Une réflexion


Quelques pistes de réflexion concernant l’innovation religieuse

par André Couture et Dominic LaRochelle[*]

[*] André Couture et Dominic LaRochelle sont respectivement directeur facultaire et responsable des stagiaires au Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse (CROIR) de l’Université Laval.


Dès 1968, dans un article portant sur le « Syncrétisme » rédigé pour l’Encyclopaedia Universalis, Dario Sabbatucci montrait les limites de ce concept supposément objectif. Utilisé d’abord à l’intérieur de la polémique qui a suivi la Réforme protestante, repris au xixe siècle en sciences des religions (entre autres Max Müller, Ernest Renan), ce terme consacre en fait l’existence d’un certain christianisme authentique, pur d’une pureté primitive, parfait, et par conséquent immuable, ce qui ramène indirectement toutes les autres formes de religions à n’être que des agglomérats de croyances, de rites et d’institutions dénués d’unité.

Sabbatucci ne parle pas d’innovation religieuse, mais selon lui l’histoire des religions telle que pratiquée de nos jours fait prendre conscience que le syncrétisme est le sort de toutes les religions, y compris celui du christianisme, et que par conséquent des cultures religieuses nouvelles peuvent apparaître dans toutes les religions, et a fortiori des mutations, des innovations, des métamorphoses qui viennent du fait que les religions font partie de cultures qui bougent et se modifient chaque jour.

On peut dès lors formuler quelques postulats de départ, que l’on retrouvera, en partie du moins, dans Couture 1997 (2000)[1].

  • Les religions ne sont pas des monolithes immuables, fixes et figés dans le temps; au contraire, ce sont des systèmes en perpétuel mouvement et en constant changement;
  • Les religions ne sont pas non plus des systèmes clos, hermétiques et repliés sur eux-mêmes sans influences de l’extérieur. Elles sont d’abord constituées d’individus qui s’inscrivent dans des dynamiques sociales caractérisées par des échanges constants entre diverses communautés, traditions, cultures, et civilisations. Dès lors, les religions se construisent et construisent leur identité d’abord et avant tout par les contacts que leurs membres entretiennent entre eux et avec les groupes qui les entourent;
  • Pour décrire les sociétés contemporaines sur le plan religieux, il paraît adéquat de parler d’une situation de pluralisme, une situation sociale où cohabitent une pluralité de formes religieuses, de groupes, de croyances et de pratiques qui entrent en contact les uns avec les autres. C’est ce contexte (surtout urbain) qui devient propice à la multiplication des échanges et des innovations au sein des groupes religieux, et aux recompositions de l’univers croyant chez les individus;
  • Si le contexte de pluralisme religieux des sociétés contemporaines favorise la multiplication des innovations et les recompositions des univers croyants, il n’en est pas pour autant la condition sine qua non. Dans la mesure où les religions se construisent d’abord par des contacts et des échanges (qui peuvent être plus ou moins importants selon les cas), force est de conclure que l’innovation fait partie de l’évolution de toutes les religions de l’histoire.

Devant un tel constat, une question se pose : peut-on faire de l’innovation un concept opératoire pouvant servir à analyser l’évolution des traditions religieuses au fil de l’histoire ? L’impression des rédacteurs de ce document est que l’innovation religieuse est une notion trop générale pour servir d’outil d’analyse. L’innovation renvoie plutôt à la condition historique des religions d’exister dans le temps et d’être soumises à ses aléas. L’innovation religieuse peut très bien faire partie du nom d’un centre comme le Centre de Ressources et d’Observation de l’Innovation Religieuse (CROIR), ou servir de titre accrocheur pour un colloque, mais cela ne suffit pas à le transformer en outil de recherche. S’il est vrai que les religions sont tissées d’innovations, on peut cependant penser que la recherche a déjà développé divers outils pour rendre compte de cette réalité.

La suite de ce texte présentera rapidement quelques-uns de ces outils. Il est impossible de penser être exhaustif, et l’on n’abordera pas ici par exemple l’immense champ de l’herméneutique, sinon par le biais des théories de la réception. Les outils et auteurs retenus devraient toutefois permettre de mieux cerner les défis que cache la notion d’innovation religieuse et de susciter une réflexion critique.


