Le Mahābhārata : un bref état des lieux

André Couture, Université Laval
15 août 2019

Résumé : Le Mahābhārata est une immense épopée qui date vraisemblablement du deuxième ou premier siècle avant notre ère. Cet article profite de la parution de deux études de Vishva Adluri et Joydeep Bagchee (The Nay Science, 2014 ; Philology and Criticism, 2018) pour faire le point des travaux au sujet de cette épopée. Il est également conçu pour servir d’initiation à ce domaine de recherches.

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Qu’est-ce que le Mahābhārata [Mbh] ? Il s’agit de la « grande [guerre] des Bhārata », les Bhārata (ou descendants d’un roi du nom de Bharata) étant le nom spécifique des habitants de l’ensemble du sous-continent qu’on appelle aujourd’hui l’Inde (en hindi, Bhārat ou Bhārata-varṣa, le pays des Bhārata). La plus grande partie de cette épopée décrit un combat à dimensions cosmiques. Les Indiens attribuent ce long récit à un certain Vyāsa, un sage qui aurait jadis d’abord divisé le Veda en quatre grandes collections avant de rédiger ce texte dont on parle aussi comme d’un cinquième Veda. L’érudition occidentale suppose plus souvent que le Mbh a été composé par couches successives du IVe siècle avant notre ère jusqu’à environ le IVe siècle après notre ère. Ce récit comprend dix-huit livres (parvan), en plus d’un supplément appelé Harivaṃśa ([HV], « la généalogie de Hari[-Kṛṣṇa]) ». On dit de cette œuvre, qui comprend 100 000 versets, qu’elle fait en longueur trois fois et demie la Bible ou encore sept fois l’ensemble de l’Iliade et de l’Odyssée, des remarques qui contribuent à la rendre encore plus impressionnante. Le but de ce petit texte de vulgarisation est de permettre à un non-spécialiste de comprendre l’intérêt de l’Occident pour cette épopée et de mesurer les difficultés qu’il faut surmonter pour l’aborder. L’occasion en est la parution de deux importants ouvrages sur ces questions par deux chercheurs américains, Vishwa Adluri et Joydeep Bagchee[1].

Un résumé de l’épopée

Le Mbh aurait, dit-on, été raconté par le fameux Ugraśravas, fils de Lomaharṣaṇa, un conteur appartenant à la caste des sūta (à la fois héraut, conseiller du roi et cocher de son char), réputé pour sa connaissance des histoires anciennes. Cet homme à la mémoire prodigieuse se serait rendu dans la légendaire forêt de Naimiṣa au bord de la rivière Gomatī, un affluent du Gange, à l’endroit où s’étaient réunis des brahmanes dans le but de célébrer sous la direction du grand Śaunaka de la lignée des Bhārgava une session sacrificielle d’une durée de douze années. Pendant les longs intervalles laissés libres par le rituel, les participants se divertissaient en écoutant ce conteur leur raconter ses histoires. Le récit qu’il leur présente alors, Ugraśravas l’avait auparavant entendu raconter lors d’un autre sacrifice célébré par le roi Janamejaya, fils de Parīkṣit et seul survivant de la guerre des Bhārata. L’histoire remonterait en fait au grand Kṛṣṇa Dvaipāyana Vyāsa, même si c’est un des disciples de celui-ci, le brahmane Vaiśaṃpāyana, qui la racontait alors au roi Janamejaya. En effet, le roi Parīkṣit était mort à la suite de la morsure du terrible serpent Takṣaka et c’est la raison pour laquelle son fils le roi Janamejaya avait alors entrepris ce sacrifice visant à exterminer l’engeance maudite. C’est justement à cette occasion qu’Ugraśravas avait entendu le brahmane Vaiśaṃpāyana conter l’histoire de l’épouvantable guerre qui, à la fin du Dvāparayuga, l’âge qui précède immédiatement l’actuel Kaliyuga, avait opposé deux lignées appartenant à une même grande famille ainsi que tout ce qui se rapportait au fameux Kṛṣṇa qui avait alors tenté de pacifier les belligérants. On comprend que le récit du Mbh, tel qu’il se présente dans ce texte, se trouve enchâssé à l’intérieur d’un sacrifice de serpents, puis d’une session sacrificielle célébrée dans la forêt de Naimiṣa, un double sacrifice dont il faut nécessairement tenir compte pour comprendre que le combat, qui est le sujet même de cette vaste épopée, soit spontanément comparé à un gigantesque sacrifice.

La bataille que raconte le brahmane Vaiśaṃpāyana au roi Janamejaya permet en quelque sorte à l’auditeur de participer à l’effondrement même de l’ordre sociocosmique, le dharma en son sens le plus englobant. Elle est l’aboutissement d’une longue déchéance et l’occasion de discuter des grandes valeurs autour desquelles on dit traditionnellement que la société indienne s’est construite : le désir sous toutes ses formes (kāma), ce qui a trait à la richesse et au profit (artha), ce qui relève du devoir au plan rituel comme au plan social (dharma), et finalement la possibilité de renoncer à toutes ces valeurs séculières et de quitter le monde (mokṣa). L’intrigue principale oppose deux lignées de descendants : les Pāṇḍava, les cinq fils de Pāṇḍu, des incarnations de divinités (deva), et les Kaurava (ou Kuru), les fils de Dhṛtarāṣṭra, le frère cadet de Pāṇḍu, soit le rude Duryodhana et ses quatre-vingt-dix-neuf frères, des manifestations d’asura qui représentent ensemble les forces multiples et désordonnées qui se confrontent traditionnellement aux dieux. Après avoir assuré l’éducation de ses cent fils (les Kaurava) et de ses neveux les cinq Pāṇḍava (qu’il a confiés au brahmane guerrier Droṇa), le roi aveugle Dhṛtarāṣṭra nomme Yudhiṣṭhira, l’aîné des Pāṇḍava, pour lui succéder sur le trône. Les Pāṇḍava échappent alors de justesse à un complot ourdi par les Kaurava. Les Pāṇḍava se marient ensuite à Draupadī, qui deviendra leur commune épouse. Le Livre 2 du Mbh décrit la montée des Pāṇḍava, mais en même temps l’accroisse­ment de la jalousie des Kaurava qui parviennent à triompher momentanément de leurs opposants à la suite d’une partie de dés truqués. Les Pāṇḍava sont immédiatement condamnés à un exil de douze années en forêt (Livre 3) ainsi qu’à une treizième année qu’ils passent incognito dans le royaume des Matsya (Livre 4, chapitres 23-40). Lors de leur libération, la situation ne cesse de s’envenimer et la guerre totale devient inévitable entre les deux clans, qui décuplent respectivement leurs forces en créant de multiples alliances avec des tribus en provenance de toute l’Inde. Kṛṣṇa, qui intervient de Dvārakā (à l’ouest de l’Inde, près de l’Océan indien) auprès des deux partis, ne parvient pas à éviter la guerre, et décide de prendre parti pour les Pāṇḍava (Livre 5).

Alors que les deux camps sont sur le point de s’affronter sur l’immense plaine du Kurukṣetra (« le champ des Kuru », un champ de bataille mythique, que l’on situe parfois dans les environs de Delhi) et que Kṛṣṇa joue le rôle de cocher du char d’Arjuna, l’un des Pāṇḍava, l’action s’interrompt soudain pour faire place à une scène extraordinaire (Livre 6). Plutôt que de se livrer à une telle violence, l’immense guerrier Arjuna ne voit pas d’autre issue que de se retirer du combat. Dans un célèbre dialogue, qu’on appelle la Bhagavad-Gītā [BhG, « le chant du Bienheureux »], Kṛṣṇa convainc ce guerrier de retourner se battre. « Ce n’est pas seulement en s’abstenant d’agir (karman), dit-il, que l’homme accède à la liberté du non-agir (naiṣkarmya) ; ce n’est pas uniquement en renonçant qu’il s’élève à la perfection. […] accomplis – lui dit-il – les actions (karman) prescrites, car l’action (karman) est supérieure à l’inaction (akarman) et ta vie corporelle ne saurait être maintenue sans que tu agisses (akarman). C’est pourquoi, sans t’y attacher, ne cesse jamais d’accomplir les actions prescrites (kāryaṃ karma). L’homme qui, détaché, s’en acquitte (karman) atteint le Souverain Bien (para) » (BhG 3, 4. 8. 19, trad. Esnoul et Lacombe). L’homme qui veut me suivre – note encore Kṛṣṇa – n’a d’autre choix que de toujours s’engager dans l’action nécessaire tout en renonçant à ne s’attacher qu’à des objets de désir. Et dans une scène proprement apocalyptique, Kṛṣṇa apparaît alors à Arjuna sous sa forme gigantesque de Dieu suprême qui agit constamment et sans attachement, toujours en train d’émettre les mondes et de les résorber en lui-même.

Après ces dix-huit courts chapitres consacrés à l’enseignement, la guerre éclate enfin : les combats singuliers se succèdent aux combats singuliers et toujours les morts s’accumulent. Saṃjaya, le cocher du roi aveugle Dhṛtarāṣṭra, a reçu de Vyāsa le don de la vision divine : il voit donc tout ce qui se passe sur le champ de bataille et peut raconter à ce roi les diverses péripéties de la guerre. Les Livres 6 à 10 présentent une succession de combats. Il reste finalement au Livre 10 trois survivants parmi les Kaurava, dont Aśvatthāman, fils de Droṇa, qui profitent ensemble de la nuit pour attaquer les Pāṇḍava endormis, mais Kṛṣṇa et les cinq frères Pāṇḍava sont absents et échappent ainsi au carnage. Le Livre 11 met en scène des femmes qui se lamentent sur tant d’époux et de fils disparus, puis décrit les rites funéraires.

Après une bataille qui a duré dix-huit jours, dans une mise en scène dramatique, le grand et terrible guerrier Bhīṣma, le père de Dhṛtarāṣṭra, gisant sur un lit de flèches, livre un ultime et très long enseignement touchant les devoirs du roi (Livres 12 et 13). Les cinq Pāṇḍava ont survécu à ces combats. Comme s’il voulait se purifier de toute la violence de la guerre et réaffirmer sa souveraineté, Yudhiṣṭhira procède à un sacrifice du cheval d’une année (Livre 14). Alors qu’au début du Livre 1, les divers personnages étaient entrés en quelque sorte sur la scène cosmique pour y jouer l’ensemble des épisodes de cette grande guerre (le terme avataraṇa, utilisé au premier livre, est un terme technique de théâtre et veut dire que l’on « descend » sur la scène), les protagonistes de ce drame se retirent finalement tour à tour et retournent à leur monde respectif (Livres 15-18).

