L’homme au puits, une allégorie concernant le circuit des renaissances

André Couture, Université Laval 

26 juin 2019

Résumé : L’allégorie de l’homme au puits est utilisée par les maîtres indiens pour expliquer le sens de la transmigration. On en trouvera ici une version hindoue, puis deux versions bouddhiques. La suite du texte réunit les explications nécessaires pour bien saisir le sens des renaissances selon ces religions.

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Quand un maître hindou ou bouddhiste veut expliquer ce que signifie le fait de renaître ou ce qu’on appelle la transmigration, il lui arrive d’utiliser une parabole, celle de l’homme tombé dans un puits. C’est une comparaison connue, même s’il en existe diverses variantes. Je commencerai par une version hindoue, puis deux versions bouddhiques, avant de donner les explications nécessaires pour bien saisir le sens des renaissances selon ces religions[1].

L’homme au puits selon l’hindouisme[2]

L’hindouisme fait de temps en temps allusion à cette parabole. Cette version, très complète, est certainement la plus connue. Elle est racontée par le sage Vidura au malheureux Dhṛtarāṣṭra dont l’immense famille a été détruite durant la guerre du Mahābhārata qui vient de s’achever. L’objectif visé est de prodiguer à cet homme une vue correcte de ce monde dans lequel les humains sont appelés à naître et à renaître encore.

« Voici, raconte Vidura, comment les grands sages parlent de l’impénétrable mystère des renaissances (saṃsāra-gahana). Un brahmane qui était empêtré dans l’immense circuit des naissances (saṃsāra) atteignit un jour une grande forêt infranchissable remplie de prédateurs de toutes sortes. Elle était partout encerclée par des lions, des tigres, des éléphants terrifiants et voraces, que craignait même la Mort. Devant ce spectacle, le brahmane éprouva une angoisse extrême et ses poils se hérissèrent. S’avançant le long de cette forêt, courant d’un côté et de l’autre, il cherchait partout un refuge (śaraṇa) et courait, tourmenté par la frayeur, à la recherche d’un passage (chidra). Mais impossible pour lui de fuir au loin et de se libérer de ces animaux.

Il observa alors que cette forêt terrible était toute couverte de pièges, qu’une femme effrayante l’encerclait de ses bras, que des serpents à cinq têtes se dressaient devant lui comme des rocs. Cette vaste forêt était également entourée d’une haute futaie. Dissimulé au milieu de cette forêt, il y avait un puits recouvert de lianes et camouflé sous les herbes. Le brahmane y tomba et se laissa piéger par le réseau de lianes. Comme le gros fruit du jacquier[3]suspendu au bout de sa tige, il pendait les pieds en l’air, la tête en bas. Comme pour empirer les choses, une autre calamité l’attendait encore. Il aperçut près de la margelle un énorme éléphant marbré de noir, avec six faces et douze pattes : il enveloppait progressivement les lianes et l’arbre surplombant le puits. Aux branches de l’arbre, toutes sortes d’abeilles effrayantes butinaient furieusement ; bien installées dans leur ruche, elles n’arrêtaient pas de fabriquer du miel. Le miel est certes le plus savoureux des mets, mais même un enfant ne s’en satisfait pas. Des flots de ce miel coulaient abondamment et sans arrêt. L’homme suspendu en buvait sans arrêt et, dans cette situation difficile, sa soif ne tarissait pas. Il en voulait toujours, il n’était jamais rassasié. Et il n’éprouvait aucun dégoût à vivre (nirveda). Bien que des rats noirs et blancs grignotaient l’arbre, l’espoir de vivre restait bien implanté chez cet homme. Les bêtes sauvages se trouvant à la périphérie de la forêt, la femme terrifiante, le cobra au fond du puits, l’éléphant à la margelle, en cinquième lieu les rats qui menaçaient d’abattre l’arbre, ces calamités lui causaient une peur extrême. En sixième lieu, il y avait les abeilles avides de miel qui l’effrayaient. Et cependant le brahmane demeurait là, plongé dans cet océan des renaissances (saṃsāra-sāgara) et ne se laissait pas aller au découragement tant il avait l’espoir de vivre...

