À propos de la notion de symbole religieux

André Couture
Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval

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Résumé : De nos jours, on parle beaucoup de symbole, surtout quand il s’agit de religion. Ce petit texte insiste sur le fait qu’il s’agit de la façon humaine normale de s’exprimer. Dans la dernière partie, il sera question d’un symbole qui s’utilise dans certains rites chrétiens, celui de l’huile, que l’on comprend souvent incomplètement et que l’on a plutôt tendance à envelopper d’une aura de mystère.[1]

On parle de plus en plus souvent de « symbole » et de « symbolisme », comme s’il suffisait de prononcer ce mot magique pour donner un sens aux réalités qui nous entourent et aux gestes que l’on pose. « La Nature — disait Baudelaire — est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers »[2]. Mais ce n’est pas seulement la Nature qui abrite des symboles, on dirait que toutes les choses qui nous entourent sont susceptibles de dire autre chose que ce qu’elles sont immédiatement.

En première analyse, disons simplement que l’interprétation symbolique signifie que telle chose, tel objet, tel signe familier doit se comprendre autrement, que ce signe renvoie à autre chose. Mais pour qu’un symbole puisse dire quelque chose, il faut que le sens ordinaire de la chose, de l’objet, du signe utilisé soit obvie pour les gens auxquels on s’adresse. Tous savent en Inde que le dessin géométrique appelé svastika (littéralement, « relatif au bien-être ») sur les portes des maisons est un signe propice, qu’il signifie le bonheur et la bienvenue. On trouve dans les autobus des symboles pour identifier certains sièges réservés en priorité aux personnes âgées ou à mobilité réduite. Une tête de mort recouvrant ou surmontant une paire de tibias indique qu’un produit est toxique, donc dangereux, et doit être placé hors de la portée des enfants. Chaque parti politique a sa couleur et son logo, des symboles qui permettent même aux personnes qui ne savent pas lire de l’identifier rapidement. Les citrouilles converties en lanternes, les vampires et les sorcières, les décorations en orange et noir symbolisent l’Halloween. Le sapin décoré de boules multicolores, le gâteau en forme de bûche, la crèche où repose un enfant sont autant de symboles de la venue de Noël. Lors des funérailles chrétiennes, pour rappeler que cette personne a été baptisée et est croyante, on allume au cierge pascal un cierge ou un lumignon que l’on dépose près de son corps ou de ses cendres ou encore on place un vêtement blanc sur le cercueil, des gestes censés exprimer l’espérance de celui qui vient de quitter la vie. Lors de la célébration du baptême chrétien, on utilise comme symboles l’eau qui purifie, l’huile qui confère la force de l’Esprit, et la lumière qui fait sortir des ténèbres. Pour les croyants, le pain de l’eucharistie symbolise le corps du Christ. Inutile de multiplier les exemples : les symboles prolifèrent partout autour de nous et sont utilisés pour transmettre des convictions de tout genre. Pour tenter d’y voir plus clair, il importe de réfléchir sur la nature du symbole. Je me propose d’abord de réunir ici quelques explications générales sur le symbolisme, pour ensuite illustrer cette notion de symbole à partir d’un exemple spécifique, celui de l’huile, qui s’emploie encore en contexte chrétien même si beaucoup de gens ne savent plus l’interpréter correctement.

Quelques mots sur la notion de symbole

Quelques définitions générales s’imposent, cueillies presque au hasard. « Le symbole peut être un objet, une image, un mot écrit, un son, voire un être vivant, ou une marque particulière, qui représente quelque chose d’autre par association, ressemblance ou convention »[3]. Ou encore à propos du symbole plus spécifiquement religieux, celui qui pointe en direction du moral, du transcendant : « Un symbole religieux est une représentation schématisée renvoyant à une croyance, un rite, ou un épisode des textes sacrés d’une religion donnée »[4]. L’idée principale me semble être que le symbole est un élément de la vie de tous les jours utilisé pour renvoyer à quelque chose de moins évident ou de moins immédiat. Mais est-il possible d’aller un peu plus loin sans entrer dans des spéculations abstruses ?