Quelques maillons importants dans l’interprétation du Mbh

Ce résumé succinct, même s’il a choisi de supprimer la plus grande partie des épisodes qui émaillent le récit, a cherché à évoquer dans la mesure du possible le cadre rituel et didactique dans lequel celui-ci s’insère. Le Mbh, ses enseignements, en particulier la BhG, ont fait partie depuis probablement deux millénaires de la grande tradition religieuse de l’Inde. Certains commentaires (souvent partiels) de l’ensemble (ou de parties importantes) du Mbh nous ont été conservés à partir des XIe et XIIe siècles, le plus connu étant celui de Nīlakaṇṭha au xviie siècle. Quant à la BhG, elle a été commentée entre autres par Śaṅkarācārya au viiie siècle et par Rāmānuja au XIIe siècle. Ceci veut dire que l’étude de cette épopée (comme d’ailleurs celle du Rāmāyaṇa, l’autre grande épopée, probablement légèrement postérieure) fait partie intégrante de l’hindouisme et qu’on ne peut en faire l’économie si l’on veut s’initier à la culture religieuse de l’Inde.

L’Occident a commencé à s’intéresser au Mbh avec des traductions de morceaux choisis. L’Anglais Charles Wilkins a publié en 1785 une première traduction complète de la BhG[2], tandis que Franz Bopp publiait en 1819 une première traduction latine de l’épisode de Nala et Damayantī, suivie en 1828 d’une traduction en allemand de Friedrich Rückert. Les Allemands furent les premiers chercheurs à s’intéresser à l’épopée du Mbh en tant que telle. Ils l’ont fait dans la foulée d’un romantisme qui, dès la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, les amenait à redécouvrir la puissance de grands mythes qui avaient, croyait-on, façonné l’identité allemande avant même que les religions sémites (en particulier, le judaïsme et le christianisme) n’envahissent l’Europe. La découverte du Mbh, écrit en sanskrit, une langue sœur du latin, du grec et de l’ancien germain, ne pouvait à leurs yeux que venir confirmer la grandeur de l’antique monde aryen qui devait jadis s’étendre de l’Europe jusqu’à l’Inde du Nord. Plusieurs des premiers indianistes allemands voyaient dans la découverte du Mbh la possibilité de reprendre enfin possession d’un récit guerrier commun à l’ensemble de cette antique grande culture et c’est dans cette optique qu’ils se sont mis à l’étudier.

Pendant le XIXe siècle et une bonne partie du XXe siècle, c’est l’indianisme allemand (German Indology) qui régna sur l’analyse critique du Mbh. Une de ses préoccupations consistait à découvrir, au sein d’un texte considéré comme un ramassis d’épisodes d’origines diverses, une « épopée primitive » (Urepos)[3], une sorte d’héritage aryen commun aux anciens Aryens et aux anciens Germain et conforme à l’idée que le romantisme s’en faisait alors. Mais pour que le Mbh puisse être facilement analysé, il fallait en premier lieu qu’il soit accessible autrement que sur manuscrits. Le texte le plus commun à cette époque, celui qu’on désigne toujours comme la Vulgate, fut donc édité pour la première fois à Calcutta en 4 volumes de 1834 à 1839. Ont suivi à Mumbai (Bombay) en 1863 et 1901, deux autres éditions comprenant le célèbre commentaire de Nīlakaṇṭha (XVIIe siècle), que la tradition indienne jugeait indispensable à la bonne compréhension de ce texte. La première traduction complète de la Vulgate fut l’œuvre de Kisari Mohan Ganguli et fut réalisée à Calcutta de 1884-1896 sous le patronage de Pratap Chandra Roy. Elle reste utile, même si elle a parfois tendance à fusionner le texte et son commentaire. Manmatha Nath Dutt publia ensuite une version révisée de cette première traduction en éliminant entre autres certains archaïsmes et en ajoutant les numéros des versets (Calcutta, 1895-1905). Peu importe leur qualité, ces premiers outils ont été indispensables à la réception occidentale de ce texte et au progrès de son interprétation. Avant de revenir sur les raisons d’un certain blocage de la recherche en raison de présupposés entérinés plus ou moins consciemment par les chercheurs et qui font justement l’objet des deux livres que viennent de publier Vishwa Adluri et Joydeep Bagchee, il importe d’abord de mettre en évidence deux autres moments importants dans l’étude du Mbh, soit la réalisation en Inde d’une édition critique et, du côté occidental, le renouveau de la recherche qui s’est opéré à Paris grâce aux travaux de Madeleine Biardeau.

La réalisation d’une édition critique du Mbh (1919-1966)

Pour sortir de l’impasse où se trouvait à la fin du XIXe siècle l’analyse critique du Mbh, un chercheur allemand du nom de Moriz Winternitz suggéra, lors du XIe Congrès international des Orientalistes tenu à Paris en 1897 (une idée qui s’est précisée à Rome en 1899, puis à Hambourg en 1902), de procéder à l’établissement d’une édition critique du Mbh : il s’agissait de rassembler les manuscrits encore accessibles, de les classer, de les confronter, de façon à obtenir un texte le plus rapproché possible de la composition originelle. Ce projet d’édition critique avait pour but de dénouer l’impasse où se trouvait alors l’étude de cette épopée. Après quelques coups de sonde, le Bhandarkar Oriental Institute (récemment fondé en Inde à Poona [actuellement, Pune]) accepta de réaliser le projet, qui fut amorcé en avril 1919. On ne se doutait cependant pas de l’ampleur des moyens qui devraient être mis en œuvre pour parvenir au but recherché, ainsi que les résistances et embûches qu’il faudrait surmonter. L’entreprise s’amorça par la collecte de manuscrits et la publication d’un essai préliminaire en 1923. En août 1925, le projet passa sous la direction de Vishnu Sitaram Sukthankar (décédé en janvier 1943), un ancien élève de Moriz Winternitz. Les premiers six fascicules de l’Ādiparvan (le premier livre) ont paru entre 1927 et 1932. Le projet eut onze éditeurs, dont quatre éditeurs généraux, et se termina en 1966[4]. Quant au Harivaṃśa, le long supplément qui accompagne le Mbh, il parut en deux volumes en 1969 et 1971[5]. Ce travail, qui a été réalisé selon les critères les plus rigoureux, a eu ses partisans de même que ses détracteurs. Disons qu’on ne peut que constater que les résultats de ces travaux critiques se sont avérés en nette opposition avec les présupposés habituels de la recherche allemande et une partie importante du second livre de Adluri et Bagchee (Philology and Criticism, 2018) met justement en lumière la façon dont l’érudition allemande tenta par la suite d’en contourner les principales conclusions. Il faudra y revenir.

Madeleine Biardeau (1968-2010)et le renouveau de l’interprétation du Mbh[6]

Même si la façon allemande de comprendre le Mbh faisait déjà problème pour un certain nombre de chercheurs, il a fallu attendre les années 1970 avant que la polémique ne s’organise en grande partie autour des travaux de l’indianiste française, Madeleine Biardeau. C’est en effet en 1968 que paraît le premier tome de Mythe et épopée de Georges Dumézil, dont une partie importante est consacrée au Mbh. Même si Biardeau s’est immédiatement montrée critique quant à la possibilité de découvrir dans le Mbh une application de la théorie trifonctionnelle chère à ce grand spécialiste de la mythologie indo-européenne, elle y perçoit une façon rafraîchissante d’aborder ce texte et apprécie en particulier chez Dumézil « la méthode de mise en relation des personnages les uns avec les autres, une structuration des héros épiques qui ne relevait plus de la psychologie ni de la littérature, mais de leurs positions respectives dans la mise en scène de l’action qui allait constituer la trame du poème et lui donner son sens »[7]. Ce que cherche alors Biardeau, alors inspirée par la pensée du sociologue Louis Dumont et de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, c’est une façon d’aborder « comme une totalité » ce vaste poème « déjà si malmené et mis en morceaux par la science contemporaine »[8]. Parmi les convictions qui animent Biardeau tout au long de ses travaux et qu’elle réunit au début du bilan de recherche que sont les deux tomes de son Mahābhārata (1998 et 2002), il y a en premier lieu celle d’une unité d’auteur. Voici ce qu’elle dit à ce sujet :

Par bonheur, je partageais avec Dumézil (et déjà J. Dahlmann en 1895) la conviction que ce poème ne s’était pas formé ‒ selon une opinion encore commune ‒ pendant une période d’environ huit cents ans (pourquoi ces huit cents, je ne l’ai jamais compris), avec tout ce que cela impliquait d’« interpolations » et d’erreurs de transmission. Pour moi il est l’œuvre d’un poète probablement unique, ayant travaillé sans doute sous la protection d’un ou de plusieurs petits rois alliés qui le rétribuaient et l’encourageaient de toutes les manières[9].

En 1985, dans l’introduction à la traduction qu’elle publie avec Jean-Michel Péterfalvi, elle avait précisé ainsi sa pensée :

Le raffinement de construction et d’invention qu’implique le Mbh ne peut qu’être l’œuvre d’un génie et je ne vois pas ce que l’on gagnerait à le pluraliser. S’il le faut vraiment, j’imaginerais un père, un fils, un oncle maternel du père ou du fils travaillant ensemble et, dans un coin à l’écart, juste hors de portée de voix, une femme, épouse du père, mère du fils et sœur de l’oncle. Ce schéma est tiré du Mbh lui-même, mais situe plutôt la composition du poème dans le sud de l’Inde que dans le nord… mais cela est une autre histoire. Pour ma part, je préfère supposer la création d’un seul brâhmane de génie[10].

Une deuxième conviction touche le lien de la religion de bhakti (dévotion) dont témoigne le Mbh avec la tradition védique qui l’a précédée. Alors que le grand védisant Louis Renou soutenait que la bhakti était en rupture complète avec le monde védique, Madeleine Biardeau refuse d’en faire un phénomène « a-védique »[11]. Il lui paraît même impossible de lire le Mbh en dehors du monde védique et elle se plaît à retrouver toute sorte d’indices de transition entre ces deux mondes.