C’est une analogie que citent les connaisseurs de la libération (mokṣa-vid) et grâce à laquelle l’homme découvre la voie à suivre (sugati) dans les mondes d’au-delà. La forêt mentionnée ici c’est l’immense circuit des renaissances (saṃsāra). La forêt infranchissable, c’est l’impénétrable mystère des renaissances (saṃsāra-gahana). Les bêtes de proie, ce sont les maladies. La femme au corps immense qui enveloppe l’endroit, qui détruit la couleur et la beauté, les sages l’appellent la Vieillesse (jarā). Le puits dont il est question, c’est le corps (deha) des humains. Le grand serpent au fond du puits, c’est le Temps qui extermine tous les êtres et leur arrache la vie. La liane qui pousse au milieu du puits et à laquelle l’homme pend, c’est l’espoir de vivre. L’éléphant à six faces sur la margelle qui enserre l’arbre, on dit que c’est l’année. Ses faces sont les six saisons[4], ses pieds les douze mois. Les plus doctes d’entre les êtres disent que les rats qui ne cessent de ronger l’arbre, ce sont les jours et les nuits. Quant aux abeilles, ce sont les désirs, et les nombreuses coulées de miel qui se répandent, ce sont les jouissances nées du désir dans lesquelles les humains sont plongés. Ceux qui comprennent ainsi la façon dont tourne la roue des renaissances (saṃsāra-cakra) et coupent tous liens avec cette roue des renaissances sont véritablement des sages (budha). »

L’homme au puits selon deux versions bouddhiques

Les bouddhistes connaissent également la même parabole. Les deux textes retenus proviennent de contes (avadāna) qui nous ont été conservés uniquement en chinois, mais paraissent reposer sur un original sanskrit, sans doute assez ancien. Le premier récit porte le titre « Les dangers et les misères de la vie »[5].

Version A :« Jadis un homme qui traversait un désert, se vit poursuivi par un éléphant furieux. Il fut saisi d’effroi et ne savait où se réfugier, lorsqu’il aperçut un puits à sec près duquel étaient de longues racines d’arbre[6]. Il saisit les racines et se laissa glisser dans le puits. Mais deux rats, l’un noir et l’autre blanc, rongeaient ensemble les racines de l’arbre. Aux quatre coins de l’arbre, il y avait quatre serpents venimeux qui voulaient le piquer, et au-dessous un dragon[7]gorgé de poison. Au fond de son cœur, il craignait à la fois le venin du dragon et des serpents et la rupture des racines. Il y avait sur l’arbre, un essaim d’abeilles qui fit découler dans sa bouche cinq gouttes de miel ; mais l’arbre s’agita, le reste du miel tomba à terre et les abeilles piquèrent cet homme ; puis un feu vint consumer l’arbre.

L’arbre et le désert figurent la longue nuit de l’ignorance ; cet homme figure les hérétiques ; l’éléphant figure l’instabilité des choses ; le puits figure le rivage de la vie et de la mort ; les racines de l’arbre figurent la vie humaine ; le rat noir et le rat blanc figurent le jour et la nuit ; les racines de l’arbre rongées par ces deux animaux, figurent l’oubli de nous-mêmes et l’extinction de toute pensée ; les quatre serpents venimeux figurent les quatre grandes choses[8] ; le miel figure les cinq désirs[9] ; les abeilles figurent les pensées vicieuses ; le feu figure la vieillesse et la maladie ; le dragon venimeux figure la mort. On voit par là que la vie et la mort, la vieillesse et la maladie sont extrêmement redoutables. Il faut se pénétrer constamment de cette pensée, et ne point se laisser assaillir et dominer par les cinq désirs. »

Le livre de Julien contient une autre version de la même parabole, intitulée « L’homme exposé à toutes sortes de dangers ».