Le mot « symbole » vient du grec súmbolon. Le verbe sumballô signifie « jeter ou mettre ensemble, mettre en relation ». On dit généralement qu’il s’appliquait en contexte grec ancien aux deux parties d’un même objet (un tesson, un billet) confiées à deux personnes différentes et qui, une fois replacées ensemble, permettaient à ces personnes de reconnaître qu’elles ont depuis longtemps eu des liens entre elles ou même qu’elles appartiennent à une même association. On distingue parfois le signe du symbole. Alors que les signes seraient librement et arbitrairement adoptés par un groupe, les symboles relèveraient de la nature des choses et exprimeraient ce que cette nature les contraindrait en quelque sorte à représenter. Il appartiendrait à la nature du cercle d’être un symbole d’éternité, et non pas à celle du feu rouge de bloquer la circulation. Les pictogrammes utilisés dans le Code de la route ou les icônes servant à représenter les religions (la roue de la loi pour le bouddhisme ou le croissant de lune pour l’islam seraient de l’ordre du signe, tandis qu’en disant que le lion est le symbole du courage, on toucherait à l’essence même du lion et à une caractéristique essentielle du lion. Inutile de tenter de trancher ici le débat. Les recherches tant en psychologie, en linguistique, en anthropologie et en sociologie paraissent montrer qu’il s’agit d’une distinction d’application difficile, sinon périlleuse, qui remonterait au philosophe allemand Hegel (1770-1831) et aurait entre autres été reprise par le psychologue Karl Jung (1875-1961).

La notion de « symbole » ne relève pas à proprement parler du religieux, bien qu’il soit d’utilisation courante en ce domaine. Beaucoup de cultures n’ont même pas de terme spécifique pour parler de ce que l’on a pris l’habitude de qualifier de symboles. On pourrait dire que ces cultures s’expriment symboliquement parce que c’est la façon humaine normale de s’exprimer. Dans les textes religieux de l’Inde, par exemple, le terme « symbole » n’est ordinairement pas utilisé. Quand on explique la raison d’être de tel ou tel geste rituel, on ne sent pas l’obligation de se hausser en quelque sorte « au plan symbolique », on utilise simplement le verbe « être » ou l’équivalent. Un ancien texte védique explique pourquoi le sacrifiant doit se oindre d’un mélange de yogourt et de miel : le yogourt, dit le texte, c’est une nourriture issue du village, tandis que le miel est une nourriture issue de la forêt ; quand le sacrifiant se oint de ce mélange, il gagne à la fois le village et la forêt[5]. Puisqu’il va de soi que le monde est formé de villages qui sont des espaces pleins, organisés, et de forêts qui sont des lieux étranges, différents, désertiques et remplies de vie sauvage, c’est comme si le sacrifiant conquérait ainsi le monde dans ses dimensions essentielles. Dans cette culture, yogourt et miel sont des aliments quotidiens. Tous connaissent le rapport du yogourt avec les vaches que l’on trait et celui du miel que l’on récolte en forêt avec les troncs d’arbres où logent les abeilles. De telles considérations ne font que rappeler aux gens qui partagent cette culture la raison de l’utilisation rituelle de ces aliments. Il ne s’agit en aucun cas de choisir dans un quelconque répertoire savant un symbole sur lequel tous les humains seraient spontanément d’accord. On ne parle jamais de symboles universels, mais d’aliments qui sont significatifs pour ceux et celles auxquels on s’adresse. Le symbole, c’est le geste humain quotidien réutilisé d’une façon plus formelle à l’intérieur d’une action solennelle qui lui donne une plus grande portée et encore plus de signification. C’est le geste régulièrement posé dans la vie de tous les jours, mais sélectionné et magnifié de façon à attirer sur lui l’attention. Tous les jours, il faut boire de l’eau et se laver avec de l’eau. Il faut peut-être surtout en avoir parfois cruellement manqué, pour vraiment s’apercevoir que l’eau c’est la vie et qu’éventuellement l’eau du baptême en arrive à signifier l’entrée dans une vie nouvelle.