1) L’innovation religieuse a-t-elle déjà, en tant que telle, fait l’objet de recherches ?

Quelques auteurs ont certes déjà proposé certaines amorces de réflexion à propos de la notion d’innovation religieuse.

A. Dans un article de Social Compass publié en 1972, Jean Estruch[2] retrace l’utilisation du concept d’innovation dans différents domaines. Bien qu’il cherche « à établir un cadre théorique de référence permettant une analyse sociologique du phénomène », il ne propose cependant pas de concept opératoire et se limite à constater que des transformations religieuses sont visibles dans les sociétés contemporaines. Dans une optique bergerienne, il s’appuie sur les théories de la sécularisation en vigueur à cette époque; en tant que phénomène sociologique, l’innovation apparaît à l’intérieur de ce qu’il appelle les « sociétés différenciées », c’est-à-dire des sociétés caractérisées par la sécularisation (autonomisation et spécialisation des domaines, dont le religieux) et la pluralisation des légitimations (p. 238).

Estruch mentionne d’abord que, dans la majorité des définitions de ce terme, tout domaine confondu, l’innovation comporte deux grandes caractéristiques :

  • l’innovation est associé au progrès;
  • l’innovation comporte une connotation de signe positif (p. 232-232).

Il établit ensuite une distinction entre les innovations découlant d’un processus créatif (donc apportant une véritable nouveauté) et celles découlant d’un processus d’adaptation. En contexte séculier et pluraliste, c’est davantage les processus de cette dernière catégorie qui seraient à l’œuvre :

Aussi, même si à d’autres moments historiques la religion a pu agir en tant que variable indépendante – ce qui la faisait apparaître comme une force capable de promouvoir une innovation créatrice – et sans écarter la possibilité qu’elle puisse agir de nouveau en tant que telle à l’avenir, dans la situation actuelle, l’innovation religieuse se présente plutôt comme adaptation à une société dotée d’une pluralité de systèmes de légitimation et qui s’autonomise après avoir dépossédé la religion de tout monopole dans le système culturel, et ceci – peut-être – de manière durable. (p. 240)

Estruch en conclut que l’innovation est un élément-clé de toute tradition religieuse, tout en introduisant une distinction entre l’innovation produite par les sociétés pré-modernes et celle produite par les sociétés pluralistes et séculières contemporaines.

B. Plutôt que d’étudier le même phénomène uniquement du point de vue de la demande, comme cela se fait souvent, Roger Finke et Laurence R. Iannaccon[3] se proposent d’étudier les innovations religieuses du point de vue de l’offre religieuse qui se transforme tout au long de l’histoire des États-Unis :

This article has made a case for supply-side scholarship in religion. It has sought to counteract a bias of traditional scholarship that reduces most every innovation to a psychic shift among religious consumers: “cultural realignments,” “crisis of faith,” “flight from modernity,” and so forth. In a series of examples that run from colonial times to the present, from constitutional amendments to apparently minor regulations, we have shown how market forces govern the incentives and opportunities facing religious producers. […] We are struck by the number of religious innovations that occur in response to religious deregulation. The colonial sects began their meteoric rise when the support for established religions faded. Evangelical preachers rushed to the airwaves when new FCC ruling facilitated their entry. Eastern religions gained a serious following when new rules allowed their teachers to immigrate. In each case, freer access to the religious marketplace expanded and invigorated the supply of religion. (p. 39)

C. Michael A. William, Collett Cox and Martin S. Jaffee[4] proposent trois contextes d’analyse pour comprendre les innovations religieuses :

  • l’innovation analysée dans la perspective d’une réponse à un stress ou à une crise individuelle ou sociale;
  • l’innovation analysée dans la perspective d’un mouvement provoqué par un « génie » du religieux (religious genius), une personne dotée d’un charisme particulier (au sens de Weber);
  • l’innovation analysée comme une modalité naturelle de toute tradition religieuse :