Version B :« Il y avait une fois un homme qui avait eu le malheur d’être condamné à mort. On l’avait chargé de chaînes et jeté en prison. Surexcité par la crainte du dernier supplice, il brisa ses fers et s’enfuit. D’après les lois du royaume, si un homme condamné à mort s’échappait de la prison, on lançait après lui un éléphant furieux pour qu’il l’écrasât sous ses pieds. Sur ces entrefaites, on lança un éléphant furieux à la poursuite du condamné. Celui-ci voyant l’éléphant approcher, courut pour entrer dans un puits qui était à sec ; mais, au fond, il y avait un dragon venimeux, dont la gueule béante était tournée vers l’orifice du puits ; de plus quatre serpents venimeux se tenaient aux quatre coins du puits. À côté, il y avait une racine de plante. Le condamné, dont le cœur était troublé par la crainte, saisit promptement cette racine de plante [pour se laisser glisser dans le puits], mais deux rats blancs étaient occupés à la ronger. Dans ce moment critique, il vit au-dessus du puits un grand arbre, au centre duquel il y avait un rayon de miel. Dans l’espace d’un jour, une goutte de miel tomba dans la bouche de ce malheureux. Le condamné ayant obtenu cette goutte délicieuse, ne songea plus qu’au miel ; il oublia les affreux dangers qui le menaçaient de toutes parts, et il n’eut plus envie de sortir de son puits.

Le saint homme (le Bouddha) puisa dans cet événement diverses comparaisons. La prison figure les trois mondes ; le prisonnier, la multitude des hommes ; l’éléphant furieux, la mort ; le puits, la demeure des mortels ; le dragon venimeux qui était au fond du puits, figure l’enfer ; les quatre serpents venimeux, les quatre grandes choses[10] ; la racine de la plante, la racine de la vie de l’homme ; les rats blancs, le soleil et la lune qui dévorent par degrés la vie de l’homme, qui la minent et la diminuent chaque jour sans s’arrêter un seul instant. La foule des hommes s’attache avidement aux joies du siècle, et ne songe point aux grands malheurs qui en sont la suite. C’est pourquoi les religieux [moines mendiants] doivent avoir sans cesse la mort devant les yeux, afin d’échapper à une multitude de souffrances »[11].

Trois textes, un de tradition hindoue et deux de tradition bouddhique et trois interprétations qui varient parfois beaucoup tout en laissant deviner une même histoire de base. Impossible de savoir lequel de ces récits est le plus ancien, une question qui s’avère finalement d’un intérêt secondaire. L’Inde est un vaste territoire où les histoires circulent librement. Il paraît évident que leur interprétation tend à s’adapter à la philosophie de celui ou celle qui la raconte, bien que ces trois versions sont d’accord pour dire que le fait de renaître, ce qu’on appelle le circuit des renaissances ou la transmigration, est une situation fâcheuse, malheureuse, désolante, à laquelle l’être humain doit s’arracher le plus rapidement possible.

À propos de l’interprétation de ces récits

La deuxième partie de ces trois récits est consacrée à l’interprétation des principaux symboles mentionnés dans le texte. Le tableau qui suit donne une vue d’ensemble de ces interprétations. On se rendra vite compte que, sans être contradictoires, ces interprétations varient considérablement d’une version à l’autre.

