Pour mieux distinguer entre Arabes et musulmans, musulmans et islamistes, islamistes et terroristes

2 février 2017

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[Extrait de « Pour mieux comprendre l’islam et ses enjeux géopolitiques », une conférence inédite prononcée à Québec au Complexe G les 15 et 19 octobre 2001]

Pour être en mesure de comprendre les informations et suivre les débats concernant ceux qu’on appelle des « islamistes », il est nécessaire de faire quelques distinctions.

A. Tous les Arabes ne sont pas nécessairement des musulmans. « Arabes » est le nom du peuple qui habite l’Arabie, la région où l’on parlait arabe. Mahomet, ou Mohammad, est un Arabe de la région de La Mecque, né vers 570 et mort en 632. Il y a depuis le VIIe siècle de notre ère de nombreux Arabes qui ont accepté la confirmation de la Parole de Dieu faite à Mohammad et qui sont devenus des adeptes de l’« islam » (de la soumission à Dieu). Ce sont des musulmans (participe passé de la racine SLM, qui donne aussi le mot salam). Les Arabes musulmans ont créé à partir des VIIe-VIIIe siècles un véritable empire et se sont dispersés dans les divers pays conquis. Parmi les peuples conquis par les Arabes, les uns se sont islamisés sans s’arabiser (c’est-à-dire sans adopter l’arabe comme langue courante, par exemple les Turcs, les Iraniens); d’autres se sont arabisés linguistiquement, mais ne sont pas pour autant devenus musulmans (par exemple, les chrétiens du Liban, d’Égypte, de Palestine); d’autres se sont islamisés et arabisés, en particulier sous l’empire abbasside (750-1258), c’est-à-dire qu’ils ont adopté la religion musulmane, la langue arabe. De par leur conversion, ces derniers étaient considérés comme appartenant à la grande famille du Prophète, et dans bien des cas comme de véritables descendants des Arabes portant des noms arabes; Maxime Rodinson (1) (de qui je tire ces explications) les appelle des « arabisés ». Cela veut dire qu’un Arabe n’est pas nécessairement un musulman (il y a entre autres des Arabes chrétiens), et que, parmi les musulmans, il y a plus des 4/5 qui ne sont ni Arabes de l’actuelle Arabie saoudite, ni descendant d’un émigré arabe, ni arabisés.

B. Tous les musulmans ne sont pas nécessairement des islamistes. Les musulmans sont ceux qui pratiquent cette religion qu’est l’islam. Il y en a environ 1,5 milliard dans le monde. Et disons en passant que les plus grandes concentrations de musulmans ne sont pas au Moyen-Orient, mais en Indonésie, en Inde, au Bengladesh et au Pakistan. Les musulmans sont ceux qui acceptent de fonder leur vie sur le Coran, sur la tradition du prophète Mohammad, et sur l’une ou l’autre des grandes interprétations de la Loi (ou shari‘a) que l’on en a tirées. Cela comprend les fameux cinq piliers (témoignage, prières, jeûne du ramadan, pèlerinage, impôt de partage), diverses croyances et toutes sortes d’autres prescriptions. Comme dans tous les groupements religieux, il y a des hommes et des femmes, des savants et des ignorants, des pratiquants et des non-pratiquants, des conservateurs et des libéraux, des réalistes et des idéalistes, des rêveurs et des pragmatiques, des personnes qui vivent dans l’indolence et d’autres dans l’urgence. On ne dira jamais assez que l’islam est un monde, que l’islam est un univers; et qui dit monde ou univers dit aussi différenciations, régionalisations, pluralité, etc. À côté des musulmans ordinaires (qui appartiennent en gros à deux grandes branches, les sunnites et les shi‘ites), on distingue un « islam radical » (c’est le titre d’un livre de Bruno Étienne (2)) ou un islam extrémiste, ou encore un islam politique, qu’on a pris l’habitude d’appeler l’islamisme. Cet islamisme est en quelque sorte une radicalisation de l’islam, en réaction contre l’occidentalisation des pays musulmans. Il est né d’un rejet global au nom de l’islam d’un Occident qu’on n’arrive pas à comprendre, entre autres parce qu’il sépare la religion de l’état, un Occident que l’on stigmatise comme un monde matérialiste, un monde athée, un monde aux mœurs dépravées, un monde de familles éclatées, un monde de violence, un monde qui a réussi à pervertir même les classes dirigeantes de beaucoup de pays censément musulmans. Cet islamisme est, pourrait-on dire, le produit d’un grand désarroi devant une société qui change trop rapidement et qui semble devoir vous échapper à jamais. Autant dire que les grandes valeurs de la culture américaine (comme la liberté ou la démocratie) n’arrivent pas du tout à se faire entendre de cet Orient musulman. Cet islamisme, Maxime Rodinson l’a défini sans doute avec raison comme une « aspiration à résoudre au moyen de la religion tous les problèmes sociaux et politiques, et simultanément de restaurer l’intégralité des dogmes » (3) . Cet islam radical est né également d’une déception profonde. La description que donne Jean-François Clément de cet islamiste moyen me paraît typique de cet état d’esprit. Ce serait « un jeune homme ou une jeune femme qui fait des études universitaires, sans trop savoir où tous ces efforts peuvent conduire. Un peu désabusée de tout, cette personne décide un beau jour de prendre la défense de l’islam bafoué. Les rituels et les prescriptions lui avaient paru jusque-là sans intérêt; maintenant, elle s’y consacre entièrement. Elle s’est convertie à l’islam, et le nouvel idéal qu’elle poursuit la transforme radicalement. Plus de droits de l’homme, plus de revendications féministes, plus de révolution socialiste; désormais, il n’est de liberté que dans et par la Loi musulmane. Cette Loi parfaite devra dominer coûte que coûte… »(4) .