On aura déjà compris que l’épopée ne surgit pas ex nihilo de la puissance créatrice de l’auteur. Non seulement il a devant lui un corpus de textes nettement plus anciens, ne serait-ce que par la langue, relativement diversifiée, mais de plus valorisé à l’extrême puisqu’il s’agit d’un ensemble auto-révélé, littéralement « entendu », sans auteur, qu’il a dû apprendre par cœur, au moins pour une part, d’un maître humain. Il s’agit donc pour le poète, un brâhmane obligatoirement, et même s’il a conscience d’avoir autre chose à dire, d’en tenir le plus grand compte[12].

Le Veda demeure donc pour Biardeau « la première source d’inspiration du poème »[13], à tel point qu’il lui paraît essentiel de commencer sa présentation du Mbh par un chapitre sur « La Révélation »[14]. Dans l’introduction à l’ouvrage publié avec Péterfalvi, elle précise d’ailleurs, par exemple, que les varṇa (les quatre grandes catégories sociales qui apparaissent dès le Veda) n’ont cessé de structurer la société brahmanique (et plus tard hindoue) :

les brâhmanes, qui sont les prêtres du sacrifice et les dépositaires de la Révélation védique et de ses prolongements, les kṣatriya, rois guerriers chargés d’assurer la protection de leurs sujets mais avant tout des brâhmanes, les vaiśya, où se retrouvent agriculteurs, éleveurs et commerçants, et enfin les śūdra, catégorie dont le seul devoir est de servir les trois autres dans la plus parfaite obéissance. Cette quatrième catégorie est nettement inférieure aux autres puisqu’elle n’a pas part au culte sacrificiel et se trouve exclue de ses bénéfices directs, mais c’est la possibilité même du sacrifice qui s’évanouirait si elle n’existait pas et n’accomplissait pas certaines besognes impures pour les autres. Vice versa la prospérité qu’engendre l’harmonie des trois premiers varṇa s’étend à l’ensemble des quatre. Il est donc inconcevable de séparer ce varṇa des serviteurs de ceux de leurs maîtres, d’imaginer par exemple qu’ils soient des peuples vaincus par les envahisseurs ārya. Ils font partie du système[15].

Il faut donc situer le Mbh dans la suite du Veda pour comprendre

l’autorité avec laquelle il s’impose au point qu’il est très vite appelé métaphoriquement ‟cinquième veda”, alors qu’il inaugure la Tradition [smṛti] par opposition à la Révélation [śruti] (et compte non tenu des commentaires sur le rituel). Cette autorité, il ne peut la tenir que de la Révélation. Non seulement on lui donne comme auteur le promulgateur des veda lui-même [Vyāsa] en lui faisant jouer en même temps un rôle d’acteur très important, mais son matériau mythique est pour une part repris des veda, par bribes…, mais par bribes souvent à peine identifiables tant elles sont coupées de leur contexte originel[16].

Une troisième conviction apparaît plus tardivement chez Madeleine Biardeau, mais permet en quelque sorte de mieux contextualiser l’épopée : c’est que ce texte se constitue comme une réponse des brahmanes au bouddhisme qui s’est imposé politiquement en Inde au troisième siècle avant notre ère avec le règne d’Aśoka [273-232], le troisième empereur de la dynastie des Maurya, et des fameuses inscriptions, sur roc et sur piliers, que celui-ci a répandues sur l’ensemble de l’immense région qu’il revendique comme territoire. Ces inscriptions sont, commente Madeleine Biardeau,

…la principale source indienne de documentation que l’on ait sur cette période (seconde moitié du IIIe siècle avant notre ère ?), et c’est là, pour nous, que se situe approximativement la niche historique où se loge le projet de l’épopée, comme prétentions politiques plutôt que religieuses, puisque Aśoka est plus préoccupé de la morale de ses sujets, une morale qu’on n’arrive pas à nommer bouddhique plutôt que brahmanique ou inversement, mais qu’il tient avant tout à imposer et à surveiller. L’événement est suffisamment important aux yeux de la société brahmanique de hautes castes pour qu’à notre épopée en succède une autre le Rāmāyaṇa ; toutes deux sont promises à un grand destin, la première ayant eu une plus grande portée sur le développement du culte des temples que la seconde. On est passé des rituels védiques fondés sur le sacrifice d’oblation au feu au culte de Viṣṇu dans des sanctuaires qui prendront de plus en plus d’ampleur. Il serait plus exact de dire que le second a englobé les premiers ou s’y est superposé[17].

Tout en présentant cette date comme une simple hypothèse de travail, Biardeau croit donc tout à fait plausible que le Mbh ait pu avoir été rédigé durant la seconde moitié du troisième siècle avant notre ère (alors que Hiltebeitel place cette rédaction environ un siècle plus tard), en tous cas dans un contexte où le brahmanisme cherchait une façon d’affirmer son existence et de manifester sa capacité de réagir. Madeleine Biardeau voit d’ailleurs la nouvelle religion de bhakti qui apparaît dans le Mbh comme une légitimation d’un retour au pouvoir d’un souverain brahmanique.

C’est là que nous pourrons essayer de montrer la nécessité, tant pour les rois que pour leurs brâhmanes, de donner expression à une nouvelle forme religieuse, dont le nom ‒ bhakti, « dévotion ‒ est déjà fourni par une upaniṣad, plutôt liée à Śiva qu’à Viṣṇu d’ailleurs, laissant présager une coexistence des deux grandes divinités avant qu’elles ne deviennent rivales plus tard, mais toujours structurellement complémentaires. C’est le Mahābhārata en premier qui, sur un mode plutôt apocalyptique, décrit une crise du monde dont le roi brahmanique, d’une part, sort fortifié et légitimé par son lien essentiel à la divinité suprême sous sa forme de « descente » dans le monde, l’avatāra, et dont le monde, d’autre part, sort assuré de sa pérennité dans une succession sans fin de cycles temporels[18].

Ce sont également les recherches de Madeleine Biardeau sur les cosmogonies purāṇiques ainsi que ses travaux de mythologie sur le rapport entre la religion de bhakti et la notion d’avatāra[19] qu’il faudrait faire intervenir ici pour mieux saisir sa façon d’interpréter le Mbh, mais qu’on ne peut ici que mentionner.

Les récents travaux de Vishwa Adluri et Joydeep Bagchee : un certain contexte

Madeleine Biardeau et ceux qui s’inspirent de ses travaux ont en commun de refuser que le récit du Mbh légué par la tradition indienne soit une sorte de construction artificielle, composé d’un certain nombre de couches rédactionnelles superposées. La tâche de l’indianiste est le lire le texte dans son intégralité et non pas le décaper jusqu’à mettre en évidence un noyau primitif qui seul importe en définitive. Une telle conception semble bien reposer sur des hypothèses et une idéologie spécifique remontant au XIXe siècle, bien plus que sur une véritable critique historique des sources. Deux études importantes, écrites par Vishwa Adluri et Joydeep Bagchee, sont parues l’une en 2014 et l’autre en 2018, pour tenter de faire le point sur les questions méthodologiques sous-jacentes à la façon allemande d’aborder le Mbh[20]. Évidemment, je n’entends pas faire ici le compte rendu de ces deux gros ouvrages, mais seulement fournir aux étudiants intéressés par ces questions quelques éléments indispensables pour comprendre les grandes idées qui s’y trouvent exposées. Ce sont des ouvrages marquants, soutenant des thèses qui ont paru à Alf Hiltebeitel suffisamment concluantes pour qu’il accepte d’écrire le paragraphe suivant sur la quatrième de couverture de The Nay Science :

Ce livre commence là où Edward Said [Orientalism, 1978] s’est arrêté. Plutôt que de répéter la critique ‘orientaliste’ comme beaucoup l’ont fait, Adluri et Bagchee élaborent un diagnostic sur l’indianisme allemand en tant que forme d’‘occidentalisme’ : plutôt que de réaliser l’objectif qu’ils s’étaient fixé de définir l’autre (c’est-à-dire l’orientalisme), il représente l’autre de façon qu’il se définisse lui-même. Les auteurs explorent en quoi l’indianisme allemand du dix-neuvième et du début du vingtième siècle a misé sur le désir qu’avaient les Allemands de recouvrer leur identité aryenne en même temps qu’il a nourri ce désir. Ils examinent également en quoi cette quête d’origines aryennes se combina dès le début à des attaques contre les brahmanes indiens, accusés d’avoir corrompu cette identité en ajoutant des couches à l’épopée indienne. The Nay Science présente comme défi aux universitaires de reconnaître que l’‘hypothèse brahmanique’ n’a jamais été et ne peut plus être une thèse inoffensive. L’affirmation que les prêtres hindous auraient corrompu la véritable épopée hindoue a servi de couverture à l’indianisme allemand pour parler des catholiques, des juifs et de tous les autres ‘sémites’[21].

Vishwa Adluri a d’abord été formé en philosophie grecque au Département de philosophie du New School for Social Research de New York. Influencé entre autres par les travaux de Reiner Schürmann (1941-1993)[22], sensible au fait que nous sommes portés à étudier les autres cultures en les soumettant à nos propres préjugés, il rencontre Joydeep Bagchee, un étudiant qui avait suivi la même filière universitaire que lui et vivait alors à Berlin, et tous deux décident ensemble d’étudier l’influence des méthodes occidentales sur le développement de l’indianisme allemand à partir du XIXe siècle. Poursuivant à cette époque des études en philologie grecque à l’Université de Marbourg (Allemagne) sous la direction d’Argobast Schmitt, mais intéressé également par le Mbh qu’il avait lu en parallèle avec Homère, Adluri se rend compte, lorsqu’il discute d’un éventuel projet pilote entre les départements de Classics et d’Indology de cette université, de l’énorme résistance qu’un tel projet peut susciter et cherche alors à en comprendre les raisons.

