Quelques réflexions à propos de la mystique hindoue

André Couture

Université Laval, décembre 2019 / révisé en mai 2023

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Réflexions réunies à l’occasion d’un cours donné le 28 mars 2018 à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal à la demande de Jean-Marc Charron (REL 2920 Figures de la mystique ; REL 6213 Histoire de la spiritualité). Un texte révisé à la suite d’un colloque de l’ACFAS intitulé « Savoirs et pratiques contemplatives pour un monde durable : perspectives de l’Asie et du Canada », ayant eu lieu le 8 mai 2023.

En guise d’introduction

Il y a quelques années passait régulièrement à la télévision une publicité de la compagnie de messagerie FedEx. Après une introduction vantant l’efficacité de cette compagnie dans l’envoi de colis, un employé apparaissait en posture de lotus et en état de lévitation. S’en dégageait une image de calme, de sérénité, et l’impression qu’il est possible de dépasser les lois de la nature. Grâce à FedEx, tout est désormais faisable… Voilà un parfait résumé des clichés les plus éculés concernant la mystique orientale.

Après quelques remarques générales sur l’expérience mystique, je commencerai par une mise au point concernant le vocabulaire utilisé en Inde pour évoquer cette expérience. Suivra une présentation de quelques mystiques hindous. La suite découle de cette présentation sous forme de remarques générales concernant certains paramètres de l’expérience mystique en Inde et des remarques d’ordre méthodologique sur l’approche des expériences dites « mystiques » en sciences des religions. Je terminerai par quelques notes complémentaires concernant l’expérience mystique en général.

1. Les expériences mystiques : des expériences spécifiques à chaque culture ?

Les travaux de sciences des religions paraissent unanimes : l’expérience mystique est foncièrement une, quelle que soit son origine (en Occident, en Inde, etc.). Ce qui ne veut pas dire que toute expérience d’un état mental hors de l’ordinaire (rêve, état hypnotique, etc.) puisse pour autant être qualifiée d’expérience mystique. Pour tenter de voir plus clair dans la diversité de ces états singuliers, j’amorce cette réflexion par un rappel de la typologie du professeur Jordon Paper et l’ajout de quelques remarques concernant des expériences mystiques qui, malgré des différences possibles, ont minimalement en commun ce que Ludwig Wittgenstein qualifiait d’« airs de famille » (family resemblances).

A. Un essai de typologie

Jordon Paper est professeur émérite de l’Université York à Toronto et professeur associé (Associate Fellow) du Centre for Studies in Religion and Society de l’University of Victoria. Il est à la fois sinologue et spécialiste des religions amérindiennes. Les questions relatives au mysticisme l’ont d’autant plus intéressé qu’il se présente lui-même comme un mystique, et amorce son livre sur le mysticisme en relatant l’expérience qu’il a lui-même faite en 1972 (The Mystic Experience 2004, p. 1-3)[1]. Ce livre contient un essai de typologie répartissant en deux groupes la grande variété des expériences extatiques (voir chap. 3 ; également chap. 6). Paper y distingue des extases fonctionnelles (functional ecstasies) et des extases non fonctionnelles (nonfunctional ecstasies).

(1) Les extases fonctionnelles (dans la plupart des cultures, il y a des expériences extatiques plus ou moins profondes qui sont socialement pertinentes et peuvent avoir une fonction dans la vie sociale) :

  • visions (avec éventuellement l’audition de voix), rêves lucides et rêves provoqués pour résoudre une difficulté,
  • transes shamaniques,
  • la médiumnité au sens traditionnel (un individu devient le canal permettant aux ancêtres de s’exprimer),
  • transes prophétiques (à l’occasion desquelles une personne inspirée porte un message à sa communauté) ;

(2) Les transes non fonctionnelles (extérieures à toute fonction sociale, spontanées) :

  • les expériences unitives (esthétiques, sexuelles, méditatives),
  • les expériences de pure conscience (où la conscience demeure),
  • les expériences proprement mystiques (dissolution du moi, fusion avec la lumière).

Mon but ici n’est pas d’étudier ces différentes extases. Je vous renvoie au livre de Paper pour en savoir davantage à leur sujet. Ce qui m’intéresse c’est de situer l’expérience dite « proprement mystique » à l’intérieur d’un continuum qui va de la simple vision jusqu’à l’expérience extrême où l’individu paraît complètement déconnecté de la réalité phénoménale. Dans ce dernier type d’expérience, l’individu sent son être tout entier (son soi, son moi) se dissoudre dans le fond de l’être, en l’absolu, dans le cosmos, fusionner avec lui, perdre alors tout sentiment d’altérité et de discursivité, pour ensuite sortir de cette expérience et revenir au monde ordinaire. Généralement, celui ou celle qui a fait cette expérience en rend compte en termes de lumière immense, d’inconnaissance[2] (c’est-à-dire d’incapacité à raisonner), de perte de contact avec son soi, d’impression d’union ou de fusion totale. On parle également d’essence indifférenciée, de vacuité, du « rien ». Il faut aussitôt ajouter que bien que cette expérience soit de l’ordre de l’inexprimable, de l’indicible, c’est en même temps une expérience dont la réalité ne laisse aucun doute dans l’esprit de celui ou celle qui l’a faite.

