit de Luc (14,1-6) où Jésus choisit, en dépit de l’opposition des légistes et de Pharisiens, de guérir un malade le jour du sabbat. Dieu, disait-il, « a de la compassion ; il a de la compassion pour chacun de nous ; il a de la compassion pour l’humanité et a envoyé son Fils pour la guérir, pour la régénérer, pour la recréer, pour la renouveler »[12]. Le pape François ira jusqu’à dire qu’en perspective chrétienne, « la compassion nous conduit sur la voie de la véritable justice ». Plutôt que de détourner le regard, elle permet de partager le problème des autres, d’aller jusqu’à mettre là sa vie en jeu comme le Seigneur a lui-même mis sa vie en jeu quand il est mort sur la croix[13]. Pour le chrétien, la compassion restera donc toujours paradoxale au sens où son exercice est par définition un constant défi à la loi.
L’islam et la compassion
Tout musulman sait que Dieu, Allah, est miséricordieux, car l’affirmation fait partie des premiers mots d’Al-fâtiḥa (celle qui ouvre), la première sourate du Coran : « Louange à Dieu, maître des mondes, tout-miséricordieux (al-rahmân) et tout-compatissant (al-rahîm), souverain du jour du Jugement dernier ! »[14]. « ‟Appelez-le ‘Dieu’ dans vos invocations ou le Miséricordieux (rahmân). » Quel que soit le nom employé, il a les plus beaux noms.” » (Coran, 17,110). D’ailleurs, les commentateurs affirment d’un seul cœur que ces deux noms de miséricordieux et de compatissant figurent parmi les plus importants. Dieu, à qui appartient ce qui est dans les cieux et sur la terre, aurait en effet « prescrit pour lui-même d’être miséricordieux » lors du jour du Jugement (Coran 6,12). Ceux qui n’ont pas cru à l’ultime message transmis aux humains par le Prophète Muhammad auront tout simplement œuvré à leur propre perte. En guise de commentaire, Boubakeur Hamza cite le hadîth bien connu selon lequel, après avoir créé le monde, Dieu aurait proclamé : « Ma miséricorde précède mon courroux » (ibid., Tab., 7,155, cité p. 264). Si Dieu a envoyé aux hommes un dernier envoyé en la personne de Muhammad, c’est « à titre de miséricorde pour les mondes » (Coran 21,107). Il est donc de la responsabilité des fidèles musulmans d’exercer cette compassion et cette miséricorde, c’est-à-dire de prêcher sans relâche, sans brimer l’orphelin, sans repousser le mendiant (voir Coran 93,9).
Mais s’agit-il d’une compassion de Dieu qui s’exerce envers tous les êtres humains sans exception ? On a plutôt l’impression qu’il faut s’être déjà converti, avoir accepté de se dévouer sans réserve au Dieu prêché par Muhammad pour que cette miséricorde trouve un sens. Le fait d’envoyer aux humains un ultime messager pour leur rappeler leurs devoirs de musulmans et d’avoir « fait descendre (sur eux) un livre constituant un rappel » de cette loi (voir Coran 21,10) est en quelque sorte la véritable « miséricorde » que Dieu leur accorde. Auparavant, il avait fait périr toute cité qui n’avait pas cru (Coran 21,6), il leur fait maintenant la grâce d’un messager de dernière heure et d’un livre d’ultime rappel, de sorte que les mécréants n’ont désormais plus d’excuses. On comprend que l’islam ne propose pas comme idéal l’imitation de Dieu ou de Jésus comme dans le christianisme, mais l’imitation de ce Prophète par qui passe obligatoirement la compassion de Dieu[15].
Au sortir de cette brève enquête, il devient évident qu’il faut y regarder à deux fois avant d’affirmer que la compassion signifie la même chose dans toutes les religions, et surtout que la compassion trouve sa véritable expression dans le fait de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse à nous. La compassion suppose une connivence profonde entre une instance supérieure et les sujets qui dépendent d’elle, qui se pensent à travers elle. Dans l’hindouisme, ce sont les grands sages, les rois vertueux, et des divinités conçues sur ce modèle, qui savent exercer leur compassion en échange d’un dévouement exemplaire. Les bodhisattvas immensément compatissants du Grand Véhicule bouddhique paraissent être comme la mise à nu de la vacuité totale de ce monde de douleur où ils apparaissent et dans lequel ils interviennent pour apporter le remède. Le Seigneur qui choisit d’aider le peuple juif est compatissant envers lui dans la mesure où il est craint ; épris de justice, il invite les humains à imiter son cœur de père et ses entrailles de mère. Apparu dans un contexte de persécution, le christianisme a développé une ouverture à l’autre faite de miséricorde et de compassion à l’image de son dieu. Pour les musulmans, la suprême compassion de Dieu consiste à envoyer aux humains un prophète pour leur rappeler qu’ils doivent se soumettre à leur nature profonde et imiter ce prophète dans sa parfaite fidélité au message qu’il est chargé de transmettre et de défendre. Avec toutes sortes de nuances selon les religions, la compassion se pense et se vit dans un monde où Dieu et les humains, l’absolu et le relatif, se pensent en réciprocité.
