La psychologie a-t-elle pleine conscience de ses
emprunts ?

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Dès sa naissance, la psychologie a puisé dans les spiritualités indiennes pour développer certaines théories et thérapies. Ces emprunts respectent-ils le sens des concepts indiens ? Serions-nous en présence d’une forme subtile de colonialisme ? Croiriez-vous que, pour certains spécialistes du bouddhisme, ces emprunts libres puissent même constituer une menace à la survie de cette religion en Occident ? Ce constat n’est pas gratuit, et il importe d’y réfléchir.

Vers la fin du xixe siècle, au moment où naissait la psychologie moderne, la notion d’inconscient se développait dans un contexte déjà influencé par la découverte alors récente des philosophies indiennes. Une quarantaine d’années plus tard, la psychologie des profondeurs s’est intéressée au yoga tantrique ; puis dans les années 1960, la psychologie transpersonnelle a vu dans le yoga une technique thérapeutique. Après une première vague correspondant aux premières applications cliniques du behaviorisme et une deuxième vague qui coïncide avec l’avènement de la psychologie cognitiviste, on parle maintenant d’une troisième vague de thérapies visant la réduction du stress par l’utilisation du concept de pleine conscience (mindfulness) en référence à la vipassanâ, un élément à l’intérieur d’une méditation bouddhique plus complexe.

À l’origine de cette technique de méditation, on retrouve Jon Kabat-Zinn, un professeur émérite de médecine qui a fondé et qui dirige encore la Clinique de réduction du stress et le Centre pour la pleine conscience en médecine de l’Université médicale du Massachusetts. Ses recherches thérapeutiques portent sur les interactions esprit/corps, et sur diverses applications cliniques d’entraînement à la méditation de la pleine conscience par des personnes atteintes de douleur chronique et/ou de désordres associés au stress. Kabat-Zinn affirme que, même si elle est d’origine bouddhique, la méditation de pleine conscience n’est qu’une forme particulière d’attention et est donc en tant que telle universelle. Dans les milieux qui appliquent cette technique, on tient à préciser qu’il ne s’agit pas d’une démarche religieuse, mais d’une pratique laïque. L’efficacité de la technique de pleine conscience aurait été prouvée par des recherches expérimentales menant au développement d’un programme de réduction du stress. Nous sommes donc en présence d’une technique de méditation extraite en fait d’une tradition religieuse asiatique, mais sans référence aucune à la conception de l’être humain sur laquelle cette technique s’appuie. Lorsqu’on prétend effacer du bouddhisme sa dimension religieuse, c’est l’autonomie et la supériorité de l’approche scientifique que l’on affirme. C’est pourquoi certains auteurs parlent de « bricolages psychospirituels dans la médecine mentale ». Malgré des résultats statistiques probants, cette technique peut-elle faire comme si elle était apparue dans l’asepsie d’un laboratoire, et faire abstraction totale des présupposés sur laquelle elle repose ?

Les indianistes, spécialistes de la culture indienne, ne reconnaissent plus la vision du monde qu’ils étudient dans la traduction qu’en fait une certaine psychologie. Pour ces spécialistes qui tentent de comprendre la psychologie indienne en resituant le plus fidèlement possible le sens des mots utilisés dans leur contexte d’origine, le discours psychologique occidental déforme le sens de certains concepts. L’histoire semble donc se répéter : l’Occident réduit l’Orient à sa mesure, l’amputant de ce qui le caractérise, tout en prétendant s’enrichir de son savoir et de sa sagesse. La psychologie gagnerait à réviser sa connaissance des psychologies traditionnelles de l’Inde, de façon à se faire une image moins simpliste de cette civilisation et à mieux comprendre les notions véhiculées à l’intérieur des spiritualités dont elle s’inspire plus ou moins consciemment.

Pour certains spécialistes et pratiquants du bouddhisme, la popularité de la pleine conscience n’est pas une preuve du succès de cette religion en Occident. Au contraire, en rejetant ses racines religieuses, en découpant le bouddhisme en parcelles ou en le réduisant en techniques de bien-être et en conseils de vie quotidienne, on aboutit à une forme de narcissisme qui risque d’éloigner la personne du bouddhisme réel, une voie de libération de l’existence conditionnée. Le succès apparent des techniques de mindfulness est une voie de facilité qui fait que moins de gens sont prêts à s’engager dans de longues retraites. On préfère de courts séminaires, peut-être pour ne pas courir le risque d’entrer dans ce qui constitue l’essence même du bouddhisme. Pour d’autres, la concurrence que fait la pleine conscience au bouddhisme pourrait être paradoxalement une excellente façon de préserver la tradition bouddhique des faussaires de tous ordres. Reste à voir ! On peut se demander pourquoi une pleine conscience qui prétend porter attention aux expériences internes ou externes du moment présent aurait avantage à occulter l’origine et l’impact de ses emprunts. Y aurait-il là contradiction avec l’esprit de la troisième vague thérapeutique qui prétend faire la promotion de l’acceptation et de l’engagement ?

Pour en savoir plus :

  • Bédard, Alexandre, « La psychologie occidentale au contact de l’Inde : les enjeux d’une appropriation précipitée. », Laval théologique et philosophique, 692 (2013), p. 191–217.
  • Cornu, Philippe, Patrick Cicognani, Eric Rommeluère et Fabrice Midal, « Le bouddhisme occidental à la croisée des chemins. », Ultreïa!, 09, automne 2016, p. 64-101.
  • Garnoussi, Nadia, « Le Mindfulness ou la méditation pour la guérison et la croissance personnelle : des bricolages psychospirituels dans la médecine mentale », Sociologie 2011/3, Vol. 2, p. 259-275.

Mindfulness

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