Pour parler de l’expérience dont il est ici question, je parlerai ici simplement d’« expérience mystique », plutôt que d’expérience du vide (void-experience) ou d’expérience zéro (zero-experience), comme le suggère Agehananda Bharati (1976).

B. Les expériences mystiques : des expériences ayant des « airs de famille »

Même si l’on place l’expérience mystique à l’extrémité d’un continuum d’expériences extatiques, cela ne veut pas dire que toute les expériences mystiques, qu’elles proviennent de milieux séculiers ou de milieux religieux, soient de même qualité ou de même intensité. Étant donné que ce sont des expériences qui dépassent la raison et qu’elles sont par le fait même difficiles à cerner sinon indirectement, je suis porté à utiliser à leur égard la métaphore suggérée par Ludwig Wittgenstein (1889-1951), celle des « airs ou ressemblances de famille ». Le philosophe du langage qu’est Wittgenstein se demande pourquoi on utilise le même mot pour parler par exemple du jeu de cartes, du jeu d’échecs, du jeu de patience, du jeu de football, etc. Il répond qu’il est inutile de tenter de découvrir à toutes ces réalités une sorte d’essence universelle, mais que les choses que l’on désigne du même mot ont tout simplement des « airs de famille ». Wittgenstein déplace ainsi la question de l’ontologie vers une question de langage. Il applique la même métaphore à la musique (les musiques classiques ou populaires, également les chants d’oiseaux). J’ajoute à ces exemples que le mot « oiseaux » désigne autant les animaux pourvus d’ailes et qui volent que les autruches, les émeus, les kakapos (des perroquets de Nouvelle Zélande) aux ailes très réduites et qui ne volent pas. Ces airs de famille impliquent une similitude entre les cas couverts par un même vocable (et non pas une essence commune). Les ressemblances familiales viennent d’un certain nombre de traits communs entre les choses que l’on désigne par des mots communs : les jeux, les musiques, et pourquoi pas les religions, les expériences mystiques.

Il est possible que l’idée d’airs de famille soit ici utile. Je précise également que le mot « mystique » est un terme commode ou conventionnel pour désigner une expérience qui reste spécifique malgré les façons différentes dont elle est relue par les différentes cultures. Cette question des relectures culturelles de l’expérience est au cœur de la présentation qui sera faite ici et on y reviendra. Avant d’y arriver — et puisque le but de cette réflexion est de parler de l’expérience mystique en Inde —, il faut d’abord se demander s’il y a dans ce vaste pays un vocabulaire particulier pour désigner ce type d’expérience.

2. Quelques remarques touchant le vocabulaire utilisé en Inde pour désigner l’expérience mystique

Il existe en Inde de nombreuses allusions à l’expérience mystique, ou encore des récits évoquant de telles expériences, et cela depuis les Upaniṣad[3]. Le but des remarques qui suivent n’est pas d’examiner chacun des passages qui évoquent cette expérience, mais de préciser le vocabulaire traditionnel en ce domaine.

A. Une expérience que l’on désigne d’un terme sanskrit spécifique : jñāna

Il y a dans la tradition hindoue un terme spécifique pour parler de l’expérience mystique, et c’est celui de jñāna (connaissance [véritable]). Celui qui a fait une telle expérience est un jñānin/jñānī. Ce terme sous-entend le mot brahman[4], l’expression complète étant brahma-jñāna, et donc brahma-jñānin/brahma-jñānī. Évidemment, ces termes techniques ont été repris tels quels dans les langues modernes, en particulier celles du nord, directement issues du sanskrit. C’est là par exemple l’expression que les hagiographes de la mystique bengalie Shobhā Mā utilisent quand ils disent qu’elle est brahma-jñā-, celle qui connaît le Brahman, ou la fillette « à la connaissance divine », traduit de façon plus large Catherine Clémentin-Ojha (1990, p. 49). Ils disent également qu’elle est pūrṇa-brahma-jñā, celle qui connaît le Brahman plénier, ou celle qui est « douée de ‟connaissance divine complète” », traduit Clémentin-Ojha (1990, p. 67).

Agehananda Bharati, qui parlait couramment le sanskrit de même que quatre autres langues modernes du nord de l’Inde, ne craignait pas d’affirmer que c’était bien là le vocabulaire technique toujours utilisé en Inde. Il affirme que la tradition monastique hindoue distingue clairement d’une part le jijñāsu, forme désidérative qui signifie « celui qui désire obtenir jñāna », c’est-à-dire la connaissance spirituelle ou l’intuition de l’unité de la réalité, et d’autre part le jñānin/jñānī, celui qui possède une telle connaissance. Ce terme, ajoute-t-il, ne réfère à aucune sorte de connaissance cognitive (scripturaire ou autre). Il signifie que, pendant la courte période de temps où il expérimente une telle connaissance, le mystique n’est plus au niveau de la connaissance discursive (vijñāna, parijñāna, etc.). Pourtant, pour des raisons pratiques, précise Bharati, qui avait une expérience directe de ce qui se passait dans ces communautés, surtout quand un moine s’adresse aux laïcs, il ne fait plus une telle distinction. Cette façon banale de parler finit par donner l’impression que les mystiques qui ont accédé à cette expérience vivent habituellement, et même toujours, sur ce plan extrêmement élevé, ce qui consolide leur statut d’êtres inaccessibles, mais ne correspond nullement à la réalité, d’ajouter Bharati (1976, p. 49-50)[5].