Le racisme que j’ai rencontré à Marbourg n’était pas du genre de celui qu’on peut trouver parmi la droite alternative américaine [alt-right] ou la discrimination à laquelle les citoyens noirs ou minoritaires doivent tous les jours faire face. Cette sorte de racisme est plus facile à repérer et à dénoncer. Celle dont il est ici question est plus insidieuse. Il s’agit d’un racisme scientifique ou pseudo-scientifique. Il y a si longtemps que les indianistes disent que les Indiens n’ont pas accès à la « vraie » signification de leurs textes qu’ils ne considèrent plus cela comme un préjudice mais comme un principe méthodologique, en l’occurrence tout à fait nécessaire. À la question : « Comme faites-vous pour aborder ces textes de façon scientifique et critique ? », la réponse était la suivante : « Évidemment pas de la façon dont les Indiens les lisent, puisque les Indiens n’ont jamais développé de pensée scientifique et critique ». À part le fait que, sauf la couleur de ma peau, je ne suis pas indien — j’ai vécu et étudié aux États-Unis la plus grande partie de ma vie, j’ai un doctorat en philosophie occidentale et connais à fond l’histoire intellectuelle allemande — je n’approche pas l’épopée sanskrite de façon « traditionnelle ». Je la lis en parallèle avec Homère et les tragédiens [grecs]. Je connais la littérature académique, j’ai présenté une communication à l’American Philological Association (maintenant la Society for Classic Studies) et présenté une interprétation convaincante. Cependant, quand j’ai ouvert la bouche, les indianistes de Marbourg n’ont pu entendre qu’un Indien, ce qui voulait dire que, pour sauvegarder le statut de science de l’indianisme, tout ce que je disais devait être nié. C’est alors que j’ai réalisé que scientisme et racisme étaient liés. Des indianistes adoptent cette discrimination non parce qu’ils sont de vulgaires racistes — ils pensent évidemment être cultivés, éclairés, cosmopolites — mais parce que leur autorité en dépend[23].

Soupçonné à l’occasion de l’évaluation d’un travail présenté en indianisme de proposer une « Indian religious view » (ce qui veut dire être incapable d’accepter les fondements de l’indianisme allemand), alors qu’il s’agit d’un projet de déconstruction s’appuyant sur un certain nombre de philosophes occidentaux dont Derrida, Adluri décide d’examiner à fond le problème auquel il a alors dû faire face, ce qui déclenche la rédaction des deux gros livres, écrits conjointement avec Joydeep Bagchee, dont il sera maintenant question et qui se présentent comme « a nuanced critique of ‟method” in the humanities » (ibid.). Les auteurs justifient leur point de vue en arguant qu’il repose essentiellement sur la traduction en anglais de tout ce que ces indianistes ont dit à cette époque en allemand (« we just translated everything the Indologists had said into English », ibid.).

Questions méthodologiques liées à l’approche allemande du Mbh. Dans leur premier livre intitulé The Nay Science [La science du non] : A History of German Indology (2014), Vishwa Adluri et Joydeep Bagchee montrent qu’une grande partie de la science allemande du XIXe siècle, qui s’est souvent transmise jusqu’à aujourd’hui sous couvert de philologie ou de science textuelle, repose en fait sur des principes méthodologiques empruntés aux premiers travaux d’exégèse biblique (« Nous prétendons que l’indianisme académique, tel qu’il s’est développé en Allemagne entre les dix-neuvième et vingtième siècles, a été influencé par un héritage protestant qui s’est transmis avec la méthode historico-critique »[24]). Évidemment, l’expression « German Indology » renvoie à une certaine façon d’aborder l’Inde et ses textes[25], qu’il ne faut surtout pas généraliser à tous les indianistes allemands, mais qui comprend aussi d’autres indianistes qui ont fait carrière ailleurs, par exemple en Inde ou aux États-Unis.

Certains biblistes du XVIIIe siècle s’étaient mis en effet à utiliser une méthode dite « historico-critique » dans le but de séparer le dogme chrétien dans sa vérité universelle de ses revêtements historiques particuliers. Ces premiers travaux, réalisés à des fins théologiques, donnèrent naissance à une seconde méthode historico-critique, plus neutre dans ses objectifs mais toujours axée sur l’analyse critique des textes, et susceptible de servir à lire des textes en provenance d’autres cultures, comme les textes épiques de l’Inde. C’est cette méthode, jointe à des convictions puisées dans le romantisme (évoquées supra), en particulier la conviction d’être porteurs d’une identité aryenne ensevelie sous des siècles de religions sémites (judaïsme et christianisme), dont s’est servi une grande partie de l’orientalisme élaboré par les Allemands dans le but avoué de retrouver la teneur véritable de l’épopée du Mbh par-delà les détournements opérés par les brahmanes. Si la méthode historico-critique visait, dans le cas de la recherche biblique, à identifier un noyau de traditions authentiques englouties sous les ajouts ultérieurs des rabbis, les mêmes principes pouvaient être utilisés dans le cas de l’épopée indienne pour retrouver cette fois l’authentique héritage d’anciennes traditions guerrières (Urepos) des Ārya que les spéculations philosophiques ajoutées par des générations successives de brahmanes avaient complètement submergé. Que ce soit pour retrouver le dogme chrétien le plus pur ou pour recouvrer la véritable tradition aryenne, la méthode historico-critique a d’abord servi à contourner les vaines spéculations élaborées par des prêtres. Pour mieux saisir les raisons pour lesquelles un certain nombre d’hypothèses sont jugées de plus en plus contestables dans le domaine de l’indianisme, j’évoquerai deux des auteurs qui ont été à la source de la conception du Mbh, encore la plus répandue encore de nos jours, et que présentent Adluri et Bagchee dans leur étude.

Christian Lassen (1800-1876). Le Mbh fut d’abord connu à partir de 1792 par des extraits, puis des traductions complètes de la BhG[26]. Mais puisque ce texte, qui comprend dix-huit courts chapitres, n’est qu’une infime partie du Mbh, qui comprend dix-huit livres souvent très longs, il ne faut pas s’étonner que les Allemands aient eu la curiosité de s’intéresser à l’œuvre complète. Christian Lassen, un Norvégien, fut le premier indianiste à formuler dès 1837 des principes qui ont eu une influence durable pour l’interprétation de cette œuvre. Il le faisait en tant que géographe, ethnographe et historien. La première édition du Mbh (1834-1839), dont il a été question plus haut, lui a permis de faire un premier examen de l’œuvre. Voici quelques-unes des idées maîtresses qui se dégagent de ses travaux :

  • Le cœur de ce poème constituerait un ancien document historique relatant l’affrontement décisif entre les deux races qui cherchaient jadis à dominer l’Inde, soit les Āryens, plus pâles mais supérieurs au plan militaire, et les Dravidiens, plus foncés.
  • Un récit guerrier, plus court, ne couvrant que les actuels livres 6 à 10, se transmettait alors oralement à l’intérieur de la caste royale des kṣatriya. Il importe d’étudier attentivement ce précieux témoignage pour établir l’histoire de l’Inde ancienne.
  • L’hypothèse que fait Lassen pour comprendre l’état dans lequel le Mbh nous est parvenu, est que les brahmanes se seraient emparés du texte que ces guerriers se transmettaient oralement et l’auraient complété de spéculations rituelles et doctrinales. La tâche du chercheur consiste par conséquent à identifier au sein de l’actuel Mbh ces parties plus anciennes et par le fait même d’en dissocier les matériaux qui se seraient ajoutés au fil des siècles (des histoires royales, du matériel concernant l’origine du monde, des histoires de divinités, des sections didactiques).
  • Le Mbh témoignant d’une ancienne tradition guerrière (apparentée à celle de l’ancien peuple germanique), récupérée tardivement par les brahmanes, on peut comprendre l’anti-brahmanisme dont témoignent déjà les premiers écrits de Lassen, un anti-brahmanisme qui s’accentuera chez les auteurs ultérieurs.

Lassen s’avère convaincu que son travail d’historien lui permet de remonter aux origines de la tradition, à rebrousse-poil du traitement que les brahmanes ont fait subir au véritable Mbh. Adluri et Bagchee en concluent : « En proposant une approche pseudo-historique de l’épopée indienne, Lassen a posé les bases d’une complète historisation du Mahābhārata »[27]. Les auteurs iront jusqu’à parler de reconstruction raciale et pseudo-historique.

Adolf Holtzmann Jr (1838-1914). Dans un ouvrage en quatre volumes (1892-1895), Adolf Holtzmann Jr se réclame de ses prédécesseurs, en particulier de son oncle Adolf Holtzmann Sr et de Christian Lassen. Il oppose globalement l’ancienne vision indo-germanique (allant même jusqu’à y inclure les bouddhistes) à celle des brahmanes. Comme Lassen, il est convaincu que ce sont ces derniers qui ont entrepris une révision complète de l’ancienne épopée[28]. C’est Holtzmann Jr qui, en 1892, crée littéralement le mythe d’une épopée originale indo-germanique[29].

  • C’était pour Holtzmann une évidence que les anciens Germains et les anciens Ārya partageaient une même tradition épique, s’enracinant dans une même identité ethnique. Ce que ce chercheur espère découvrir en Inde, ce sont les vestiges de cette ancienne tradition guerrière.
  • L’épopée la plus ancienne célébrait sans aucun doute les vertus guerrières de Duryodhana, le héros des Kaurava. Mais d’après l’hypothèse de Holtzmann, les brahmanes érudits responsables de l’actuel Mbh auraient transformé les cinq frères Pāṇḍava et le retors Kṛṣṇa du véritable Mbh en héros vertueux et diabolisé les Kaurava, de sorte que l’épopée se présente désormais comme un récit en l’honneur des héros brahmaniques (ce qu’on finira par appeler la théorie de l’inversion).
  • À la suite de Lassen, mais de façon plus systématique, Holtzmann utilise la distinction qui finira par s’imposer entre l’histoire guerrière (war narrative) et les épisodes didactiques. En 1901 (dans The Great Epic of India), Hopkins transformera ces catégories en « epic» et « pseudo-epic », des catégories qui ne seront pas mises en cause avant les travaux de V. S. Sukthankar, l’éditeur de l’édition critique[30].