We would argue that the motivation of religious innovators may often be misunderstood precisely because tradition and innovation are so often wrongly perceived as entirely distinct and opposite religious complexions. Innovation is approached only as a “break” with tradition, and with the religious mindset that is bent on preserving rather than creating. […] Yet the analysis presented in this volume suggest that it may usually be much more helpful to think of religious innovation as something “natural” to religious tradition, as a modality of religious tradition itself. (p. 10)

Même s’ils admettent la validité des deux premières perspectives d’analyse, les auteurs s’entendent pour dire que celles-ci restent limitées dans l’histoire et que la troisième perspective est beaucoup plus prometteuse pour l’analyse et plus pertinente à la compréhension des phénomènes religieux dans leur évolution historique.

Sans pour autant faire de l’innovation religieuse un concept opératoire, et bien qu’ils ne proposent en fait aucun outil précis pouvant servir à l’analyse des dynamiques en jeu à l’intérieur et à l’extérieur des traditions religieuses, ces travaux montrent que l’innovation doit intéresser la recherche. Cette idée de concevoir l’innovation comme une modalité intrinsèque à toute tradition religieuse est une piste intéressante à explorer. Cela veut dire que l’innovation n’est pas alors comprise comme une coupure d’avec la tradition, l’histoire ou la culture, mais bien comme une composante fondamentale de la religiosité et comme une condition de l’évolution et de la survie des traditions religieuses. Elle peut donc s’observer à tout moment de l’histoire et dans n’importe quel contexte culturel et social. C’est bien ainsi que l’innovation religieuse est comprise dans les travaux qui suivent.


2) Les stratégies qui définissent une vision dynamique des religions

Dans l’article cité plus haut et intitulé « La tradition et la rencontre de l’autre », mais qui devait d’abord s’intituler « Les religions en contact », André Couture en arrive à proposer une analyse des traditions religieuses en termes de stratégies qui entend justement s’éloigner des définitions statiques et mieux cerner les traditions religieuses sous l’angle de leur dynamisme, et donc de leur capacité d’adaptation et d’innovation (éd. 2000, p. 1381-1388). Il note : « Une tradition religieuse vivante représente certes un ensemble solidaire de croyances, de rites, d’institutions, mais c’est en même temps un ensemble de stratégies destinées à maintenir vivante cette tradition » (p. 1383).

Les traditions religieuses prennent conscience de leur existence spécifique dans la mesure où elles entrent en interaction avec d’autres traditions. L’identité se forge dans les conflits, la concurrence, l’opposition à la culture ambiante. Au lieu de guerroyer entre elles (ce qui leur arrive également), les religions « élaborent tout naturellement des stratégies qui leur permettent d’accepter l’inévitable présence de l’autre sans pour autant renoncer à exister le plus pleinement possible » (ibid.). On trouvera là une distinction de trois types de stratégies servant aux croyants d’une tradition spécifique à maintenir vivante leur tradition, et qui s’accompagnent nécessairement de micro-innovations de toutes sortes.

  • Les stratégies de sauvegarde agissent sur les frontières immatérielles, et plus ou moins poreuses, séparant les traditions les unes des autres. Elles servent à définir lentement ces frontières en fixant des limites à l’acceptable à l’intérieur d’une tradition; elles permettent à une tradition de se réapproprier d’autres croyances ou rites, mais en les réinterprétant; etc. Ce type de stratégies vise en même temps à sauvegarder l’originalité de ce qui se vit dans le groupe.
  • Les stratégies de légitimation agissent au cœur même de la tradition, en son centre névralgique, qu’il faut défendre à tout prix. Elles peuvent prendre la forme d’affirmations péremptoires touchant la perfection de la tradition, son antériorité sur toutes les autres traditions, son universalité et sa pureté; elles peuvent inversement consister à diaboliser toute forme d’opposition; elles peuvent également consister en véritables traités d’apologétique, destinées à produire des « anticorps » susceptibles d’immuniser les traditions religieuses contre les dangers du monde extérieur; toute forme de théologie réflexive fait également partie de ces stratégies.
  • Les stratégies de persuasion agissent sur l’extérieur : elles cherchent à persuader ceux qui sont extérieurs à cette religion de la validité de ce que se vit à l’intérieur. Il ne s’agit plus pour le croyant de se construire une frontière ou de doter sa foi de fondations solides, mais plutôt d’intéresser les autres à ce qu’il vit à l’intérieur de son groupe, éventuellement à les convaincre de l’intérêt de ces croyances y compris pour lui.