Le terme jñānin/jñānī se distingue d’autres termes que l’on utilise souvent dans le même contexte, mais qui ne se réfèrent pas nécessairement à des personnes ayant fait l’expérience mystique :

  1. sādhu(au féminin sādhvī) est un adjectif qui veut dire « bien disposé, bienveillant, docile ; bon, excellent, efficace » (Dictionnaire sanskrit-français de Stchoupak, Nitti, Renou, 1972). C’est ce mot qui désigne un homme ou une femme de vertu, fidèle à ses devoirs d’état, un mot qui finit par désigner toutes les catégories de gens que l’on révère parce qu’ils représentent les plus hauts standards de vertu à l’intérieur d’une tradition spirituelle spécifique. « All mystics are sadhus, but very few sadhus are mystics ; all sadhus, however, know about the possibility and the importance of the zero-experience—and this situation, of course, is uniquely Indian » (Bharati, 1976, p. 158).
  2. sannyāsin/sannyāsī désigne précisément « celui qui pratique le renoncement », en particulier celui qui renonce à la vie de maître de maison (mariage, rituels, etc.) pour adopter une vie d’itinérant sans feu ni lieu. En pratique, quand on utilise ce terme actuellement, il s’agit ordinairement d’« an ordained member of the one of the high-powered monastic orders », précise Bharati (1976, p. 158).
  3. Les yogin/yogī sont ceux qui pratiquent le yoga, une discipline spécifique qui a été très tôt codifiée par Patañjali, un sage qui aurait rédigé les Yoga-sūtra vers le IIesiècle de notre ère. Il y a assez peu de véritables yogī, à comparer avec tous ceux qui dissertent sur le yoga et répandent le yoga en Inde et jusqu’en Occident. Bharati pense que le véritable yogī n’a rien à voir avec l’image populaire du mendiant professionnel qui s’y superpose souvent : « The image of the yogi as a beggar does not apply to them [les véritables practiciens du yoga] ; it applies to those who professionalize yoga and who drape the uniform of poverty and asceticism, as the large majority of the sadhus do » (Bharati, 1976, p. 159).
  4. sant (au féminin satī) est une épithète que l’Inde a peut-être été la première à traduire spontanément en anglais par « saint». Le rapprochement entre ces deux mots était trop facile, et pas forcément exact. Le problème est que ces deux mots ne signifient pas exactement la même chose et s’utilisent même différemment. Le mot français « saint » ou l’anglais saint vient du latin sanctus, du verbe sancire, au sens d’établir par une loi, en particulier de confirmer en vue d’un usage religieux. À l’intérieur du christianisme, le terme finit par désigner ceux et celles dont la hiérarchie confirme la conduite exemplaire en particulier au plan moral et religieux. Le mot sanskrit « sant », passé dans les langues modernes de l’Inde du Nord, provient du participe présent de la racine AS « être ». Le dictionnaire de Stchoupak, Nitti et Renou lui donne le sens de « qui est, existant, présent… ; réel, vrai, authentique ; juste, bon, vertueux ; et au pluriel « les gens de bien, les justes, gens intelligents, instruits ». satī est le féminin de sant et désigne une femme de vertu, et en particulier celle qui est fidèle à ses vœux matrimoniaux. Quand on parle des « sant », il s’agit de gens de vertu, de gens fidèles à leurs devoirs. Ont en particulier revendiqué ce titre de gloire certains groupes de dévots qui ont fleuri en particulier en Inde du Nord à partir du XIVe siècle de notre ère. On trouve de cela un bel exemple au chapitre 34 du roman L’Ashram de l’amour de Premchand, paru en hindi en 1921. Il y est dit qu’un des protagonistes, soudain converti à une spiritualité qu’on ne lui connaissait pas, se réunissait tous les soirs avec, entre autres, trois ou quatre sâdhu et sant des environs pour écouter les histoires de Krishna[6]. Quoique ces sant aient la réputation d’être des disciples de grands maîtres en spiritualité, ce ne sont pas des « saints » et des « saintes », des modèles de comportement moral au sens où l’on emploie le terme en contexte chrétien, et il vaut mieux s’abstenir d’une telle traduction[7].

B. Les mots ‘mystic’, ‘mystical’ et leur introduction récente dans l’anglais de l’Inde

Il faut nous rendre à l’évidence : le mot « mystic » est un mot d’origine grecque (les mystiques étant des initiés à des cultes secrets, sans que l’on sache exactement encore aujourd’hui ce qui s’y passait vraiment). Si l’on cherche dans le Bhargava’s Standard Dictionary of the English Language (Anglo-Hindi Edition), on trouve à l’entrée ‘mystic’ : aprakaṭa (non manifeste), gahana (impénétrable, obscur), gupta (caché) ; et à ‘mystical’ : gupta (caché). Les termes qui sont donnés comme des équivalents de ‘mystic’ ou ‘mystical’ sont en fait des mots du vocabulaire ordinaire, et non ceux d’un vocabulaire spécial ou technique. L’idée suggérée, sans doute exacte, est que ces mots désignent des pratiques secrètes, incommunicables, qui dépassent la raison, accessibles seulement à quelques privilégiés.