Tant au plan individuel que social, l’être humain s’exprime symboliquement, ce qui veut dire qu’il ne peut jamais s’exprimer individuellement et communiquer socialement de façon immédiate. Il le fait en projetant hors de lui des images de ses états d’âme, en utilisant des intermédiaires plus ou moins arbitraires qu’on appelle des symboles. Impossible à l’être humain d’échapper à la symbolisation, qui est chez lui une manière naturelle de s’exprimer. Et c’est justement en cela qu’il est un être à la fois psychique et social. Ou pour dire les choses autrement, étudier l’être humain comme un être doté d’un psychisme ou comme un être social, c’est étudier sa capacité à utiliser des symboles à tous les plans de son existence, y compris au plan religieux, et à générer des chaînes ou des réseaux de symboles qui sont propres à une religion, à une culture. Ceci veut dire par exemple que les gestes posés lors des rites chrétiens (l’utilisation de l’eau, du feu, de l’huile), les récits auxquels ces gestes font allusion (récits de création, histoires mythiques) sont autant d’illustrations de la capacité naturelle aux humains de s’exprimer avec projetant hors d’eux des intermédiaires symboliques.

Une façon d’approfondir le « symbole » est de s’interroger sur ses fonctions à l’intérieur d’une religion ou d’une culture particulière. Dominique Jameux les résume en disant que le symbole « montre, réunit et enjoint »[6]. Tout d’abord, le symbole « montre » quelque chose à l’autre, à la société. Il rend visible ce que l’on pense à l’intérieur de soi. C’est parce qu’une société donnée reconnaît l’importance de tel ou tel élément de son environnement que celui-ci peut devenir un symbole, c’est-à-dire un outil pour représenter quelque chose. Ensuite, le symbole « réunit » les gens. Il permet aux membres d’une société de communiquer entre eux des messages. Dans son introduction aux œuvres de Marcel Mauss publiées sous le titre d’Anthropologie et sociologie, Lévi-Strauss l’affirme clairement : « Il est de la nature de la société qu’elle s’exprime symboliquement dans ses coutumes, et ses institutions ; au contraire, les conduites individuelles ne sont jamais symboliques par elles-mêmes : elles sont les éléments à partir desquels un système symbolique, qui ne peut être que collectif, se construit »[7]. Enfin, le symbole « enjoint ». L’eau, telle qu’utilisée lors du baptême chrétien, ne fait pas que signifier l’idée de purification de la faute originelle, elle fait entrer un individu dans une institution religieuse spécifique et véhicule comme message qu’un nouvel individu fait désormais partie de la communauté chrétienne. Si l’on accepte que le symbole ait à la fois une fonction référentielle (montrer), relationnelle (communiquer) et prescriptive (enjoindre), il devient encore plus difficile de trancher entre ce qui est naturel et ce qui est arbitraire. Quel qu’il soit, le symbole a toujours en lui quelque chose que les membres d’une société jugent aller de soi et quelque chose de construit. C’est parce que la société se retrouve spontanément à l’intérieur de tel ou tel symbole que l’on peut dire de ce symbole qu’il appartient à cette culture. Les chrétiens voient dans la structure des églises en forme de carène de navire renversée un symbole de l’Église au milieu des tempêtes du monde extérieur hostile, en dépit du fait que cette structure réponde peut-être d’abord du point de vue architectural à des critères physiques comme une plus grande solidité et une meilleure acoustique[8].

Au plan religieux comme au plan séculier, le symbole « montre » d’abord quelque chose. Arborer un symbole religieux, c’est afficher ses croyances religieuses. Le symbole est comme une sorte d’instantané renvoyant à un discours théologique plus élaboré. Il renvoie d’un coup à ce qu’il serait trop long d’exprimer par le langage. La croix évoque de façon schématique la mort-résurrection du Christ, l’eau du baptême suggère la vie nouvelle dans laquelle s’engage le croyant. Le symbole renvoie à quelque chose d’autre, il révèle quelque chose de plus grand, d’indicible. Mais il faut immédiatement ajouter que le symbole ne fait pas que montrer, il « réunit » des personnes qui partagent un même réseau de symboles, leur livre un message, permet à ces personnes de communiquer entre elles. Plus encore, à l’intérieur d’une communauté de fidèles adhérant à la même culture religieuse, le symbole « enjoint » un certain comportement. L’eau du baptême de même que la croix construisent une communauté de chrétiens.