Après avoir analysé six études du BhG appartenant à l’époque ancienne de l’indianisme allemand, les auteurs concluent à une forme d’analyse qui rejette globalement la théologie ou la philosophie qui constitue une partie importante de l’épopée telle qu’elle nous est parvenue, à une confiance illimitée en la capacité de l’historien à recouvrer le texte « original », à un rejet de toute herméneutique indienne comme étant « uncritical », à une revendication de souveraineté tant sur le texte que sur la tradition[31]. Alors qu’Adluri affirme avoir été formé dans une tradition scientifique fondée sur le respect des textes anciens et le dialogue avec ces anciens maîtres, il se dit surpris, sinon choqué, de découvrir dans cette tradition allemande une incapacité à lire ces textes dans le respect de la tradition[32].

Réflexions sur la facture et l’utilisation de l’édition critique. Le second livre d’Adluri et Bagchee, Philology and Criticism. A Guide to Mahābhārata Textual Criticism, analyse la portée du travail critique réalisé par l’équipe de Pune à propos du Mbh et discute de la réception que lui ont faite les indianistes qui s’y sont opposés, en particulier ceux qui s’inscrivent encore dans la lignée de l’indianisme allemand du XIXe siècle. On peut dire en effet qu’une des réalisations scientifiques les plus marquantes du XXe siècle (1919-1966, pour le Mbh ; 1969-1971, pour le HV) fut précisément l’élaboration de cette édition critique. Vishnu Sitaram Sukthankar avait reçu une formation de mathématicien avant de se tourner vers l’indianisme et ses exigences au plan méthodologique étaient celles d’un homme de science. Le paragraphe qui figure sur la quatrième de couverture résume de façon précise les intentions des auteurs et la portée de leur livre.

Philology and Criticism compare la préservation et la transmission du Mahābhārata à l’intérieur de traditions utilisant scribes et commentaires avec la philologie sanskrite d’après les années 1900 à l’époque où des indianistes allemands proposèrent une édition critique du Mahābhārata pour valider leurs théories raciales et nationalistes. Vishwa Adluri et Joydeep Bagchee montrent comment, à l’inverse des théories non scientifiques de ces indianistes, V. S. Sukthankar assimila les principes de la critique textuelle néo-lachmannienne de façon à défendre le texte transmis et sa réception traditionnelle en tant qu’œuvre traitant de droit, de philosophie et de libération. Les auteurs démontrent pourquoi, une fois cette édition achevée, aucune justification n’existe pour affirmer qu’une épopée héroïque aurait existé antérieurement, pour soutenir que les brahmanes auraient révisé cette épopée pour en tirer le Mahābhārata, ou encore pour dire qu’ils auraient tardivement introduit à l’intérieur de cette œuvre des dieux « sectaires » comme Viṣṇu et Śiva. En montrant que ces indianistes ont commis des erreurs techniques, qu’ils ont cité des études erronées et tendancieuses et utilisé des arguments circulaires pour valider leurs théories racistes et antisémites, Philology and Criticism permet aux lecteurs d’aborder le Mahābhārata comme « le principal monument de la bhakti » (Madeleine Biardeau[33]). En tant que guide faisant autorité en ce qui concerne l’utilisation et l’interprétation de l’édition critique, Philology and Criticism invite les spécialistes de l’Asie du Sud à envisager l’hindouisme comme le lieu d’un débat complexe à propos de l’ontologie et de l’éthique plutôt qu’à travers les lunettes du “brahmanisme” et du “sectarisme”. Il lance l’idée d’une nouvelle philologie à l’échelle mondiale — une philologie plurielle et autoréflexive plutôt eurocentrique et anhistorique[34].

Il s’agit d’un livre parfois technique, mais indispensable à la juste compréhension de l’édition critique. En plus de discuter de la nature de l’entreprise critique et de discuter avec toute la rigueur possible des incompréhensions qu’elle a suscitées, il se termine par une série de dix-huit appendices qui réunissent une foule d’informations précieuses, ainsi qu’un glossaire et une bibliographie annotée. Sans entrer dans le détail d’une démonstration méticuleuse, j’en retiens quelques-unes des affirmations qui me paraissent incontournables.

  • Une entreprise censée supporter les théories de l’indianisme allemand. Déjà à la fin du XIXe siècle avaient émergé à propos du Mbh une série de questions que certains spécialistes pensèrent résoudre en élaborant une édition critique de ce texte. « Un nouvel ensemble de préoccupations émergèrent vers la fin du dix-neuvième siècle au moment même où le Mahābhārata devenait un objet d’intérêt pour les spécialistes : Qu’est-ce que le ‟Mahābhārata” ? Quelle était la forme la plus ancienne de ce texte ? Entre deux versions différentes, laquelle doit être considérée comme la plus authentique ? C’est en partie pour résoudre ces questions et en partie pour supporter leurs théories à propos d’une épopée originale (dite Urepos) que se firent entendre des appels pour un texte unique, validé scientifiquement »[35]. Contrairement à l’édition épurée et très courte que certains espéraient voir émerger de cette opération, ce qui en ressortit clairement, c’est une édition qui, en gros, entérinait la complexité du texte avec son mélange de descriptions de combats et de passages didactiques, et donc un texte reconstitué en profonde dissonance avec ce que l’érudition allemande supposait depuis plusieurs dizaines d’années[36]. Si l’on comprenait bien la signification de ce travail critique, l’hypothèse d’un Urepos, qui aurait été transmis par des bardes et qui serait antérieur au texte reconstitué par l’édition critique, devenait tout simplement impossible à soutenir.
  • La constitution d’une édition critique : une procédure rigoureusement hiérarchique. Pour saisir la portée de l’entreprise critique, il faut d’abord réaliser que la procédure sur laquelle se fonde une telle édition consiste d’abord à établir un arbre généalogique des manuscrits (stemma codicum) fondé sur les relations entre les manuscrits, puis à partir de là à reconstruire un archétype, c’est-à-dire un premier ancêtre commun à cet ensemble de manuscrits, et uniquement à cet ensemble de manuscrits. Visuellement, on imprime en haut de la page l’ensemble des lectures censées représenter l’ancêtre de tous les manuscrits examinés, tandis que les autres variantes (les corruptions de cet ancêtre) se trouvent réunies au bas de la page (sous la ligne qui sépare les deux parties de la page) de façon à constituer ce qu’on appelle l’apparat critique. L’édition critique est une façon pratique de synthétiser la façon dont un texte s’est transmis au fil des siècles. « En assignant aux lectures disponibles une place spécifique au-dessus ou en dessous de la ligne, selon l’ancienneté à laquelle elles peuvent prétendre, une édition critique crée une vue d’ensemble de toute la tradition »[37].
  • La détection des erreurs partagées : principal critère pour l’établissement de l’archétype. Contrairement à une idée courante, l’archétype ne se constitue pas à partir de ce que les différentes versions du texte ont en commun (shared readings), mais à partir des erreurs que l’on parvient à déceler dans la transmission de ce texte (shared errors). « La filiation ne peut s’établir que par des erreurs partagées, ce qui nous permet de déterminer que deux manuscrits sont entre eux en relation plus étroite que d’autres de la même famille (tous contenant le même texte, mais pas les mêmes erreurs qui, elles, sont uniques à cette branche de la tradition). Il est donc incorrect d’établir la filiation sur la base de lectures partagées, puisque celles-ci permettent uniquement de déterminer que deux manuscrits sont membres de la famille à l’étude (les manuscrits du Mahābhārata), mais ne permettent pas de les définir comme appartenant à une branche spécifique de cette famille — des manuscrits issus de la source première d’une erreur ou des erreurs »[38]. Ce sont donc les erreurs partagées par des manuscrits différents qui révèlent une filiation entre des manuscrits, et non pas le fait que des manuscrits différents aient une lecture identique. « La notion que la filiation entre les manuscrits devient apparente quand on examine les erreurs transmises de manuscrit en manuscrit — ces ‟fossiles” du processus de transmission textuelle, comme les appelle Paul Maas[39] — sous-tend la pratique du critique. Puisqu’aucun scribe ne transmet intentionnellement des erreurs de copie à partir d’un texte source (même s’il en copie des passages), si son manuscrit contient toutes les erreurs d’un précédent manuscrit, plus au moins une autre erreur, il est alors possible d’inférer que le premier manuscrit a dû servir de source »[40].
  • Le statut du texte reconstitué. En tant qu’il est issu d’une procédure scientifique rigoureuse, le texte reconstitué par l’édition critique reste une hypothèse de travail avec également son inévitable côté artificiel, un texte qui ne pourra jamais être qualifié d’image fidèle de ce qu’était le texte original. « Comme le note Gianfranco Contini[41], ‟une édition critique est, comme n’importe quel autre acte scientifique, une simple hypothèse de travail, la plus satisfaisante, notamment la plus économique, et celle qui s’avère la plus apte à relier un système de données” »[42]. Cette conception de l’édition critique a remplacé celle d’être « une exacte reproduction d’un texte existant (a facsimile of an existing text) », que ce soit le véritable texte de l’auteur ou une copie du texte qui serait la source première de la tradition manuscrite. Il est évident, notait déjà Sukthankar, que tous les éléments du texte reconstitué n’ont pas la même ancienneté, mais c’est la meilleure image à laquelle il soit possible d’arriver compte tenu des manuscrits qui nous sont parvenus. Ce n’est pas un monstre, comme certains l’ont déclaré. « C’est plutôt un agencement particulier de matériaux textuels (comme l’est toute édition) entrepris pour supprimer des siècles d’erreurs et de variations scribales et pour fournir l’approximation la plus rapprochée possible du texte original. De plus, il s’agit d’un texte rigoureusement scientifique en ce qu’il suit une logique rationnelle et que chacune des étapes de son élaboration est clairement documentée. Contraire­ment à l’accusation d’être un nouveau texte, un texte qui manque également de continuité organique avec la tradition, chaque ligne de l’édition reconstituée est validée par la tradition »[43]. Mais il faut aussi affirmer que le texte reconstitué n’est pas juste un instrument de travail. Tout en étant une reconstruction du texte le meilleur auquel il soit possible d’accéder, ce texte, qui se veut lisible par les contemporains, cherche également à respecter les intentions de son auteur[44]. Ce n’est pas non plus un texte comme n’importe quel autre. « C’est plutôt l’image vivante de l’histoire diachronique du texte. En examinant sur quels manuscrits telle lecture est basée, le lecteur peut découvrir non seulement où celle-ci est attestée mais aussi se rendre compte de son ancienneté et de son authenticité relative. Une édition critique constitue la meilleure compréhension de la tradition à laquelle l’éditeur est arrivé, une compréhension fondée sur des années d’assimilation de l’information tirée des manuscrits »[45].
  • Les limites d’une édition critique. L’éditeur se fonde uniquement sur l’information que lui procurent les manuscrits (manuscript evidence) et ne peut faire d’inférences qui iraient au-delà des éléments de preuve que lui fournissent les manuscrits[46]. Le fait que nous ne possédons pas tous les exemplaires de ce texte qui ont pu circuler ne signifie pas que l’arbre généalogique qui a été élaboré au terme du travail critique ne constitue pas une représentation exacte de la réalité[47] et que nous serions en droit de postuler l’existence d’un autre texte ancien différent. Impossible non plus de respecter les limites du travail critique et d’affirmer en même temps, comme le font encore des auteurs comme Andreas Bigger ou Georg von Simson, que le texte reconstitué serait une « rédaction normative » (normative redaction) créée à une certaine époque par des brahmanes pour remplacer l’antique tradition orale qui serait celle des kṣatriya. Une telle affirmation ne relève pas du processus critique, mais uniquement de préjugés inavoués dont l’origine se situe ailleurs que dans le processus critique. Adluri et Bagchee en concluent qu’une grande partie des erreurs d’interprétation faites par l’indianisme allemand provient d’une incompréhension des limites de ce qu’on peut tirer d’une édition critique en même temps que d’une méprise concernant la classification des manuscrits. Ce n’est pas, par exemple, la brièveté d’une version qui en fait automatiquement un candidat fiable, mais le fait que cette version contienne des passages qui ne sont pas attestés dans le texte reconstitué[48]. Contrairement à ce qui est trop souvent affirmé, les artisans de l’édition critique du Mbh n’ont pas non plus classé les manuscrits d’après le type d’écriture (script). « En dépit des affirmations de Grünendahl, il n’y a aucune raison de penser que le type d’écriture ait été le critère de classification. À l’étape du processus critique mentionnée alors, l’éditeur avait seulement présenté son système de nomenclature des manuscrits. Si ce système se réfère au type d’écriture prédominant (mais pas unique) dans tel groupe de manuscrits comme le trait le plus visible, ceci ne signifie nullement qu’il ait regroupé ces manuscrits à partir de leur type d’écriture »[49].