Les mots ‘mystic’, ‘mystical’ s’utilisent en fait assez peu dans l’anglais indien. Ce sont des mots connus des maîtres du nouvel hindouisme des deux derniers siècles, mais peu utilisés par eux (car il s’agit de mots savants). Ce sont plutôt leurs disciples occidentaux qui les utilisent (Bharati, 1976, p. 172). Les mots ‘mystic’, ‘mystical’ apparaissent dans l’hindouisme moderne qui s’exprime en anglais, ce qu’on appelle la littérature néo-hindoue, et ils arrivent avec une charge romantique (on parle de « l’Orient mystique ») pour qualifier le prétendu fait que les hindous feraient naturellement et sans effort des expériences comparables à celles que l’on attribue aux mystiques du côté occidental. On suppose souvent que le mysticisme serait exceptionnel en Occident, mais très répandu en Inde[8]. Il est vrai que, du côté hindou, ce type d’expérience est jugé naturel et ne demande pas d’intervention spéciale d’un être suprême, tandis que, du côté chrétien ou musulman, les mystiques ont souvent dû défendre l’authenticité de leur théologie. Mais il ne faudrait pas en conclure que le mysticisme, exceptionnel en Occident, serait au contraire courant en Inde. Il reste partout un phénomène exceptionnel et est toujours considéré comme tel (voir Bharati, 1976, p. 19-20).

C. La notion de « réalisation spirituelle » : un néologisme

C’est avec Swami Vivekananda (1863-1902) que l’expression « God-realization » et « Self-realization » deviennent les traductions standard de brahmajñāna et ātmajñāna. Il s’agit en fait d’un néologisme que Bharati dénonce comme inadéquat. On trouvera à cet effet une note éclairante au mot « God-realization » à l’intérieur de l’un des articles les plus connus que cet auteur ait écrit : « The Hindu Renaissance and its Apologetic Patterns » (1970).

A pervasive Indian English neologism in Renaissance parlance. It is not clear to me which Indian term, if any, the word is supposed to translate ; but its use is quite different from any British or American use of the word ‘realization’. The meaning of the Indian-English term is something like ‘consummation [le couronnement, l’apogée] of religious experience’. Possibly, the term might first have been used by neo-Vedāntins in a semi-technical sense : if you realize, by an act of guided intuition, that you are one with the absolute (brahman), you have ipso facto reached the goal of religious life… (Bharati, 1970, p. 281, n. 45).

Cette note est citée et commentée par Elizabeth De Michelis de la façon suivante : « Bharati’s hunch about the expression deriving from Neo-Vedāntic milieus is indeed accurate », 2008, p. 130). Il faut ajouter que c’est Ram Mohan Roy, fondateur du Brāhmo Samāj, qui a popularisé la traduction de Brahman par Dieu (God) dans un effort pour trouver un terme englobant toutes les façons de parler des absolus des religions. C’est ainsi que s’est généralisé en anglais l’expression « God-realization », dont on a fait en français « réalisation spirituelle ».

D. En quoi le « sentiment océanique » évoque-t-il l’expérience mystique ?

Cette expression, censée qualifier l’expérience mystique, provient d’une réaction spontanée de Romain Rolland[9] à la suite de sa lecture de L’avenir d’une illusion, que Sigmund Freud venait de lui envoyer en 1927. Elle figure dans une lettre du 5 décembre 1927 : « Votre analyse des religions est juste. Mais j’aurais aimé vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané, ou plus exactement de la sensation religieuse, qui est toute différente des religions proprement dites… le fait simple et direct de la sensation de l’Éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles et comme océanique…) » (passage cité par Michel Hulin, 1993, p. 24). Freud commente l’expression deux années plus tard dans Malaise dans la civilisation, tout en se défendant toute proximité avec la mystique et en avouant être aussi fermé à la mystique qu’à la musique (cité ibid., p. 29). Le terme aura un succès inattendu. Mais le choix du terme « océanique » dans la bouche de Rolland demande des explications, et c’est le philosophe Hulin qui les fournit.

Il peut s’agir, certes, d’une trouvaille littéraire de R. Rolland lui-même, trouvaille fondée sur l’aptitude naturelle de cet adjectif à exprimer une certaine dilatation ou expansion des frontières du Moi. On ne doit cependant pas oublier qu’à cette époque R. Rolland se consacre surtout à la préparation de sa grande trilogie sur l’Inde mystique qui paraîtra en 1929. Or rien n’est plus fréquent, dans la littérature religieuse de l’Inde ancienne et moderne, que les métaphores relatives aux fleuves ou à la mer. En particulier, c’est pour ainsi dire un lieu commun dans la philosophie védântique que d’identifier le couple : conscience personnelle / conscience suprapersonnelle (ou brahman) au couple : vague / océan. L’âme individuelle (jīva) est à l’âme universelle ce que la vague est à l’océan. Ignorante — au sens d’une ignorance métaphysique —, elle ressemble à une vague qui se croirait indépendante des autres, se soulevant de son propre élan et retombant par sa propre faiblesse. Éclairée, elle est comparable à une vague qui n’aspirerait plus qu’à se résorber dans la masse liquide avec laquelle elle fait corps. L’idée d’une individuation précaire, fluctuante, aux contours indécis, et cependant persistante dans le renouvellement constant de sa matière et de sa forme, est au centre de tout ce registre métaphorique. Le « salut » est compris ici en termes d’abolition de toute frontière entre le soi-même et l’Autre. Il s’agit, pour chaque vague, moins de venir mourir dans l’océan apaisé que de consentir à s’écouler sans cesse dans les autres vagues et à s’enfler d’elles en retour, toutes pareillement traversées par le perpétuel flux et reflux d’un même soulèvement (Hulin, 1993, p. 26-27).