Thèmes Texte hindou Bd — Texte A Bd — Texte B
La victime brahmane le voyageur = les hérétiques le prisonnier = tous les humains
Prison les trois mondes
Forêt renaissances
Arbre [+ désert] nuit de l’ignorance
racines de l’arbre [racines rongées] vie humaine [oubli de soi / extinction de la pensée] racine de la vie de l’homme
Bêtes sauvages maladies
Femme vieillesse
Puits corps vie et mort corps
Cobra (dragon venimeux) Temps Mort (au fond du puits =) l’enfer
4 serpents venimeux 4 grands éléments   4 grands éléments  
grosse liane espoir de vivre
éléphant   6 faces 12 pieds année   6 saisons 12 mois instabilité des choses Mort (= éléphant furieux)
rats noirs et blancs jours et nuits jours et nuits rats blancs = soleil et lune qui dévorent la vie de l’homme
abeilles désirs pensées vicieuses
miel jouissances désirs
feu vieillesse et maladies

L’objectif visé. Une première remarque générale s’impose. Pour bien comprendre le sens de cette parabole, il importe d’abord de se demander qui l’utilise et à quoi elle sert. Cette petite histoire est au centre de l’enseignement des maîtres hindous et bouddhistes. Et comment caractérise-t-on ces maîtres ? La réponse du texte hindou est limpide : « C’est une analogie que citent les connaisseurs de la libération (mokṣa-vid) ». Autrement dit, ce sont des maîtres qui savent comment échapper à ce monde où l’on naît et meurt constamment. Ce sont des sages, des gens vraiment éclairés (budha), qui ne connaissent qu’une seule et même conduite à suivre. Alors que l’homme qui tourne dans cette épouvantable forêt cherche en vain une issue ou un refuge (śaraṇa), qu’il cherche littéralement une ouverture ou un passage par où échapper (chidra), ces maîtres savent qu’il ne faut pas tergiverser : il faut « couper les liens » avec ce monde épouvantable et s’en détacher une fois pour toutes. D’une part, les textes bouddhiques sont directement mis dans la bouche du Bouddha (le texte B le dit explicitement), un homme de la lignée des Gautama (en langue pāli, Gotama) qui s’est « éveillé » à la vraie connaissance et a fait l’expérience de l’ultime extinction (nirvāṇa). Le Bouddha n’a nullement l’intention de décrire scientifiquement le monde : sa seule visée est d’orienter ses auditeurs vers la libération et pour cela il n’hésite pas à présenter du monde une image exagérée et presque caricaturale. Il le fait pour convaincre ceux qui l’écoutent de tout quitter et d’accéder comme lui à la délivrance. D’autre part, le sage Vidura cherche à consoler un guerrier qui se retrouve seul sur le champ de bataille en lui disant que la mort de ses amis est en quelque sorte inévitable et que la véritable solution est de renoncer une fois pour toutes à ce monde où l’on ne s’arrête jamais de vivre et de mourir. Il ne trouve alors rien de mieux que de reprendre cette vieille allégorie qu’on se transmet entre sages.

Le mot saṃsāra. Le terme qu’on utilise couramment en Inde pour désigner le monde où l’on naît, meurt et renaît encore pour encore mourir, c’est saṃsāra. Le mot revient plusieurs fois dans le texte hindou. Il vient de la racine SṚ/SAR qui signifie « couler, se mouvoir rapidement », comme de l’eau. Pas étonnant que le mot sarasveuille dire « étendue d’eau, étang, lac », le mot sarit, « cours d’eau, source, rivière ». Le préverbe samajoute l’idée de « complet, total, universel ». Le saṃsāra, c’est un ensemble mouvant, un monde qui s’écoule et n’arrête pas de s’écouler tel un immense fleuve ; c’est le flux ou le circuit des existences ; c’est le monde mais en tant que suite ininterrompue de naissances et de renaissances, c’est le monde de la transmigration.