Ces trois types de stratégies, qui supposent des actions soit à la frontière, soit à l’intérieur, soit en direction de l’extérieur, impliquent en toute tradition religieuse des innovations petites ou grandes, souvent minimisées, et qui pourraient être analysées systémati­quement. En tous cas, cette typologie, qui devrait être affinée, pourrait servir d’outil pour guider une telle analyse.


3) Les théories de la réception

Réagissant au formalisme des théories littéraires classiques, qui ne s’intéressent qu’à l’œuvre et à son auteur, les théories de la réception se proposent de façon générale d’introduire une troisième variable, le lecteur, et d’analyser l’expérience ou l’effet que procure la lecture d’une œuvre littéraire, ce qui permet du même coup de rendre compte des transformations de celle-ci au fil du temps. Cette approche s’appuie sur l’idée que le sens d’une œuvre apparaît (aussi) au moment de la lecture, c’est-à-dire au moment où un individu décide de prendre un livre, de l’ouvrir et d’en lire le contenu. Les théories de la réception se fondent, entre autres, sur les travaux de Hans Robert Jauss, qui reprend à son compte les notions gadamériennes d’horizon (qui devient chez Jauss l’horizon d’attente) et de fusion des horizons. Le reader response de Stanley Fish a ajouté à ces notions celles de communauté interprétative et de stratégies interprétatives.

Différentes variantes de cette approche ont été utilisées par des chercheurs en sciences humaines pour analyser des films ou d’autres objets culturels.[5] La même approche peut être appliquée à l’étude de la réception des croyances, des pratiques, en somme de tout élément de traditions religieuses qu’on « lit » pour lui donner un sens en fonction d’un horizon d’attente particulier, un horizon qui peut être amené à changer lorsqu’un individu ou un groupe arrive tout à coup avec une nouveauté (de nouvelles croyances, une nouvelle vision du monde, de nouveaux rites, de nouveaux textes, de nouvelles interprétations des textes existants, de nouvelles manières de vivre en communauté, etc.). Dans ce contexte, l’innovation religieuse peut se définir comme ce qui vient changer l’horizon d’attente du religieux dans une société donnée et vient redéfinir les normes du « genre religieux / spirituel ».

C’est une approche de ce genre que Dominic Larochelle a utilisée pour l’analyse de la réception des traditions d’arts martiaux en Occident, en particulier celle du taiji quan.[6] Cette thèse étudie entre autres comment les adeptes occidentaux d’arts martiaux reçoivent une tradition étrangère, comment ils incorporent celle-ci à la culture occidentale, et donnent par là un sens à leur pratique. La compréhension de cette superposition de deux horizons culturels, l’horizon chinois et l’horizon occidental, se fonde dans ce cas particulier sur l’analyse du contenu d’une trentaine de livres de vulgarisation du taiji quan. Il en ressort que les adeptes occidentaux d’arts martiaux se construisent des stratégies discursives spécifiques pour interpréter et légitimer la pratique de leur art.

Les auteurs de livres sur le taiji quan utilisent ces stratégies pour faire valoir 1) que le taiji quan est un art martial à caractère spirituel ; 2) que ce caractère spirituel origine des traditions taoïstes chinoises ; 3) et que cette « spiritualité taoïste du taiji quan » répond parfaitement aux attentes des Occidentaux contemporains en matière de spiritualité. L’identification de ces stratégies permet de mieux comprendre les mécanismes herméneutiques qui se mettent en place à l’intérieur d’une communauté de pratiquants d’arts martiaux. De fait, cette approche par stratégies permet de comprendre comment apparaît en Occident une innovation religieuse à travers l’adoption de pratiques martiales.[7]


4) Les questions d’appropriation et de réappropriation

L’acculturation, qu’en 1936 Redfield, Linton, et Herskovitz avaient définie comme l’« ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles culturels initiaux de l’un ou des deux groupes », a déjà fait couler beaucoup d’encre. Cette notion est apparue aux États-Unis dans un contexte où l’on cherchait entre autres à planifier l’intégration dans le giron américain (ou l’accès à la culture américaine) des cultures amérindiennes réputées inférieures.