3. Quelques exemples d’authentiques « mystiques » hindous

Cette section, qui a pu paraître longue, était nécessaire pour mesurer la portée des mots utilisés pour parler de mysticisme hindou, surtout quand on souhaite le faire dans un cadre académique. Ces remarques me permettront de parler maintenant avec plus de précision de quelques mystiques hindous dont la réputation a franchi les frontières de l’Inde et que l’on est souvent porté à assimiler à de grands « saints » et à de grandes « saintes ». J’évoquerai d’abord le fameux Caitanya (à prononcer tchaitanya), puis le grand Ramakrishna. J’insisterai davantage sur Shobhā Mā, avant d’ajouter quelques mots sur Ramana Maharshi.

A. Kṛṣṇa Caitanya (1486-1533, West Bengal, issu d’une famille de brahmanes)

Il existe plusieurs études importantes à propos de ce fameux mystique des XVe-XVIe siècles. Je me contenterai d’évoquer une étude de 2001 réalisée par France Bhattacharya, une spécialiste française du monde bengali. Elle est intitulée « La construction de la figure de l’homme-dieu selon les deux principales hagiographies bengali de Śrī Kṛṣṇa Caitanya » et permet justement d’entrevoir comment peut se construire en Inde l’image d’un grand mystique. Son texte repose sur deux hagiographies en bengali, qui sont parmi les premières : l’une de Vṛndāvana Dāsa entre 1538 et 1550, l’autre de Kṛṣṇadāsa Kavirāja en 1612. Il s’agit de constructions littéraires réalisées par des disciples pendant le siècle qui a suivi la mort du mystique. Leur objectif est de présenter les hauts faits de la vie de Caitanya, dans le premier cas à des dévots, dans le second à des théologiens. L’auteure de cette étude insiste avec raison sur le fait que le mot « saint » (ou mystique) n’a pas en tant que tel d’équivalent en bengali, et on peut ajouter dans les langues du nord de l’Inde[10]. Les traductions sont souvent approximatives et ne permettent pas d’évaluer avec pertinence l’idée que l’on se fait de ces mystiques en contexte indien. Ces mystiques sont en effet le plus souvent perçus comme des manifestations de la divinité (avatāra), plus précisément des entrées de la divinité sur la scène terrestre, nécessaires au redressement de l’ordre cosmique. On ne s’étonnera pas des métaphores théâtrales, qui sont souvent utilisées dans ce contexte et font partie de l’image même de l’avatāra[11]. On utilise encore à l’égard de ces mystiques les mêmes épithètes que pour Dieu, ce qui manifeste leur souveraineté absolu, par exemple celles de bhagavān (bienheureux)[12], de prabhu (maître), de mahāprabhu (grand maître).

Caitanya possède des pouvoirs extraordinaires (siddhi) et devient un modèle de dévotion pour tous ses disciples. Il va jusqu’à s’identifier à Rādhā[13] qui souffre d’être séparée de son amant divin Kṛṣṇa. La seconde hagiographie fait même faire à Caitanya une tournée en Inde du Sud, une sorte de conquête des directions (digvijaya), comme le grand théologien hindou Śaṅkarācāya l’avait jadis fait selon ses biographes. On légitime également la grandeur de Cainatya par des citations en sanskrit. Son enfance contient des calques de l’enfance de Kṛṣṇa. Comme dans le cas de Kṛṣṇa, des miracles illustrent ses premières années.

Au centre de ces biographies, il y a le mahāprakāśa, la grande lumière, splendeur, apparition, manifestation (la racine KĀŚ signifie « être visible, briller, resplendir »). Caitanya a toujours été considéré comme un grand mystique qui avait expérimenté la grande lumière, et celui qui, à ce titre, peut intervenir dans le monde en tant que suprême acteur pour y jouer toutes sortes de rôles et se laisser absorber dans des états émotionnels stables (bhāvāveśa).