Les comparaisons utilisées pour parler dusaṃsāra. On aura remarqué en lisant ces récits que le terme saṃsāraévoque une réalité négative. Les comparaisons qu’on utilise en particulier dans le texte hindou sont typiques et récurrentes. On parle régulièrement du saṃsāracomme d’une forêt vaste et terrible, d’une jungle impénétrable, ou encore comme d’un océan sans fond. On en parle aussi comme d’une roue (cakra) qui tourne sans arrêt, comme la roue de la noria, une grande roue à godets tirée par un bovin et servant à déverser de l’eau sur les champs, une roue qui tourne sans arrêt, inexorablement. On ajoute aussi ici le mot gahanaqui veut dire « ce qui est épais, profond, impénétrable, insondable » et qui finit par signifier « secret, énigme, mystère ». Le saṃsāraest une réalité impossible à décoder complètement, c’est un monde impénétrable, un mystère insondable. Jamais de comparaisons qui cherchent à montrer les avantages du saṃsāra, l’intérêt qu’il y aurait à connaître de multiples existences. Mais toujours un monde dans lequel l’homme risque de s’enfoncer toujours plus profondément comme dans une jungle, un océan, ou encore de se laisser emporter comme par une roue qui n’arrête jamais de tourner et donne le tournis. Dans le même sens, on pourrait parler d’un labyrinthe dont on est incapable de se déprendre sans l’enseignement de quelqu’un qui vous apporte le fil d’Ariane.

Mais comment se fait-il que, du côté occidental, on parle toujours de la « réincarnation » comme d’un chemin de perfection. C’est au XIXesiècle que certains philosophes européens ont jugé que les comparaisons traditionnelles étaient irrecevables et qu’il fallait à l’avenir comprendre les renaissances ou les vies multiples à la lumière de la notion de progrès, limitée jusque-là au monde matériel. Ces nouveaux maîtres ont rapidement conclu que l’ancienne religion grecque et que les religions de l’Inde comme l’hindouisme ou le bouddhisme avaient toutes fait fausse route. Un maître spirite comme Allen Kardec, d’abord pédagogue, soutient même que, pour corriger efficacement les erreurs d’antan, il fallait modifier le vocabulaire. C’est pourquoi, selon toute vraisemblance, entre 1855 et 1860, c’est lui qui invente de toutes pièces un mot nouveau qui fera fortune, celui de « réincarnation ». Les comparaisons doivent également se renouveler et véhiculent désormais la conviction qu’il est impossible de rétrograder dans l’échelle des êtres, de renaître par exemple comme animal : les âmes ressemblent à des écoliers qui font leurs classes, certaines âmes étant très jeunes et peu expérimentées, d’autres plus avancées et ayant accumulé au fil des existences davantage de sagesse. Malheureusement, la parabole de « l’homme au puits » dit exactement le contraire, ce qui veut dire que l’Occident, même s’il finit vers la fin du XIXesiècle à utiliser certains mots sanskrits comme karma, réinterprète volontairement l’enseignement oriental à contresens de ce que ses plus grands maîtres se plaisent à répéter[12].

Qui est soumis au sort décrit dans la parabole ?Du côté bouddhique, on parle d’un homme en général, épuisé après sa traversée du désert ou qui a été condamné à mort et s’enfuit de sa prison, le désert évoquant l’ignorance (version A) et la prison symbolisant les trois mondes (ciel, terre, mondes inférieurs) à l’intérieur desquels les humains transmigrent (version B). Il s’agit donc de gens dans une situation malheureuse et qui souffrent. On précise d’ailleurs dans le premier récit bouddhique (version A) que le voyageur figure les « hérétiques », sans doute ceux qui refusent la voie du Bouddha (les hindous, jaïns, et sectateurs de divers autres maîtres dont parlent les textes bouddhiques), tandis que, dans la version B, le condamné à mort symbolise « la multitude des humains ». Dans le cas de l’hindouisme, on précise que celui qui s’égare dans la forêt et s’enfonce dans le puits est un brahmane, c’est-à-dire un homme qui appartient à la catégorie sociale la plus élevée et qui, par tradition, est responsable de la transmission du Veda et de la célébration des rites. On veut sans doute signifier par là que personne n’est à l’abri des renaissances, pas même les gens de la caste la plus élevée.