Je conclus cette présentation succincte en disant que les travaux actuels sur le Mbh se divisent en fait en deux grandes tendances. Les uns s’inscrivent dans la foulée d’une certaine érudition allemande qui s’est mise en place dans la deuxième partie du XIXe siècle. Ils postulent l’existence d’un noyau ancien (représentant une tradition guerrière) que les brahmanes auraient peu à peu récupéré et recouvert de différentes couches de spéculations plus ou moins récentes. Dans ce groupe, en plus de plusieurs auteurs allemands, il y a entre autres le grand indianiste américain, James Fitzgerald, qui suppose qu’il y aurait eu à l’origine « some kind of ‟Bharata” epic » transmis oralement par des bardes, et qui parle ensuite d’une contre-révolution brahmanique à la fois créative et réactionnaire, une position que l’on peut qualifier de néo-holtzmannienne[50]. John Brockington défend également, à quelques nuances près, une position similaire.

Par contre, d’autres indianistes, ceux qui se réclament plutôt des travaux de Madeleine Biardeau et maintenant de ceux d’Alf Hiltebeitel, ainsi que tous ceux qui applaudissent maintenant aux mises au point récentes de Vishwa Adluri et Joydeep Bagchee, acceptent d’emblée l’unité du Mbh et pensent qu’il est scientifiquement plus acceptable de considérer cette épopée en tant qu’œuvre littéraire tout à fait consciente de son existence en tant que texte de dharma[51]. C’est déjà dans cet esprit qu’a travaillé Jacques Scheuer à Paris dans les années 1970. Prenant explicitement le contrepied de la théorie entre autres de Holzmann Jr., il a montré que « les interventions de Śiva s’intègrent généralement bien à la trame du récit ». « Leur rapport ‒ ajoute-t-il ‒ à l’ensemble de l’épopée n’est pas purement extrinsèque ou artificiel »[52]. Ayant suivi pendant plusieurs années les conférences de Madeleine Biardeau, il m’a toujours semblé essentiel d’aborder le HV comme une œuvre littéraire ayant une unité et c’est fort de cette conviction que j’ai plus tard étudié par exemple la place de Saṃkarṣaṇa aux côtés de Kṛṣṇa dans le Mbh et le HV. Alors que les hypothèses courantes supposaient que Saṃkarṣaṇa, ce frère aîné, avait jadis existé indépendamment de son frère cadet en tant que divinité agricole en raison de l’araire et du pilon qui lui sont associés (une idée qui remonte à Christian Lassen) et que les aléas de l’histoire l’avaient fait s’intégrer plus ou moins gauchement au viṣṇouisme, la thèse défendue dans cette étude considère que Kṛṣṇa et Saṃkarṣaṇa se présentent dans les textes comme des manifestations du dieu Viṣṇu-Nārāyaṇa et du serpent Śeṣa pendant la nuit cosmique, une perspective qu’il faut respecter. Une telle affirmation signifie entre autres que les moments où ces deux frères se séparent l’un de l’autre gardent leur pertinence et connotent en fait des temps de destruction comparables à ceux qui précèdent la dissolution cosmique (pralaya)[53].

J’ajoute qu’une contribution marquante d’Adluri et Bagchee a été la publication d’une quinzaine d’essais touchant les upākhyāna du Mbh et du Rāmāyaṇa, des épisodes particuliers, des sous-récits (subtales), considérés le plus souvent comme des hors-d’œuvre interpolés plus ou moins gauchement à l’intérieur du récit principal. Se laissant inspirer par un article de Hiltebeitel de 2005 intitulé « Not Without Subtales… »[54], également par une étude sur l’épisode de Nala et Damayantī dans laquelle Madeleine Biardeau qualifie cet épisode de « récit-miroir… qui renvoie par ce procédé narratif à l’ensemble du MBh et aide à mettre l’accent sur ce qui compte vraiment »[55], ces études montrent, chacune à leur façon que ces récits s’intègrent parfaitement bien au récit principal au point que, sans eux, ce récit serait complètement différent. « Un Mahābhārata sans ses upākhyāna ne serait pas seulement un abrégé au sens d’une version plus courte, mais serait aussi un abrégé au sens d’un Mahābhārata dépouillé de ses fonctions pédagogique, philosophique et transformative ; ce serait une épopée qui aurait perdu son objectif déclaré, soit d’être en grandeur et en poids un texte rivalisant avec les quatre Veda en tant que source de salut »[56].

 

Principaux travaux cités

Adluri, Vishwa, et Joydeep Bagchee (éd.), Reading the Fifth Veda : Studies on the Mahābhārata. Essays by Alf Hiltebeitel, Volume 1 ; et When the Goddess was a Woman : Studies on the Mahābhārata. Essays by Alf Hiltebeitel, Volume 2, Leiden, Brill, 2011.

—, The Nay Science : A History of German Indology, New York, Oxford University Press, 2014.

— (éd.), Argument and Design. The Unity of the Mahābhārata, Leiden / Boston, Brill, 2016.

—, Philology and Criticism. A Guide to Mahābhārata Textual Criticism, Londres, Anthem Books, 2018.

Bhagavad Gītā. La Bhagavad Gîtâ, Anne-Marie Esnoul et Olivier Lacombe (éd.), Paris, Seuil, 1976 [Arthème Fayard, 1972].

Biardeau, Madeleine, Études de mythologie hindoue, tome I. Cosmogonies purāṇiques, Paris, École française d’Extrême Orient, 1981 [Ce volume reprend des cours faits à l’École Pratique des Hautes Études en 1961-1962. Ils ont été publiés d’abord comme articles dans le Bulletin de l’École française d’Extrême Orient, t. 54 (1968), p. 19-45, t. 55 (1969), p. 59-105, et t. 58 (1971), p. 17-89, avant d’être réunis dans un livre avec index général et répertoire des textes cités ou mentionnés.]

—, Études de mythologie hindoue, tome II. Bhakti et avatāra, Pondichéry, École française d’Extrême Orient, 1994 [Ce volume comprend des articles d’abord publiés dans le Bulletin de l’École française d’Extrême Orient, t. 63 (1976), p. 111-263 et dans le t. 65 (1978), p. 87-238, avec d’être réunis dans un livre avec bibliographie, répertoire des textes cités et index.]

—, « Nala et Damayantī. Héros épiques », Indo-Iranian Journal, 27, 1984, p. 247-274 ; 28, 1985, p. 1-34.

—, L’hindouisme. Anthropologie d’une civilisation, Paris, Flammarion (coll. « Champs »), 1995.

—, Le Rāmāyaṇa de Vālmīki, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade »), 1999.

—, Le Mahābhārata. Un récit fondateur du brahmanisme et son interprétation, t. I et II Paris, Seuil, 2002.

Biardeau, Madeleine, et Jean-Michel Péterfalvi, Le Mahābhārata, vol. 1. Livres I à V ; vol. 1. Livres VI à XVIII, Paris, Flammarion, 1985 et 1986.

Brockington, John, The Sanskrit Epics, Leiden, Brill, 1998.

Couture, André, Kṛṣṇa in the Harivaṁśa, vol. 1 et 2, Delhi, DK Printworld, 2015 et 2017.

Dumézil, Georges, Mythe et épopée. 1. L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, Gallimard, 1968, en part. p. 31-257.

Fitzgerald, James L., « Mahābhārata », dans The Hindu World, Sushil Mittal et Gene Thursby, ed., New York et Londres, Routledge, 2004, p. 52-74.

—, « Mahābhārata », dans Brill’s Encyclopedia of Hinduism, vol. 2, Leiden / Boston, Brill, 2010, p. 72-94.

Hiltebeitel, Alf, Rethinking the Mahābhārata. A Reader’s Guide to the Education of the Dharma King, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2001.