B. Ramakrishna (1836-1886, brahmane, né près de Calcutta)

Ramakrishna est un des mystiques indiens les plus connus en Occident et Michel Hulin résume l’essentiel de sa biographie de la façon suivante :

C’était un extatique extraordinaire, dévot fervent de la déesse Kālī dont il ressentait à chaque instant la présence physique. Mais un jour se présenta au temple de Dakshineswar un ascète appelé Totapuri, d’obédience shankarienne, qui lui conféra l’initiation védantique et lui révéla le sens des Grandes Paroles upanishadiques[14]. Rāmakrishna eut la révélation fulgurante de ce que représente l’identité du Soi et du brahman. Pendant trois jours il demeura inanimé, ne sachant plus qui il était. Il lui restait quelque vingt ans à vivre au cours desquels il donna au monde l’exemple de ce que signifie « la délivrance en cette vie même ». Nulle œuvre écrite – seulement des entretiens à bâtons rompus pieusement recueillis par ses disciples –, nulle ambitieuse entreprise de réforme de l’hindouisme, nulle fondation de secte, mais une manière unique de comprendre de l’intérieur, transfigurées à la lumière de la non-dualité, les différentes pratiques ritualistes et dévotionnelles de l’hindouisme, d’en incarner littéralement à volonté les différents dieux et déesses, et même au-delà de s’identifier aux plus sublimes figures religieuses de l’humanité : le Bouddha, le Christ, le prophète Mahomet…, de reparcourir leur itinéraire spirituel, de revivre leur « passion ». Dans ces conditions, il est permis d’affirmer que c’est d’abord avec la grande figure de Rāmakrishna que les semences d’universalité contenues pour ainsi dire depuis toujours dans la doctrine de la non-dualité sont commencé à germer et fructifier (Hulin, 2001, p. 250-251).

Pour d’autres précisions à propos de la vie de Ramakrishna et une critique de ses rapports avec son disciple Vivekananda, on se rapportera à l’autobiographie de Bharati (The Ochre Robe, 1980, p. 91-96). Je n’ai pas la compétence pour entrer dans les débats qui ont eu lieu ces dernières années autour de la figure de Ramakrishna. On pourra consulter le sommaire qu’en a fait l’indianiste belge Jacques Scheuer (2008), facilement accessible sur internet. Je retiens de la discussion qu’il présente qu’il est important de tenir compte du contexte spécifique dans lequel le mystique fait son expérience et de l’attente que l’on a vis-à-vis d’un mystique à l’intérieur d’un tel contexte.

C. Shobhā Mā (Shobhārāṇī Rāhā) (1921-2005), née dans le West Bengal

La principale étude concernant cette mystique est celle de Catherine Clémentin-Ojha, La divinité conquise. Carrière d’une sainte (Nanterre, Société d’ethnologie, 1990). On en trouvera également un résumé réalisé par la même auteure dans Les femmes mystiques d’Audrey Fella[15].

Shobhārāṇī Rāhā est née en 1921 dans une famille de caste kāyastha, les Rāhā, des lettrés traditionnellement au service de la classe dirigeante, à l’est du Bengale (division de Chittagong), près de la ville de Comilla. Son père, Sukumar Raha, était de tradition śākta (dévot de la Śakti) et honorait la déesse Kālī, comme une grande partie de cette famille. Le Bengale avait déjà été illustré par plusieurs mystiques : j’ai déjà parlé de Caitanya au XVIe siècle, un mystique vishnouite ; le poète mystique Ramprasad (1718-1775), pour qui Kālī était également une Mère aimante, pleine de compassion, était également bien connue et vénéré ; puis il y eut Mā Ānandamayī (1896-1982), née dans une famille de brahmanes d’un autre petit village non loin de Comilla.

Précédemment, un parent (cousin de Shobhā), Shishir-Kumar Rāhā, avait rencontré un ascète du nom de Svāmī Santadas. C’était un brahmane du nom de Tara Kishor Chaudury qui, après être devenu avocat, s’était converti à l’enseignement d’un sage de l’ordre de Nimbārka (XIIe siècle), des vishnouites honorant Viṣṇu comme Dieu suprême. Cet avocat est devenu d’abord un laïc nimbārkī, puis a tout quitté pour devenir renonçant à 56 ans en 1915. Malgré le fait qu’il s’était engagé dans une secte vishnouite spécifique, il enseignait que les différentes divinités (Viṣṇu, Śiva, Kālī, etc.) n’étaient que des formes que prenait un divin essentiellement un (Clémentin-Ojha, 1990, p. 38, 46). Ce sage vishnouite convertit une grande partie de la famille Rāhā qui arrêta d’offrir des sacrifices animaux, et finit par apprendre à concilier le culte familial à Kālī avec une pratique vishnouite végétarienne (ibid., 45). La petite Shobhā rencontra pour la première fois le vieil ascète alors qu’elle venait d’avoir sept ans et en aurait déjà été impressionnée. Mais la rencontre décisive se produisit lorsqu’elle eut quinze ans (en juin 1935) et que Shishir-Kumar présenta le sage à toute la famille.

Shobhā Mā s’installe avec sa famille à Calcutta en 1950, et en 1952 elle fonde un ashram à Varanasi. Elle mourra en 2005. Catherine Clémentin-Ojha fonde sa présentation de cette fillette à la connaissance divine sur les hagiographies qui lui sont consacrées (1990, chap. 2). Elle parle d’un rêve prémonitoire de la tante, de visions (darśana), des miracles (āścarya, merveilles, choses étonnantes) qu’on lui attribue, de certains phénomènes de médiumnité (p. 62, avec Svāmī Santadās) jugés normaux, de possession ou absorption (āveśa) dans des bhāva, c’est-à-dire des états émotionnels (stables), ce qui se traduit par des poses ou prises d’attitudes symboliques (des mudrā), et finalement de l’atteinte du pūrṇabrahmajñāna, de la connaissance du brahman plénier. Il faut remarquer que ce sont des états que son entourage ou ses hagiographes prêtent à cette fillette. On est dans le domaine de l’interprétation ; l’entourage reconnaît dans les premières expériences de cette enfant certains phénomènes décrits dans les textes qui font autorité.