Une interprétation qui ne suppose pas nécessairement que l’on croit à l’âme. L’hindouisme distingue le corps (deha,śarīra) qui a une fin de l’esprit qui s’y incarne (ātman, etc.) qui, lui, est éternel, indestructible, dit la Bhagavad Gītā(2,18). Le puits symbolise ici le corps des humains, un corps où le principe spirituel (ātman, âme, etc.) s’incarne. « À la façon d’un homme qui a rejeté des vêtements usagés et en prend d’autres, neufs — poursuit le même texte —, l’âme incarnée rejetant son corps usé, voyage dans d’autres qui sont neufs » (2,22, trad. Esnoul et Lacombe). Le puits de la parabole hindoue symbolise justement le corps qui abrite l’âme éternelle. Le bouddhisme, au contraire, n’accepte pas l’existence d’une âme immortelle et est amené par conséquent à interpréter différemment la parabole. Pour expliquer le caractère instable et éphémère des vivants, il insiste sur le fait que ces êtres sont composés d’une multiplicité de principes. L’être humain est composé au plan physique de l’ensemble des quatre éléments que sont la terre, l’eau, le feu et l’air (ou le vent) ; toutes les formes corporelles naissent par combinaisons de ces éléments, affirme le bouddhisme. Au plan psychique, il est composé de quatre ensembles de phénomènes : l’ensemble des sensations, l’ensemble des perceptions ou notions, l’ensemble des formations mentales ou constructions psychiques inconscientes et enfin l’ensemble des actes ou instants de conscience, c’est-à-dire des actes d’attention à la présence d’un objet. Au terme de son analyse, le bouddhisme ne voit pas d’ātmanou de principe spirituel et en conclut que c’est par ignorance ou illusion que l’être humain s’imagine avoir un « soi-même », un « ego », ou encore une « âme ». Selon lui, le physique et le psychique apportent des explications suffisantes au fonctionnement de l’être humain et il est inutile d’invoquer un principe spirituel distinct du psychisme, comme le suppose l’hindouisme. On voit maintenant pourquoi l’interprétation du texte B, qui retient le fait que le puits symbolise le corps, reconnaît aussi la présence de quatre serpents venimeux qui renvoient aux grands éléments, alors que le texte A dit que l’éléphant symbolise l’instabilité des choses tandis que l’arbre évoque plutôt l’ignorance de l’analyse que propose le bouddhisme.

Une interprétation des calamités. L’interprétation des calamités repose également sur une certaine façon de comprendre l’être humain. Selon l’hindouisme, les bêtes sauvages, ce sont les maladies ; la femme immense et terrifiante qui enveloppe cette forêt, c’est la vieillesse ; l’éléphant à six faces et douze pattes, c’est l’année avec ses six saisons et ses douze mois ; les rats blancs et noirs, ce sont les jours et les nuits ; au fond du puits, un cobra qui symbolise le temps qui s’écoule inexorablement (kāla). Ce qui veut dire que cette parabole met en scène une sélection des maux qui accablent l’être humain conforme à l’analyse que proposent les maîtres hindous. La grosse liane à laquelle le brahmane s’accroche, c’est l’espoir de vivre ; les abeilles qui le harcèlent, c’est le désir ; et le miel, ce sont les jouissances que l’on tire des plaisirs séducteurs. Après avoir présenté les maux, la parabole cherche donc à les expliquer. Derrière ces maux, il y a toujours le désir sous toutes ses formes y compris les jouissances qui maintiennent vivant le faux espoir de jours meilleurs. L’homme suspendu tête première dans ce puits buvait sans arrêt de ce miel, note la parabole, « et, dans cette situation difficile sa soif ne tarissait pas. Il en voulait toujours, il n’était jamais rassasié. » Voilà la raison pour laquelle l’être humain s’illusionne au point de vouloir naître à nouveau et par conséquent s’enfonce toujours plus dans ce monde de malheurs. La seule façon de bloquer cette soif est d’écouter l’enseignement des grands maîtres et de réorienter sa vie du côté de la libération.