—, « Not Without Subtales : Telling Laws and Truths in the Sanskrit Epics », Journal of Indian Philosophy 33, 2005, p. 455-511 ; repris dans Vishwa Adluri et Joydeep Bagchee, Reading the Fifth Veda, 2011, p. 131-184 ; également dans Argument and Design, 2016, p. 10-68.

—, voir Adluri, Vishwa, et Joydeep Bagchee (éd.), Reading the Fifth Veda

Mbh. Roy, Pratap Chandra (Kisari Mohan Ganguli, trad.), The Mahabharata of Krishna-Dwaipayana Vyasa translated into English Prose from the original Sanskrit text, 11 vol., Calcutta, Bharata Press, 1884-1896 [réédité à New Delhi par Munshiram Manoharlal].

Mbh. Dutt, Manmatha Nath, A Prose English Translation of the Mahabharata (Translated Literally from the Original Sanskrit Text), 8 vol., Calcutta, Elysium Press, 1895-1905 [réédité à Delhi par Parimal Publications, 1988].

Mbh, vulg. Shriman Mahabharatam, with Nīlakaṇṭha’s commentary Bharatabhāvadīpa. Poona, Chitrashala Press, 1929-1933 [1979].

Mbh, éd. cr. The Mahābhārata. Critically edited by V.S. Sukthankar, 19 vols. (en 22 livres), Poona, Bhandarkar Oriental Research Institute, 1933-1966.

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Mbh. The Mahābhārata 4. The Book of Virāṭa ; 5 The Book of the Effort, translated and edited by J. A. B. van Buitenen. Chicago, The University of Chicago Press, 1978.

Mbh. The Mahābhārata. 11. The Book of the Women ; 12. The Book of Peace, Part One, translated and edited by James L. Fitzgerald, Chicago, The University of Chicago Press, 2004.

Mbh. Le Mahābhārata, 2 vols., extraits traduits du sanscrit par Jean-Michel Péterfalvi, introduction et commentaires par Madeleine Biardeau, Paris, Flammarion, 1985.

Mbh. Debroy, Bibek, trad., The Mahābhārata, 10 vol., New Delhi, Penguin Books India, 2010-2014.

Scheuer, Jacques, Śiva dans le Mahābhārata, Paris, PUF, 1982.

[1] Vishva Adluri et Joydeep Bagchee, The Nay Science : A History of German Indology, New York, Oxford University Press, 2014 ; et Philology and Criticism. A Guide to Mahābhārata Textual Criticism, London et New York, Anthem Press, 2018.

[2] Le travail de Wilkins fut traduit en français en 1787 et en allemand en 1802. On trouvera dans Adluri et Bagchee, The Nay Science, 2014 une section sur « The first phase of German Gītā reception », p. 31-40.

[3] Urepos, terme allemand composé de ‘epos’, épopée, et de ‘Ur’, premier, primitif, et désignant l’« épopée sous sa forme originelle, première ».

[4] Pour plus de renseignements concernant cette entreprise, voir entre autres John Brockington, The Sanskrit Epics, 1998, p. 56s.

[5] On trouvera un survol de cette publication dans Adluri et Bagchee, Philology and Criticism, 2018, p. 343-344.

[6] Pour des renseignements sur le parcours académique de Madeleine Biardeau, on se reportera à Gérard Colas, « Histoire, oralité, structure : à propos d’un tournant dans l’œuvre de Madeleine Biardeau », Journal asiatique 300, 2012, no 1, p. 17-32 ; et à Nicolas Dejenne, « The Status of Upākhyānas in Madeleine Biardeau’s Reflection on the Mahābhārata », dans Adluri et Bagchee (éd.), Argument and Design, 2016, p. 358-377. Fidèle à son maître Sylvain Lévi, et pour des raisons qui ne sont pas toujours très évidentes, Madeleine Biardeau s’opposait à l’indianisme allemand de même qu’à l’édition critique du Mbh. Bien qu’elle ne manquait jamais de consulter l’édition critique, elle a toujours privilégié le texte de la Vulgate pour ses traductions de même que ses commentaires.

[7] Madeleine Biardeau, Le Mahābhārata, t. I, Paris, Seuil, 2002, p. 15-16.

[8] Ibid., p. 16, pour les deux citations.

[9] Ibid., p. 16-17. Animé par les mêmes préoccupations, Alf Hiltebeitel précise que cette composition pourrait avoir eu lieu entre le milieu du iie siècle avant notre ère et le tournant du millénaire, probablement par un comité ou une équipe, et s’être étendue « at most through a couple of generations » (Hiltebeitel, Rethinking the Mahābhārata, 2001, p. 20).

[10] Biardeau et Péterfalvi, Le Mahābhārata, vol. 1, 1985, p. 27 ; cité et traduit en anglais par Alf Hiltebeitel dans Rethinking the Mahābhārata (2001, p. 165).

[11] Par exemple, Madeleine Biardeau, Le Mahābhārata, t. I, p. 133.

[12] Madeleine Biardeau, Le Mahābhārata, t. I, p. 22.

[13] Ibid.

[14] Ibid., p. 33-64.

[15] Biardeau et Péterfalvi, Le Mahābhārata, vol. 1, p. 23.

[16] Ibid., p. 26.

[17] Madeleine Biardeau, Le Mahābhārata, t. I, p. 24 ; voir également p. 136s. C’est Alf Hiltebeitel qui a le premier eut l’idée de confronter certains éléments de l’épopée avec la montée du bouddhisme en Inde, une idée qu’il n’a toutefois pas poursuivie plus avant [voir A. Hiltebeitel, « Kṛṣṇa at Mathurā », dans Doris Meth Srinivasan (éd.), Mathurā : The Cultural Heritage, New Delhi, American Institute of Indian Studies et Manohar Publications, p. 93-102, en part., p. 98-99 ; voir aussi Biardeau, ibid., p. 21, n. 7. Biardeau concède qu’aucune indice ne permet de mettre le Mbh en rapport immédiat avec un fait politique connu ou un épisode du bouddhisme (Biardeau et Péterfalvi, Le Mahābhārata, vol. 1, p. 30), mais elle n’est pas moins convaincue que les épopées sont un riposte au bouddhisme impérial (voir Le Rāmāyaṇa de Vālmīki, 1999, p. xxiv-xxx).

[18] Madeleine Biardeau, Le Mahābhārata, t. I, p. 24-25.

[19] Voir Madeleine Biardeau, Études de mythologie hindoue, t. I et II.

[20] Voir la note 1.

[21] Voici le texte original de ce blurb : « This book begins at a point where Edward Said left off. Rather than duplicate the ‘Orientalist’ critique [à la manière de Edward Said] as so many have done, Adluri and Bagchee develop a diagnosis of German Indology as a form of ‘Occidentalism’: rather than accomplishing its stated goal of defining the other (which would be ‘Orientalism’), it represents the other so as to define itself. The authors explore how nineteenth- to early-twentieth-century German Indology both tapped into and enabled German longings for an Āryan identity, and how this search for Āryan origins was, from the very beginning, coupled with polemical attacks on Indian Brahmins for having corrupted that identity by interpolating late strata into the Indian epic. The Nay Science challenges scholars to recognize that the ‘Brahmanic hypothesis’ was not and probably no longer can be an innocuous thesis. The ‘corrupting’ impact of Brahmanical ‘priestcraft’ served German Indology as a cover by which to talk about Catholics, Jews, and other ‘Semites’ » (Alf Hiltebeitel, sur la quatrième de couverture de Vishwa Adluri et Joydeep Bagchee, The Nay Science, 2014, ma traduction).

[22] Reiner Schürmann, Des hégémonies brisées, Mauvezin (France) : Trans-Europ-Repress, 1996, rédigé en français, mais d’abord publié en anglais sous le titre Broken Hegemonies, trad. par Reginald Lilly, Bloomington, Indiana University Press, 2003. Également Le principe d’anarchie : Heidegger et la question de l’agir, Bienne/Paris, Diaphanes, 2013. Entré dans l’ordre des Dominicains en 1961, il fut ordonné en 1970, mais quitta la prêtrise en 1975 et se mit à enseigner la philosophie au New School en tant que protégé de Hannah Arendt et de Hans Jonas (alors retraités). Des hégémonies brisées fut publié de façon posthume et traduit en anglais en 2003. Adluri ne cache pas la grande influence que joua sur sa pensée celui qu’il appelle son mentor (voir http://socialresearchmatters.org/against-occidentalism-a-conversation-with-alice-crary-and-vishwa-adluri-on-the-nay-science-2/, consulté le 13 juillet 2019). On comprend du même coup l’intérêt d’Adluri pour Heidegger et les questions d’épistémologie.

[23] « The racism I encountered in Marburg was not the kind we see among the “alt-right” [alternative right] or the discrimination black and minority citizens face daily. That kind of racism is easier to spot and to call out. This was more insidious. It was scientific or scientized racism. The Indologists had for so long told themselves that Indians lacked access to the “true” meaning of their texts that they no longer considered it a prejudice but a methodological principle and a necessary one at that. The question was, “How do we approach these texts scientifically and critically?” The answer was, “Obviously not as Indians read them, for Indians never developed scientific, critical thinking.” Apart from the fact that, except by skin color, I am not Indian—I have lived and studied in the US most of my life, have a PhD in Western philosophy and know German intellectual history inside out—I was not approaching the Sanskrit epic in a “traditional” way. I was reading it alongside Homer and the tragedians. I knew the scholarly literature, had presented at the American Philological Association (now known as the SCS) and was offering a cogent interpretation. Yet, whenever I opened my mouth, the Marburg Indologists could only hear an Indian, and thus, whatever I said had to be negated to maintain Indology’s status as a science. And then I realized: scientism and racism are linked. Indologists enact this discrimination not because they are vulgar racists—obviously, they think they are cultured, enlightened and cosmopolitan—but because their authority depends on it », http://socialresearchmatters.org/against-occidentalism-a-conversation-with-alice-crary-and-vishwa-adluri-on-the-nay-science-2/ , consulté le 13 juillet 2019, ma traduction.

[24] « We are claiming that academic Indology, as it developed in Germany between the early nineteenth and twentieth centuries, had been influenced by a Protestant inheritance mediated via the historical-critical method » (The Nay Science, p. 20, ma traduction).

[25] « …primarily a mode of doing scholarship », ibid., p. 21.