D. Ramana Maharshi (1879-1950), né à Tiruchuli, près de Madurai, en Inde du Sud

Il s’agit d’un grand mystique, bien connu tant des Indiens que des Occidentaux. Je me contenterai ici de rappeler le résumé de la vie de ce mystique célèbre que donne Michel Hulin dans Shankara et la non-dualité (2001) :

Le premier [Ramana Maharshi], peu instruit, eut à l’âge de dix-sept ans la révélation du brahman à la suite d’une subite et violente angoisse de la mort qu’il réussit à surmonter en s’imaginant déjà mort et en réalisant intuitivement l’impossibilité d’un tel état. Il passa le reste de sa vie dans la réclusion et le silence, acceptant cependant de répondre à des questions qu’on lui posait et confirmant à ses auditeurs-disciples que les textes upanishadiques et shankariens que ceux-ci lui firent découvrir après coup (car il en ignorait tout) traduisaient bien l’expérience qui était la sienne. L’archétype même du sage védantique dans sa version quiétiste (par opposition à la version extatique incarnée par Rāmakrishna), il enseignait de la manière la plus sobre, se contentant le plus souvent d’inviter ses interlocuteurs à se reposer toujours et toujours la question cruciale : « Qui suis-je vraiment ? ». Au fil des années quelques disciples commencèrent à vivre auprès de lui de manière permanente et parmi eux – signe des temps – plusieurs Occidentaux. Cependant, son rayonnement était tel qu’on venait de loin à son ashram de Tiruvannamalaï [une ville du Tamil Nadu dans le Sud de l’Inde] rien que pour le regarder, selon l’antique pratique religieuse indienne du darshan ou contemplation (supposée auspicieuse) de saints personnages et d’images divines (Hulin, 2001, p. 258).

Ces portraits de mystiques hindous sont évidemment trop brefs et laisseront le lecteur sur leur faim. Ils ne font que montrer des directions de lectures et demanderaient autant d’exposés indépendants. J’aurais pu donner également l’exemple d’Ânandamayî Mâ, une femme bengali qui a vécu non loin de Shobhâ Mâ. Il existe à son sujet un livre d’Alexander Lipski (1919-2009), qui a été professeur d’histoire et d’études religieuses de 1958 à 1984 au California State University (Long Beach), ainsi que les travaux de Orianne Aymard qui s’est surtout intéressée à l’institutionnalisation du culte de cette mystique. On trouvera en bibliographie quelques références complémentaires. Les indications qui précèdent sont néanmoins suffisantes pour me permettre quelques remarques générales à propos du mysticisme hindou.

4. Remarques générales à propos du mysticisme hindou

A. L’aptitude au mysticisme en Inde repose d’abord sur des saṃskāra

Le mot saṃskāra est bien connu, car c’est de ce terme qu’on désigne en Inde les rites de la vie, perçus comme autant de « perfectionnements » qui équipent le psychisme de l’individu au fil de sa vie, le protègent comme les forces contraires et participent à la construction de son être social. Les saṃskāra sont aussi (et en même temps) des « constructions psychiques inconscientes », des traces d’expériences antérieures déposées dans le psychisme de l’embryon, des dispositions qui proviennent de lointaines expériences. Ils relèvent d’une psychologie selon laquelle tout acte volontaire posé par un individu laisse inconsciemment des empreintes ou des traces (vāsanā) qui s’emmagasinent dans son mental (manas), s’y organisent en véritables constructions psychiques (saṃskāra) et se transmettent à la mort dans un autre être vivant en même temps que l’ensemble du corps subtil ou psychique. Selon l’anthropologie indienne, les dispositions d’un individu à faire l’expérience mystique remontent à ces « constructions psychiques inconscientes » ; il s’agit là de l’explication la plus simple et la plus connue de cette capacité qui paraît à première vue hors du commun.

Il s’ensuit un autre élément spécifique à l’interprétation hindoue, c’est la notion d’adhikāra. Adhikāra veut d’abord dire « fonction, occupation ». Dans la Mīmāṃsā (l’investigation philosophique du rituel), il signifie « le droit d’accomplir le sacrifice et d’obtenir le fruit qui en résulte[16] ». L’adhikārin, c’est le sujet qualifié, et le mot adhikāra finit par signifier l’ensemble des « qualifications » nécessaires permettant de distinguer les aspirants à la vie religieuse, éventuellement au mysticisme. Bharati considère que le fait de tenir compte de l’adhikāra est un élément caractéristique de l’hindouisme : « This is something Indian seers have always understood. They talk of adhikāra-bheda [littéralement ‟différence de qualifications”], meaning the difference in meditative possibilities as between people of varying calibre » (Bharati, 1980, p. 15). La variété des méthodes de méditation, qui a toujours existé en Inde, correspond à cette prise de conscience que les individus possèdent des capacités différentes, qui viennent en particulier de leur naissance (jāti) actuelle et de leurs actions antérieures (pūrvakarma). C’est pourquoi on ne s’étonne pas de découvrir dans la tradition hindoue une variété de méthodes (yoga) ou de voies (mārga). On sent ici une souplesse, de même que le refus d’une explication unique ou uniforme.