Les textes bouddhiques s’appuient sur une interprétation similaire mais plus sommaire. Le texte A évoque les maladies et la vieillesse (feu), la vie et la mort (puits), les jours et les nuits (rats), mais également les quatre éléments (quatre serpents) en tant qu’ABC de l’analyse qui vient d’être évoquée. Ce texte mentionne ensuite le rôle déterminant des désirs (miel), des pensées qui ne sont pas conformes à l’enseignement du Bouddha (abeilles), et de l’ignorance de son enseignement (arbre). Le texte B voit dans les rats blancs le soleil et la lune qui déterminent le cycle temporel, puis voit la mort dans l’éléphant furieux, mais sans développer davantage. L’interprétation bouddhique se fonde clairement sur le fameux sermon de Bénarès : la première grande vérité constate l’omniprésence de la douleur et la deuxième cherche à expliquer cette douleur en invoquant la soif ou le désir. Cela ne veut pas dire que ces trois textes rejettent tout désir. S’ils sont d’accord pour comprendre le désir comme une soif qui ne tarit jamais, leur but profond est de substituer au désir des biens éphémères le désir de la libération grâce à un enseignement qui mène à la cessation de la souffrance. La seconde vérité tente d’expliquer la douleur qui accable les humains et suggère pour cela une analyse de sa composition évoquée ici par la seule mention des « quatre éléments ». Bien que hindous et bouddhistes analysent différemment l’être humain et ne s’entendent pas sur ce qu’est la libération, ces deux religions sont en gros d’accord sur la description des maux de la vie et sur la nécessité d’échapper aux renaissances.

Conclusion

Curieusement, cette parabole ne fait pas appel aux conséquences des actions humaines ou à ce qu’on appelle le karma. Ce qui est décrit, c’est une situation globale. Celui qui bascule dans le puits, c’est l’être humain inconscient de son malheur et qui s’imagine faussement qu’il lui suffit de satisfaire ses désirs de jouissances et de se laisser guider par son espoir de vivre. Les vieux textes hindous savent qu’on devient bon en faisant de bonnes actions et qu’on devient mauvais en faisant le mal. La Bṛhadāraṇyaka Upaniṣadprécise même que celui qui s’attache à un but va au but auquel son esprit s’est attaché et que la véritable libération consiste justement à se libérer des désirs[13]. Les anciens textes bouddhiques acceptent l’essentiel de cette analyse. Des enseignements complémentaires viendront tant dans l’hindouisme et que le bouddhisme dire comment il faut agir pour se libérer : les textes hindous parlent alors de yoga, d’habiles moyens que l’être humain doit utiliser pour éliminer les petits désirs auxquels il s’accroche et s’orienter ainsi vers une libération totale ; pour accéder au nirvāṇa, le sermon du Bouddha à Bénarès propose plutôt un octuple chemin fait d’entraînement en matière d’éthique, de discipline de la pensée, et de sagesse. On peut donc dire qu’hindouisme et bouddhisme sont d’accord pour dire que les actions ordinaires maintiennent l’être humain dans l’océan des naissances, tandis que les actions libératrices que préconisent les grands maîtres cherchent à dompter le désir et à arracher l’être humain à l’océan des renaissances. C’est cette unanimité qui fait en sorte que tous ces grands maîtres, qu’ils soient hindous ou bouddhistes, peuvent utiliser la même parabole de l’homme au puits, quoiqu’avec quelques nuances dans l’interprétation.