Les concepts d’appropriation / réappropriation sont au point de départ beaucoup plus polémiques, puisqu’ils se sont développés à l’intérieur de la réflexion des Subaltern Studies (ou Critique postcoloniale) qui a surgi en Inde dans les années 1980 dans la foulée du célèbre livre, Orientalism, de Edward Said (1978). Émanant de spécialistes autochtones, longtemps laissés sans voix propre puisqu’ils s’étaient « appropriés » inconsciemment celle du colonisateur, ces études dénoncent entre autres l’appropriation par des puissances étrangères de biens ou de valeurs culturelles autochtones et revendiquent le droit à une réappropriation de leur patrimoine. Cette approche accepte au point de départ l’existence de cultures distinctes et imparfaites, tout en dénonçant le jeu colonial qui a indûment établi une hiérarchie entre la culture du dominant et celle du dominé. La rencontre des cultures amène celles-ci à se transformer, de sorte que les zones de contact deviennent des lieux d’échanges : on s’approprie, mais on peut également se réapproprier.

Par ailleurs, en contexte colonial on s’approprie également un savoir spécifique sur l’autre. Le discours orientaliste construit un savoir, une image de l’autre (arabe, asiatique, etc.) qui ne correspond pas toujours à la réalité, mais qui sous-tend un agenda particulier. Il est intéressant de constater que ce phénomène est présent dans le contexte impérialiste de la deuxième moitié du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle, alors que les puissances occidentales cherchent à dominer le Moyen-Orient et l’Asie (c’est la thèse de Said), mais qu’il est également présent, de manière plus insidieuse, dans certains mouvements spirituels contemporains qui prétendent « redécouvrir » des traditions ancestrales, mais qui ne font en fait que s’approprier un savoir qui est lui aussi construit de toutes pièces en fonction d’un agenda culturel précis (dans ce cas-ci, un agenda contre-culturel qui critique l’Occident). D’aucuns ne voient, dans cette redécouverte de traditions comme le bouddhisme, l’hindouisme, le taoïsme ou le shamanisme amérindien, qu’une nouvelle forme de colonialisme de la part d’Européens et d’Américains en recherche spirituelle, qui refusent eux aussi de laisser parler l’« autre », et qui n’envisagent que leurs propres intérêts, que leur propres attentes, et que leurs propres interprétations. On comprend alors que les concepts d’appropriation et de réappropriation puissent s’entendre dans les sens les plus variés, et devenir un outil pour analyser les innovations religieuses.

Le collectif Rethinking Religion in India. The Colonial Construction of Hinduism[8] constitue un bel exemple de la façon dont la notion même de « religion » (que l’on a pris l’habitude de rendre en Inde par le mot dharma) ne serait en fait qu’une simple appropriation par l’Inde d’un concept occidental inadapté à traduire ce qui se passe dans ce pays, une sorte de calque du mot « christianisme » n’ayant servi qu’à asservir une population complètement étrangère à ces notions. Ce livre montre en fait, au fil de contributions souvent contradictoires, que la réalité est beaucoup plus complexe, et que le terme de hinduism ou de hindu dharma ont été à l’origine le fruit de discussions élaborées entre missionnaires occidentaux et érudits hindous.

Vincent Goossaert et David A. Palmer[9] ont mis en lumière un phénomène semblable en Chine. En effet, les politiques chinoises sur la normalisation du religieux au xxe siècle se sont construites à partir d’une appropriation du concept occidental de religion. En adoptant le néologisme zongjiao (littéralement « l’enseignement des ancêtres », mais qui, dans l’esprit des législateurs chinois, renvoyait au modèle chrétien de religiosité), l’État chinois a été en mesure de mieux légiférer (et donc de mieux contrôler) ce qui constituait à ses yeux d’une part les pratiques religieuses légitimes et d’autre part les pratiques superstitieuses à proscrire.