[1] Il s’agit de l’acronyme de « Technology, Entertainement and Design », un projet comportant entre autres des conférences, né aux États-Unis dans la Silicon Valley et géré par la Sapling Foundation.
[2] On trouve effectivement de cette règle divers équivalents non seulement dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, mais également dans les religions de la Chine et de l’Inde. Comme je le remarquais en 2009 dans un petit texte intitulé « La règle d’or, ou ‟Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse” », il est plus facile d’affirmer de façon générale que beaucoup d’éthiques, issues de traditions religieuses différentes, ont proclamé cette fameuse règle d’or, que de citer correctement les textes qui en font mention. C’est pourquoi il m’avait alors paru urgent de réunir dans un même document ces principales références et d’en fournir une traduction exacte. On pourra le consulter à l’adresse suivante : https ://croir.ulaval.ca/wp-content/uploads/2019/03/Regledor_ACouture.pdf
[3] Je précise qu’il ne s’agit pas ici à proprement parler d’« empathie », une notion utilisée surtout en contexte psychologique. L’empathie, littéralement « souffrir à l’intérieur (de l’autre) » en se décentrant de sa propre personne ou se mettre à la place de l’autre pour tenter de ressentir sa douleur, s’oppose à la sympathie, qui est le fait de souffrir avec l’autre, de l’accompagner dans sa douleur.
[4] Voir MBh 12,64,26-27 ; cité par M. Biardeau, Études de mythologie hindoue, t. II, 1994, p. 139.
[5] Pour en savoir davantage à ce sujet, on pourra se référer à A. Couture, « La notion de ‟comologie” appliquée à l’étude des religions de l’Inde », accessible à l’adresse internet https ://croir.ulaval.ca/wp-content/uploads/2019/05/La-notion-de-%C2%AB-cosmologie-%C2%BB-appliqu%C3%A9e-aux-religions-de-lInde.pdf et « Des récits biblique et hindou de création du monde à la théorie du Big Bang », accessible à l’adresse internet https ://croir.ulaval.ca/wp-content/uploads/2019/05/Des-r%C3%A9cits-biblique-et-hindou-de-cr%C3%A9ation-du-monde-%C3%A0-la-th%C3%A9orie-du-Big-Bang.pdf
[6] On pourra consulter de Jérôme Ducor, « La bienveillance et la compassion dans le bouddhisme », à l’adresse http ://www.pitaka.ch/cpe1.htm
[7] Sur le judaïsme, le christianisme et l’islam, voir Dieu, une enquête. Judaïsme, christianisme, islam, ce qui les distingue, ce qui les rapproche, Dionigi Albera et Katell Berthelot (dir.), Paris, Flammarion, 2013, en part. le chap. 10 : « Aimer son prochain. Le rapport à autrui ». À moins de citations d’auteurs juifs, la Bible juive est citée dans la traduction de Jacques Kohn, « La Bible en hébreu, en français et en anglais dans la traduction du Rabbinat avec le commentaire de Rachi », à l’adresse suivante : http ://www.sefarim.fr/
[8] http ://www.palestine-solidarite.org/analyses.sionisme-vs-judaisme.120212.htm, consulté le 15 avril 2020.
[9] https ://emcitv.com/bible/strong-biblique-hebreu-racham-7355.html, consulté le 15 avril 2020.
[10] On se reportera entre autres à l’article « Justice » dans Vocabulaire de théologie biblique (Xavier Léon-Dufour, dir.), Paris, Cerf, 1971.
[11] On trouvera d’utiles renseignements dans W. Trilling, L’annonce du christ dans les évangiles synoptiques, Paris, 1971, en part. le chapitre 5 sur la miséricorde de Dieu ; J. Jeremias, Paroles de Jésus, le sermon sur la montagne, le Notre-Père, Paris, Cerf, 1965 ; également A. Gelin, Les idées maîtresses de l’Ancien Testament, Paris, Cerf, 1952, qui manifeste une excellente connaissance du monde juif.
[12] http://www.vatican.va/content/francesco/fr/cotidie/2015/documents/papa-francesco-cotidie_20151030_capables-de-compassion.html, consulté le 7 mai 2020.
[13] http://www.vatican.va/content/francesco/fr/cotidie/2019/documents/papa-francesco-cotidie_20190917_compassion-acte-justice.html, consulté le 7 mai 2020.
[14] J’utilise la traduction de Si Boubakeur Hamza, Le Coran, 2 vol., Paris, Fayard/Denoël, 1972.
[15] Voir Dieu, une enquête, p. 748-749.