[1]Pour en savoir davantage sur cette parabole, on pourra se reporter aux publications suivantes : E. Kuhn, « Der Mann im Brunnen, Geschichte eines indischen Gleichnisses », dans Festgruss an Otto Böhtlingk zum Doktor-Jubiläum3. Februar 1888 von seinen Freunden, Stuttgart, 1888, p. 68–76 ; Jean-Philippe Vogel, « The Man in the Well and some Other Subjects Illustrated at Nāgārjunikoṇḍa », Revue des Arts Asiatiques11, 1937, p. 109–121 ; Monica Zin, « The Parable of ‟The Man in the Well”. Its Travels and its Pictorial Traditions from Amaravati to Today », Art, Myths and Visual Culture of South Asia, Warsaw Indological Studies Series 4 (publié par Manohar Publ., Delhi), 2011, p. 33–93.

[2]Cette version est tirée de la grande épopée du Mahābhārata(11,5,3-24 ; 6,4-14). Il s’agit d’une version simplifiée, plus littéraire, tout en restant le plus près possible de l’original. Je me suis inspiré de la traduction de Louis Renou, faite à partir du texte de la vulgate (Anthologie sanskrite, Paris, Payot, 1961, p. 107-109 ; L’hindouisme, Paris, Cercle du Bibliophile, 1967, p. 174-175) et de celle de James Fitzgerald, faite à partir de l’édition critique (The Mahābhārata, 11. The Book of the Women ; 12. The Book of Peace, Part One, translated and edited by James L. Fitzgerald, Chicago, The University of Chicago Press, 2004, p. 37-38), mais en les révisant à partir du texte sanskrit de l’édition critique.

[3]panasa, Artocarpus heterophyllus, jacquier ou jaquier, anglais Jack-Fruit, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacquier

[4]On distingue en Inde six saisons : l’été, les pluies, l’automne, l’hiver, les rosées, le printemps.

[5]Ce texte et le suivant ont été traduits par Stanislas Julien (Contes et apologues indiens inconnus jusqu’à ce jour, traduction de Stanislas Julien, t. 1, Paris, Hachette, 1860, nXXXII, p. 131-134 et nolIII, p. 190-193).

[6]Ces racines d’arbres remplacent les lianes de la version indienne, courantes en forêt tropicale.

[7]Le dragon se substitue ici au cobra (nāga) de la version hindoue.

[8]Il s’agit évidemment des quatre grands éléments (bhūta) que sont la terre, l’eau, le feu, le vent. Contrairement à l’hindouisme et plus tard le bouddhisme du Grand Véhicule, le bouddhisme ancien n’inclut pas l’espace (ākāśa) parmi les éléments.

[9]Une note de la traduction de Julien explique qu’il s’agit des désirs de l’amour, du désir de la musique, du désir des parfums, du désir du goût, du désir du toucher.

[10]Les quatre grands éléments.

[11]Les jaïns (le jaïnisme est apparu à peu près en même temps que le bouddhisme et compte actuellement environ 7 M d’adeptes dans le monde) connaissent également cette même histoire, qu’ils interprètent à leur façon. Une de ces versions figure dans le Vasudevahiṇḍi(The Vasudevahiṇḍi. An Authentic Jain Version of the Bṛhatkathā, by Jagdishchandra Jain, Ahmedabad, L. D. Institute of Indology, 1977, p. 670-673). Une autre version figure dans le roman de Samarāditya (en prakrit, Samarāicca Kahā ; en sanskrit Samarāditya Kathā) de Haribhadra (VIIesiècle), voir Sources of Indian Tradition, 2nded., vol. I, edited and revised by Ainslie T. Embree, New York, Columbia University Press, 1988 [1958], p. 59-61. On trouvera une présentation en images de cette histoire pour les enfants en provenance d’un centre jaina (Jain Center of Northern California, 14 octobre 2001) sur le site suivant :http://www.jainbelief.com/Univers_God_Jainism_six_dravya.pdf, consulté le 1ermai 2019.

[12]On se référera à André Couture, La réincarnation au-delà des idées reçues, Paris, L’Atelier, 2000, en particulier le chapitre 3, « La réincarnation en Occident », p.  51-71.

[13]On trouvera plus d’explications dans André Couture, La réincarnation au-delà…, chap. 2, en particulier p. 34-38.


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