Tout en soutenant l’importance de la notion de symbole en histoire des religions, Georges Dumézil (1898-1986), d’abord un grand spécialiste des religions indo-européennes, déplore les contresens que l’on accumule en imaginant que les symboles possèdent un sens universel fixé d’avance et qu’on puisse les interpréter sans tenir compte des contextes sociaux. Il utilise l’exemple particulièrement parlant de la croix du Christ. Vue de l’extérieur ou de loin, la vénération dont les chrétiens entourent ces deux morceaux de bois disposés perpendiculairement ressemble à la dévotion dont les villageois hindous entourent certains arbres censés abriter un esprit ou une divinité, ou encore au culte que les bouddhistes rendent à l’arbre pipal sous lequel le Bouddha s’est éveillé et que l’on retrouve près des temples bouddhiques. Les chrétiens savent cependant, commente Dumézil, que la croix la plus simple évoque la Passion, l’économie du salut, depuis l’Incarnation jusqu’à la Rédemption, Adam avec l’arbre du péché et Jésus avec l’arbre du rachat. Les morceaux de bois — poursuit-il — ne sont qu’un adjuvant, un moyen de rappel, précieux et même sacré dans la mesure où ce qu’on « rappelle » est précieux et sacré[9]. C’est, je dirais, l’horreur de l’instrument de supplice sur lequel Jésus est mort qui en a fait paradoxalement le signe de ralliement des chrétiens. La croix plonge les chrétiens dans une histoire particulière et dans l’expérience des premiers disciples. Le symbole de la croix est indissociable de l’expérience qu’en font un certain groupe de personnes. Il les réunit et leur prescrit un certain nombre de comportements. Il fait lui aussi comme le baptême exister une communauté de chrétiens. Un symbole n’a donc rien de purement aléatoire. Mais il ne devient parlant qu’à celui ou celle qui se replonge dans une certaine expérience humaine et sociale.

L’huile au centre d’une certaine expérience humaine

Pour tenter d’aller un peu plus dans la compréhension de la notion de symbole, on me permettra de poursuivre la réflexion sur un symbole spécifique, l’huile utilisée dans le christianisme lors des rites de baptême et de confirmation, de l’ordination des prêtres et des évêques, ou du sacrement des malades. On parle alors de l’huile comme d’un « signe sensible », ou comme d’un symbole. Avant de tenter d’approfondir le sens de ce symbole, rappelons qu’il n’est possible de conférer un sens plus large ou plus spirituel à un élément du réel qu’à la condition qu’il s’agisse d’un élément connu et jugé essentiel à la vie de tous les jours à l’intérieur d’une culture donnée, d’un élément qui a immédiate­ment un sens pour tous les fidèles qui participent à ce rite. L’utilisation dite « symbolique » de l’huile dans certaines actions rituelles s’appuie forcément sur la fonction de cette matière à l’intérieur d’une certaine culture. Il faut aussi prendre conscience que l’huile restera toujours une matière complexe dans la façon même dont on s’en sert, et qui pourra par conséquent s’interpréter diversement au plan symbolique. Un symbole vivant n’a jamais qu’un seul sens. Il fait partie d’une constellation de choses signifiantes et doit s’interpréter en tant même qu’élément d’un monde complexe.

Si l’on cherche à comprendre le symbolisme de l’huile dans la Bible, la question qu’il faut se poser est donc la suivante : à quoi sert l’huile sous ces latitudes ? Je répondrais spontanément : à quatre choses, à adoucir ce qui est rude, à attendrir la nourriture et à en faciliter l’ingestion, à embellir et à renforcer le corps, enfin à éclairer ce qui est obscur.

L’huile : un adoucissant

Le christianisme est issu du judaïsme qui s’est développé au Proche-Orient. Dans ces régions souvent chaudes ou torrides, l’huile s’utilise d’abord comme un adoucissant pour la peau, un onguent dont on enduit le corps pour l’assouplir. Quiconque a vécu dans ces contrées sait que l’ardeur du soleil fait en sorte que, rapidement, la peau se dessèche et casse. Se oindre d’huile fait partie des soins essentiels de santé corporelle. Se parfumer d’huile (ou de ses multiples succédanés) importe au bien-être de l’individu. On apprécie la douceur de l’huile, de sorte que la douceur des paroles est spontanément comparée à celle de l’huile (Ps 55,21-22 ; voir Pr 5,3).