[26] La première traduction complète en allemand se fit en 1802 à partir de la traduction anglaise de Charles Wilkins (1785). Voir The Nay Science, p. 31-32 pour plus de détails.

[27] « By proposing a pseudo-historical approach to the Indian epic, Lassen had laid the grounds to a thoroughgoing historicization of the Mahābhārata » (The Nay Science, p. 48, ma traduction).

[28] Voir The Nay Science, p. 73-155.

[29] Et pas seulement indienne, voir ibid., p. 48s.

[30] Voir The Nay Science, p. 26-27.

[31] Ibid., p. 28.

[32] Voir à la fin de « Mahabharata & Modern Scholarship : An Interview With Dr. Vishwa Adluri », http://indiafacts.org/mahabharata-modern-scholarship-an-interview-with-dr-vishwa-adluri/, consulté le 30 juillet 2019.

[33] On trouvera la citation exacte de Madeleine Biardeau, « le monument principal, et sans doute le plus ancien, de la bhakti » dans L’hindouisme : anthropologie d’une civilisation, Paris, Flammarion, 1995, p. 114, n. 1, ou encore dans Clefs pour la pensée hindoue, Paris, Seghers, 1972, p. 96, n. 1. Alf Hiltebeitel cite le passage dans « The Two Kṛṣṇas on one Chariot : Upaniṣadic Imagery and Epic Mythology », History of Religions 24, 1984, p. 1.

[34] Philology and Criticism contrasts the Mahābhārata’s preservation and transmission within the Indian scribal and commentarial traditions with Sanskrit philology after 1900, as German Indologists proposed a critical edition of the Mahābhārata to validate their racial and nationalist views. Vishwa Adluri and Joydeep Bagchee show how, in contrast to the Indologists’ unscientific theories, V. S. Sukthankar assimilated the principles of neo-Lachmannian textual criticism to defend the transmitted text and its traditional reception as a work of law, philosophy and salvation. The authors demonstratate why, after the edition’s completion, no justification exists for claiming that an earlier heroic epic existed, that the Brahmans redacted the heroic epic to produce the Mahābhārata or that they interpolated ‟sectarian” gods such as Viṣṇu and Śiva into the work. By demonstrating how the Indologists committed technical errors, cited flawed and biased scholarship and used circular argumentation to validate their racist and anti-Semitic theories, Philology and Criticism frees readers to approach the Mahābhārata as ‟the principal monument of bhakti” (Madeleine Biardeau). The authoritative guide to the critical edition’s correct use and interpretation, Philology and Criticism urges South Asianists to view Hinduism as a complex debate about ontology and ethics rather than through the lenses of ‟Brahmanism” and ‟sectarianism.” It launches a new world philology—one that is plural and self-reflexive rather than Eurocentric and ahistorical (4e de couverture, ma traduction). — Pour des précisions sur la critique textuelle lachmannienne et néo-lachmannienne, voir http://www.atilf.fr/cilpr2013/actes/section-0/0_2_1_CILPR-2013-Conference-pleniere-Segre.pdf

[35] « A new set of concerns emerged in the late nineteenth century, as the Mahābhārata became an object of specialist concern: What is ‟the Mahābhārata” ? What was the oldest form of the text? Between two competing versions, which one must be judged more authentic? It was partly to resolve these questions and partly to bear out their own theories about an original epic (the so-called Urepos) that calls for a single, scientifically validated text arose » (Philology and Criticism, p. 12, ma traduction).

[36] The Nay Science, p. 20.

[37] « A critical edition thus creates an overview of the entire tradition, assigning the available readings a specific place either above or below the line depending on how archaic they can claim to be » (Philology and Criticism, p. 13, ma traduction).

[38] « Filiation can be established only through shared errors, which permit us to identify two manuscripts as more closely related than others of that family (all of which will contain the same text, but not the same errors, which are unique to this branch of the tradition). It is hence incorrect to establish filiation on the basis of shared readings, as they identify the two manuscrips only as members of the family chosen for study (manuscripts of the Mahābhārata), but do not permit us to define them as a specific branch of that family—manuscripts descended from the first source of the error or errors » (Philology and Criticism, p. 164-165, ma traduction).

[39] L’article auquel ce passage réfère est le suivant : Paul Maas, « Leitfehler und stemmatische Typen », Byzantinische Zeitschrift 37, 1937, p. 289-294.

[40] « The notion that manuscript filiation becomes apparent when one looks at the inherited errors of manuscripts—these ‟fossils” of the process of textual transcription, as Paul Maas calls them—underpins the critic’s practice. Since no scribe would intentionally copy errors from a source text (although he will copy passages from it), if his manuscript contains all of the former’s errors, plus at least one more unique error, then we can infer that the first manuscript must have been his source » (Philology and Criticism, p. 165, ma traduction ; voir aussi p. 47).

[41] L’article auquel ce passage réfère est le suivant : Gianfranco Contini, « Ricordo di Joseph Bedier », dans Esercizi di lettura sopra autori contemporanei con un’appendice su testi non contemporanei, Turin, Einaudi, 1974, p. 358-372, en part. p. 369.

[42] « As Gianfranco Contini observes, ‟a critical edition is, like any other scientific act, a mere working hypothesis, the most satisfactory, namely, the most economic one, and one which proves apt to connect a system of data” » (Philology and Criticism, p. 13, ma traduction).

[43] « It is, rather, a particular arrangement of textual materials (as every edition is) undertaken to expunge centuries of scribal error and variation, and to provide as close an approximation of the original text as possible. It is furthermore a rigorously scientific text in that it follows a rational logic and that each of its steps is clearly documented. Contrary to the charge that it creates a new text, one that lacks either an organic community of continuity with the tradition, every line of the reconstructive edition is validated by the tradition » (Philology and Criticism, p. 14, ma traduction).

[44] Ibid., p. 15.

[45] « It is, rather, the living image of the text’s diachronic history. By considering on what manuscripts a reading is based, the reader can intuit not only the attestation for it but also its relative antiquity and anthenticity… A critical edition represents the editor’s best understanding of the tradition, based on his years-long digestion of the manuscript evidence » (ibid., p. 16, ma traduction).

[46] « cannot make inferences beyond what the evidence warrants », voir Philology and Criticism, p. 163.

[47] Voir ibid., p. 23.

[48] Ibid., p. 169-182.

[49] « Regardless of what Grünendahl claims, there is no justification for thinking that script was the criterion of classification. At this stage, the editor has merely introduced his system of nomenclature. If that system bears a reference to the predominant (but not sole) script of that group as their most visible feature, this does not mean that he has grouped them according to their script. The latter must take place based on the actual textual affinities between the manuscripts, which the editor can only determine once he studies the manuscript evidence… In fact, the manuscripts themselves, or, rather, their contents will tell him whether they belong together » (ibid., p. 189, ma traduction ; également p. 185-209, pour plus d’explications).

[50] Voir « Mahābhārata », dans The Hindu World, 2004, en part., p. 52 et 72. Également « Mahābhārata », dans Brill’s Encyclopedia of Hinduism, vol. II, 2010, p. 72-94. Pour la désignation de « neo-Holtzmannian », voir Adluri et Bagchee, The Nay Science, p. 53.

[51] « …a highly self-conscious work of literature, a dharma text from its inception and not a Kuru epic with didactic interpolations, as had long been suspected » [Vishwa Adluri, « From Supplementary Narratives to Narrative Supplements », dans Adluri et Bagchee (éd.), Argument and Design, 2016, p. 7].

[52] Jacques Scheuer, Śiva dans le Mahābhārata…, p. 344 (voir aussi p. 20-23, où Holzmann fait explicitement partie de ceux dont l’auteur se démarque). Voir aussi « Sacrifice. Rudra-Śiva et la destruction du sacrifice », dans Yves Bonnefoy (éd.), Dictionnaire des mythologies, Paris, Flammarion, 1981, vol. 2, p. 417-420. On notera que Jacques Scheuer a travaillé sous la direction de Madeleine Biardeau.

[53] Voir les articles réunis dans les deux tomes de Kṛṣṇa in the Harivaṁśa (Delhi, DK Printworld, 2015 et 2017) dont plusieurs touchent indirectement le Mbh, et en particulier André Couture, « Saṃkarṣaṇa et ses rapports avec Kṛṣṇa : un jeu de présences et d’absences, de rapprochements et d’éloignements », Bulletin d’études indiennes, 2010-2011, 28-29, p. 5-49 ; traduit en anglais sous le titre « Saṁkarṣaṇa and His Relationships with Kṛṣṇa. Presence and Absence, Coming Together and Moving Apart », dans Kṛṣṇa in the Harivaṁśa, vol. 2, p. 217-292.

[54] Alf Hiltebeitel, « Not Without Subtales : Telling Laws and Truths in the Sanskrit Epics », Journal of Indian Philosophy 33, 2005, p. 455-511 ; repris dans Adluri et Bagchee (éd.), Reading the Fifth Veda, p. 131-184 ; ainsi que dans Adluri et Bagchee, Argument and Design, 2016, p. 10-68.

[55] Sur cette notion, voir Madeleine Biardeau, « Nala et Damayantī. Héros épiques », Indo-Iranian Journal, 1984-1985 ; également dans Adluri et Bagchee (éd.), Argument and Design, 2016, les articles de Adam Bowles (p. 326-329) et de Nicolas Dejenne (p. 372-375).

[56] « A Mahābhārata without its upākhyānas would not only be an abridgment in the sense of being a shorter version but it would also be an abridgment in the sense of being a Mahābhārata shorn of its pedagogic, philosophic, and transformative functions ; it would be an epic that had lost its stated purpose : of being in size and weight, a text rivaling the four Vedas as a source of salvation » [Vishwa Adluri, « From Supplementary Narratives to Narrative Supplements », introduction à Adluri et Bagchee (éd.), Argument and Design, 2016, p. 8, ma traduction ; le texte du Mbh auquel l’auteur fait allusion est 1,1,208a-209c]. — Il faut enfin mentionner la publication par ces deux auteurs d’une sélection de quarante articles d’Alf Hiltebeitel (Reading the Fifth Veda et When the Goddess was a Woman, 2011), ce qui constitue en soi une contribution majeure à l’étude du Mbh, mais qu’il ne saurait être question d’aborder dans la présente note.

 

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