Ce jeu d’appropriations et de réappropriations est également à l’œuvre en Inde où les échanges entre sectes différentes ont donné lieu aux transactions les plus étranges. Dans Krishna et ses métamorphoses dans les traditions indiennes, André Couture montre comment en particulier les Jaina, grâce à toutes sortes de coupes, de transformations, des réécritures, de réaménagements, se sont littéralement réapproprié de l’histoire du dieu hindou Krishna. L’analyse de ces récits montre que « les Jaina se sont montrés capables de réécrire toute l’enfance de Krishna avec l’autorité et la conviction de personnes qui considèrent désormais cet ensemble d’épisodes comme une partie importante de leur propre histoire » (p. 192).


5) Les théories d’invention / réinvention des traditions

Les concepts d’invention et de réinvention des traditions, mis de l’avant par Éric J. Hobsbawm[10], permettent également de saisir comment la notion de tradition peut évoluer en contexte moderne, tout en conservant ses prétentions traditionnelles, à savoir l’autorité d’une continuité avec le passé. La tradition implique effectivement une idée de continuité, quoique, dans certains cas, cette continuité peut littéralement avoir été « inventée ». Bien que les traditions inventées fassent référence à un passé historique, la continuité qu’elles proposent n’en reste pas moins factice. Les traditions inventées sont donc des réponses à des situations nouvelles mais qui prennent la forme de références à des situations anciennes (Hobsbawm 1983 : 2).

En définitive, une tradition religieuse inventée est une tradition religieuse qui est passée par un processus d’innovation, mais qui se fait passer pour une tradition restée la même depuis ses débuts. En construisant une continuité fictive avec un passé (quelquefois lui aussi fictif), on confère une autorité à la tradition et, en quelque sorte, on la « fige » dans le temps, ce qui a pour effet de donner du poids au message initial qui viendrait d’un passé soi-disant lointain et faisant autorité (par exemple, une lignée de maîtres, un mythe de création du monde et de l’humanité, un texte normatif ancien). Que cette autorité se fonde sur une continuité factice n’a que peu d’importance, l’essentiel étant que la tradition réussisse à faire accepter cette continuité comme base de l’autorité. L’invention d’une tradition religieuse relève dans bien des cas d’une réception particulière de pratiques, de rituels ou de propositions d’ordre philosophique, moral ou religieux, qui sont « inventés » et très souvent « ré-inventés » à un moment donné de l’histoire. On peut alors réellement parler d’innovation religieuse, tout en précisant qu’il s’agit en fait d’une innovation masquée par une rhétorique traditionnelle.

L’évolution des arts martiaux chinois et japonais, tel qu’illustré par Dominic Larochelle dans sa thèse ainsi que par d’autres avant lui, est un bel exemple de traditions qui ont su se réinventer en modernité. Dans un monde où la technologie militaire a rendu obsolète l’utilisation de techniques de combats à mains nues ou avec armes blanches, les adeptes ont su réinventer la pratique des arts martiaux en leur donnant une dimension religieuse et spirituelle. Ces adeptes se sont donc construit de toutes pièces des lignées de maîtres remontant à des maîtres bouddhistes et taoïstes, ce qui a pour effet d’insérer la pratique à l’intérieur d’un cheminement menant à l’éveil spirituel, à l’exemple de grands personnages religieux. Parallèlement, la modernisation des arts martiaux, tant en Chine qu’au Japon, s’est également faite sur fond d’identification nationale et patriotique, alors que Japonais et Chinois ont cherché dans leurs traditions martiales, soi-disant ancestrales et associées à une pratique spirituelle, la source de leur identité nationale.