On mesurera mieux les limites de l’huile en tant que symbole en comparant la réalité du Proche-Orient avec celle de l’Inde. Dans le sous-continent indien, la seule véritable huile est le ghī, que l’on tire du beurre de vache. « Les huiles comestibles hydrogénées furent introduites en Inde juste après la première guerre mondiale par des importations hollandaises, visant à suppléer la rareté du ghī »[10]. Dans certains rites anciens, on offre du ghī, dont on dit que c’est la quintessence du ciel et de la terre et qu’elle apporte la joie dans le monde[11]. Même si l’on dit parfois du ghī qu’il purifie, l’onction de consécration des rois se fait avec de l’eau et non du ghī. Malgré d’inévitables recoupements, le Proche-Orient n’est pas l’Inde. L’huile du Proche-Orient provient des olives, tandis que celle de l’Inde est tirée du beurre et donc provient des vaches. On sent qu’il ne faut pas confondre les contextes. On est devant des réalités complexes, ce qui veut dire que l’interprétation de l’huile doit forcément s’accorder aux contraintes sémantiques de la culture qui l’utilise.

L’huile : une part de l’alimentation

L’huile est également indispensable à l’alimentation. Jusqu’à aujourd’hui, c’est un ingrédient essentiel dans beaucoup de mets. On ne boit habituellement pas d’huile. Mais, elle accompagne la nourriture pour qu’elle s’avale plus facilement. Il s’agit donc d’un produit de consommation essentiel, au même titre que le blé, le vin, le miel, et qui font naturellement partie des choses précieuses que l’on offre à la divinité. « Mon pain que je t’avais donné, la fleur de farine, l’huile, le miel dont je te nourrissais, tu les as déposés devant elles [les idoles], en parfum apaisant… » » (Ez 6,19).

L’huile : une source de beauté et de force

Il faut aller plus loin : on se sert également de l’huile au Proche-Orient comme produit de beauté, mêlée ou non à divers parfums qui en rehaussent la vertu. L’huile est censée pénétrer les membres (Ps 109,18), renouveler la peau, puis fortifier le corps tout entier. On comprend qu’elle signifie du même coup la santé, la force, l’intégrité physique et qu’on la célèbre pour ses vertus thérapeutiques. Pas étonnant que les onctions d’huile en arrivent à guérir les malades et que Jésus et ses disciples s’en servent dans leur ministère (Mc 6,13). C’est dans ce prolongement d’une huile utilisée pour restaurer la santé des malades que se situent les rites de consécration (ou d’onction) des rois, du grand-prêtre et des prêtres. Oindre d’huile la tête ou les membres du futur roi ou de celui qui est ordonné prêtre, c’est lui transmettre la force nécessaire à l’accomplissement de ses responsabilités. Le roi d’Israël est l’oint (mashiah) de Yahveh, son Messie, son Christ. Ce qui est transmis à travers l’huile, c’est donc la force divine. On comprend qu’il soit dit d’Esaïe que le Seigneur a fait de lui un messie ou un oint en l’envoyant porter un joyeux message aux humiliés (Es 61,1). Et que l’on retrouve la même expression dans I Co 1,21 : « Celui qui nous affermit avec vous en Christ (christòn) et qui nous donne l’onction (krísas), c’est Dieu ».

L’huile : une source de lumière

L’huile est non seulement un adoucissant pour la peau, une nourriture essentielle et une source de beauté et de force, elle est aussi une source de lumière. Il faut peut-être rappeler qu’aux temps bibliques on ne connaît pas encore l’électricité. La lampe à l’huile fait partie de la vie courante. On l’utilise pour se guider dans la noirceur. Quand vient le temps d’aller à la rencontre de l’époux lors de la noce, il n’y a que les folles pour n’avoir pas pris d’huile avec leurs lampes. Au contraire, les sages ont déjà pris la précaution d’en acheter chez le marchand et peuvent immédiatement entrer avec l’époux dans la salle de noces (Mt 25,1-13). L’huile, c’est donc la lumière, une lumière qui renvoie aussi à la présence de Dieu. Le Seigneur dit à Moïse : « Tu ordonneras aussi aux fils d’Israël de te procurer pour le luminaire de l’huile d’olive, limpide et vierge, afin qu’une lampe soit allumée à perpétuité, dans la tente de la rencontre » (Ex 27,20). C’est jouir de la présence de Dieu, c’est fêter dans la joie, c’est être heureux de rencontrer l’époux au milieu de la nuit.