C. Tous les islamistes ne sont pas des terroristes. Des groupes dits « islamistes » apparaissent un peu partout dans les pays musulmans (on en compte certainement plusieurs centaines). Ils restent dans l’ensemble très minoritaires, même s’ils peuvent rallier à leur cause des musulmans plus nombreux. Mais même parmi ces islamistes, il y a des degrés. Dans son livre sur L’islam radical, Bruno Etienne répartit ces islamistes en trois grands groupes. Il y a des associations qu’il appelle dans son jargon “de maintenance classique”, c’est-à-dire des groupes qui se préoccupent de maintenir les croyances et les pratiques traditionnelles (comme la prière et le ramadan), tout en conservant des préoccupations politiques; il y a aussi des associations tournées vers la conversion, c’est-à-dire des groupes qui visent à raviver la foi des musulmans, à les amener à s’intéresser à nouveau à leur religion et à les sensibiliser à sa mission sociale et politique; enfin il y a des associations activistes qui, en plus d’appeler à la ferveur religieuse et politique et au prosélytisme, sont prêtes à utiliser la violence pour atteindre leurs fins. En fait, note toujours Etienne, « le véritable enjeu pour toutes ces associations se trouve dans la constitution d’une contre-élite, puis dans la création d’un État fondé sur la sharî‘a (la loi islamique), enfin dans la création d’un État musulman unique » (5). Les préoccupations de ces groupes sont cohérentes avec les fondements de l’islam. Mais même parmi ceux qui prônent certaines formes de violence, peu de ces activistes seraient, je pense, d’accord avec une action terroriste de l’envergure de celle du 11 septembre dernier, et cela pour des raisons de cohérence avec les valeurs fondamentales de l’islam. Le terrorisme serait conçu comme un ultime recours en cas d’agression, mais non comme une vengeance tous azimuts.

J’ajoute ici quelques notes qui me viennent d’un article qu’un spécialiste bien connu des sectes, Jean-François Mayer, a écrit jeudi le 13 septembre dans un journal suisse de Fribourg. Il cite d’abord un spécialiste américain du terrorisme, Bruce Hoffman, qui disait qu’aucun des groupes terroristes actifs en 1968 ne pouvait être classé comme religieux. La chronologie des actions terroristes que tient ce spécialiste montre que les groupes terroristes modernes disant s’appuyer sur telle ou telle religion émergent à partir de 1980. Au cours des années 1990, entre un tiers et la moitié des organisations terroristes identifiées comme actives à travers le globe se réclamaient de motivations religieuses. Bien que le lien entre religion et terrorisme ait déjà existé par le passé, le terrorisme international moderne a donc bel et bien changé de visage. Ce qui frappe Bruce Hoffman, c’est que les impératifs religieux conduisent « à des actes de violence plus intenses, entraînant un nombre beaucoup plus considérable de victimes ». La légitimité venue d’en haut, dont se réclame le terroriste, fait disparaître tout ce qui pourrait éventuellement freiner un terroriste séculier, ne serait-ce que pour des raisons tactiques ou d’image : ce terroriste agit au nom d’un devoir divin. « L’image, commente toujours J. F. Mayer : c’est, bien entendu, une motivation essentielle de l’acte terroriste, quel qu’il soit. Il s’agit non seulement d’exercer une pression pour faire plier l’adversaire, mais aussi d’atteindre un impact psychologique maximal. L’action terroriste n’a pas de sens si elle n’attire pas l’attention. À l’heure de la télévision, l’impact devient mondial : le terrorisme en direct, sous les caméras de CNN ! Une pièce de théâtre ! » Si je comprends bien cette analyse, quelles que soient les légitimations qu’il se donne, le terroriste reste un terroriste, c’est-à-dire quelqu’un qui, dans sa recherche du pouvoir, privilégie des actions de terreur. La véritable religion du terroriste, c’est celle du pouvoir, d’un pouvoir absolu. Prêt à tout pour obtenir ce pouvoir, le terroriste s’allie la religion, l’islam en particulier, et s’allie ainsi aisément les masses qui croient en Allah et ne sont pas prêtes à faire toutes les distinctions requises.

(1) Maxime Rodinson, Les Arabes, Paris, Presses Universitaires de France, 2002 [1979]. (2) Bruno Étienne, L’islam radical, Paris, Hachette, 1987. (3) Maxime Rodinson, Les Arabes, p. 177. (4) André Couture, Sur la piste des dieux. Initiation à l’étude des religions, Montréal, Médiaspaul, 2009, p. 185, un passage inspiré de Jean-François Clément, “Pour une compréhension des mouvements islamistes”, Esprit 37, janv. 1980, p. 38-51. (5) Bruno Étienne, L’islam radical, p. 219.

André Couture

Islam

 

 


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