Marion Bowman[11] a donné un autre bel exemple d’une telle réinvention dans le cas de la tradition celtique dont se réclament plusieurs groupements spirituels contemporains. Alors que les spécialistes qui maîtrisent les langues celtes et les données de l’archéologie s’entendent pour dire que l’on ne sait pratiquement rien d’assuré sur les anciens Celtes, des amateurs d’antiquités (antiquarians) aux xviie-xviiie siècles se sont littéralement créé des Celtes et des Druides au goût de leur époque, et c’est vraisemblablement sur ces sources fictives que se sont appuyées les spiritualités contemporaines de type Nouvel Âge pour se réinventer à leur tour des Celtes et des Druides répondant davantage aux préoccupations spirituelles d’une nouvelle clientèle moderne.

La notion de réincarnation est également le fruit d’une telle invention et réinvention. André Couture a montré que ce concept a littéralement été créé au xixe siècle.[12] On connaissait jusque-là la métempsycose des Grecs (appelée transmigration chez les Romains) ou les renaissances des hindous et des bouddhistes. Dans toutes ces conceptions, l’idée de naissances multiples incluait la possibilité d’une renaissance dans des corps d’animaux réputés inférieurs. Après la découverte, surtout au xviiie siècle, de la notion de progrès matériel, l’idée de génie de certains spiritualistes du siècle suivant (entre autres Pierre Leroux et Jean Reynaud) fut d’étendre à l’âme ce qui paraissait évident dans le domaine physique. S’il est vrai que l’âme évolue, il faut également en conclure qu’il est en fait impossible de rétrograder dans des corps d’animaux. C’est ainsi que s’est reconstruite une « métempsycose ascendante » tout à fait inédite, en prenant le contrepied de la résurrection chrétienne jugée insuffisante, de la métempsycose des Grecs à qui manquait la notion de progrès, des naïves spéculations hindoues et bouddhiques, une nouvelle notion à laquelle, selon toute vraisemblance, le spirite Allan Kardec a conféré le néologisme de « réincarnation » vers 1850-1855. C’est ce concept qui a eu la popularité que l’on sait et que le Nouvel Âge remodelera à partir des années 1970-80. Sur la réinvention des Esséniens, on pourra encore consulter A. Couture, La réincarnation, Paris, Cerf, 2000, chap. 2.


[1] André Couture, « La tradition et la rencontre de l’autre », Encyclopédie des religions (Y. T. Masquelier et F. Lenoir, éd.), Paris, Bayard Éditions, 1361-1388; nouvelle édition revue et augmentée, 2000, 1373-1400.

[2] Jean Estruch, « L’innovation religieuse », Social Compass 19, 1972/ 2, p. 229-243.

[3] Roger Finke et Laurence R. Iannaccon, « Supply-Side Explanation for Religious Change », Annals of the American Academy of Political and Social Science 527, 1993, p. 27-39.

[4] Michael A. William, Collett Cox et Martin S. Jaffee, Innovation in Religious Traditions. Essays in the Interpretation of Religious Change, New York : Mouton de Gruyter, coll. Religion and Society 31, 1992.

[5] Voir James L. Machor and Philip Goldstein (ed.), Reception Study: From Literary Theory to Cultural Studies, New York, Routledge, 2001.

[6] Dominic Larochelle, « Pèlerinage vers l’est. La réception des traditions d’arts martiaux chinois en Occident : analyse d’un discours légitimateur dans la littérature populaire sur le taiji quan (1960-2006) », thèse soutenue à l’Université Laval (2010).

[7] Cette présentation reprend ou paraphrase le résumé de thèse.

[8] Esther BLOCH, Marianne KEPPENS, Rajaram HEGDE, dir., Rethinking Religion in India. The Colonial Construction of Hinduism. London, New York, Routledge, 2010. Voir le compte rendu de André Couture et Claudia Nadeau-Morissette dans Laval théologique et philosophique 69, 3 (octobre 2013), p. 643-646

[9] Vincent Goossaert et David A. Palmer, La question religieuse en Chine, Paris, CNRS Éditions, 2012 [2011].

[10] Eric Hobsbawm et Terence Ranger (éd.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

[11] Marion Bowman, « Reinventing the Celts », Religion, vol. 23, 1993 p. 147-156.

[12] André Couture, La réincarnation au-delà des idées reçues, Paris, Éditions de l’Atelier, 2000, en particulier les chapitres 3 et 7.