La seule huile qui porte vraiment le nom d’huile est celle que l’on tire des olives comme il va de soi dans la culture du Proche-Orient. On comprend aussi que l’huile, jugée essentielle à la vie quotidienne, finisse par déborder de sens et qu’elle en arrive à symboliser la santé, la joie et la prospérité. L’urbanisation moderne a fait qu’on ne sait plus d’où viennent les choses les plus élémentaires de la vie. Même si l’huile d’olive est un aliment apprécié qu’on trouve sur les tablettes de tous les supermarchés, on s’est éloigné de son sens premier, de son utilisation immédiate. Le « Saint-Chrême » (chrisma veut dire « onction, onguent, parfum ») est une huile spécialement bénite pendant une messe célébrée pendant la Semaine Sainte et déposée dans une fiole spéciale, comme si c’était une denrée extrêmement précieuse. La façon dont on s’en sert paraît étrange, mystérieuse, à celui qui regarde les choses de l’extérieur. L’huile est une quasi-banalité dans la culture du Proche-Orient, et on en consomme souvent tous les jours. Bien qu’on en consomme de plus en plus dans le monde occidental, son utilisation dans les sacrements chrétiens donne encore parfois l’impression d’un symbole qui s’est érodé et affaibli. L’huile est un bel exemple de ce que produit une interprétation idéaliste de la notion de symbole, ou encore une interprétation qui est plus ou moins coupée d’un contact quotidien avec ce produit de la terre et du travail humain. En qualifiant de symboles des réalités que l’on ne comprend plus, on entoure les sacrements d’une aura de mystère, on les déconnecte de ce qui les rend immédiatement compréhensibles. On se rend également incapable d’interpréter le symbolisme comme une manière humaine normale de s’exprimer.

 

Pour en savoir davantage :

Lesquivit, Colomban, et Marc-François Lacan, « Huile » dans Vocabulaire de théologie biblique (publié par Xavier Léon-Dufour), Paris, Cerf, 1971, p. 552-553.

Girard, Marc, Symboles bibliques, langage universel : pour une théologie des deux testaments ancrée dans les sciences humaines, Montréal, Qc (Canada) : Médiaspaul, 2016, p. 1848-1854.

Robitaille, Pierre, « Les saintes huiles, symboles de la grâce de Dieu », Pastorale-Québec, octobre 2019, p. 23-24.

Tarot, Camille, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique. Sociologie et science des religions, Paris, La Découverte, 1999.

[1] Une version brève de cet article, reprenant surtout sa seconde partie sur le symbolisme de l’huile, sera publiée dans la revue Pastorale-Québec sous le titre « L’utilisation de l’huile dans les rites chrétiens » dans le numéro de mars 2020.

[2] Baudelaire, « Correspondances », dans Les fleurs du mal, 1857.

[3] Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Symbole consulté le 31 octobre 2019.

[4] Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Symbole_religieux consulté le 31 octobre 2019.

[5] Cette explication figure presque textuellement dans la Taittirīya Saṃhitā 5,2,8,6 (voir A. B. Keith, The Veda of the Black Yajus School entitled Taittiriya Sanhita, Delhi, Motilal Banarsidass, 1967 [1914], vol. 2, p. 412-413.)

[6] Dominique Jameux, « Symbole », Encyclopædia Universalis [en ligne], URL : http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/symbole/ consulté le 31 octobre 2019.

[7] Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1978 [1950], p. XVI. Les italiques font partie de la citation. Cité dans l’article de Dominique Jameux, qui vient d’être mentionné.

[8] Cet exemple figure dans l’article de Dominique Jameux qui vient d’être cité.

[9] Georges Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris, Payot, 2000 [1966], p. 43-44.

[10] Marie-Claude Mahias, Le barattage du monde. Essais d’anthropologie des techniques en Inde, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002, p. 227.

[11] Śatapathabrāhmaṇa 2,4,3,10 (trad. Eggeling, vol. 1, p. 372-373).


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