B. Le mysticisme hindou doit être situé à l’intérieur d’une tradition de pratique assidue (abhyāsa)

Quand on parle de mysticisme en Inde, on ne craint pas d’y voir le fruit d’exercices répétés. Abhyāsa, c’est la répétition, l’étude répétée, l’exercice assidu. En parlant de l’esprit naturellement agité et difficile à maîtriser, Kṛṣṇa dit qu’« il se laisse cependant conquérir – ô fils de Kuntī – à force d’application et de détachement » (abhyāsena tu kaunteya vairāgyeṇa ca gṛhyate, Bhagavad Gītā 6,35 ; voir Bharati, 1976, p. 113). Bharati l’affirme avec toute la clarté désirable : en Inde, « …mysticism presupposes a tradition of exercise » (Bharati, 1980, p. 13, également 16). L’hindou considère spontanément l’expérience mystique comme naturelle, ce qui veut dire pour lui qu’elle peut être obtenue à force d’exercice. Il existe même des traités qui ont réfléchi à chacun des aspects du mysticisme, qui ont été rédigés par des maîtres prudents et expérimentés, et qui présentent de façon systématique les étapes nécessaires pour y parvenir (voir les Yogasūtra de Patañjali, vers le IIe s. de notre ère, avec le commentaire de Vyāsa quelques siècles plus tard). On arrive alors à des expériences qui paraissent exceptionnelles, mais qui demeurent en fait à l’intérieur des possibilités humaines.

C. Le mysticisme hindou : une capacité de voir (darśana)

Cherchant à comprendre pourquoi les Indiens sont incapables d’accepter la philosophie orientale comme étant de la philosophie au même titre que les exposés de Kant ou de Hegel, Bharati suggère que ce pourrait être en raison du fait que, depuis le XIXe siècle, on a pris l’habitude de traduire le mot darśana par « philosophie ». Or, la philosophie occidentale correspond à une démarche critique indépendante de la religion, de la théologie ou de la mystique. Le mot sanskrit darśana signifie d’abord « vue, vision, contemplation »[17], et quand le mot se réfère à une réflexion organisée, il s’agit d’une véritable théologie qui repose sur des axiomes (texte révélé, témoignage de sages, etc.) ou d’un enseignement que l’on est en droit de qualifier de mystique. Les brahmanes indiens traditionnels ne retrouvent évidemment aucune forme d’un tel darśana dans Descartes, Hume, Kant, Hegel, etc., et par conséquent refusent d’emblée à ces enseignements le nom de philosophie au sens de darśana[18].

Réfléchissant à la distinction entre la théologie occidentale et la théologie orientale, le Père G. Dandoy disait jadis que l’Occident a tendance à réfléchir philosophiquement à partir de la réalité de tous les jours et d’éventuellement remonter par la voie de l’analogie jusqu’à Dieu, tandis que, du côté oriental, on prend spontanément une posture mystique et on considère d’emblée le brahman comme la seule et unique véritable réalité, ce qui a comme conséquence de faire basculer les phénomènes de la vie courante dans l’irréalité, l’illusion, la māyā. Il ne faudrait pas en conclure que la philosophie orientale de Śaṅkarācārya par exemple n’est pas à sa façon d’une logique imperturbable et extrêmement exigeante au plan rationnel. Mais le point de départ est différent. En s’appuyant sur le darśana (la contemplation de l’absolu), cette réflexion est logiquement amenée à relativiser la vie ordinaire[19].

Il reste maintenant à examiner ce qu’on peut tirer des précédentes réflexions au plan méthodologique, autrement dit à regarder ce qu’un examen axé sur l’expérience hindoue peut apporter à l’étude du mysticisme en général. Ce sera l’objet de cette cinquième section.

5. Quelques remarques d’ordre méthodologique concernant l’approche des expériences dites « mystiques » dans les sciences des religions

L’étude de ces hagiographies le confirme, nous n’avons accès à l’expérience mystique que de façon indirecte, par le biais de récits qui en parlent (histoires de vie, etc.) ou de textes réflexifs (théologiques, psychologiques, etc.) qui tentent d’en rendre compte. Et même quand ce sont les mystiques eux-mêmes qui évoquent leur propre expérience, ils ne peuvent le faire qu’avec un net décalage et restent inévitablement impuissants à relater directement et exactement ce qui leur est arrivé — s’il est vrai qu’il s’agit d’une expérience qui permet de se fondre dans l’absolu et fait alors perdre tout sentiment d’altérité et de discursivité.

A. Que suppose un récit d’expérience mystique au plan épistémologique ?

Un individu appartenant à une culture spécifique, qu’il s’agisse d’un Amérindien Wendake, d’un chrétien orthodoxe, d’un chrétien catholique, d’un Śaiva [ou dévot de Śiva] du Cachemire, ou encore d’un Vaishnava [ou dévot de Viṣṇu] du Bengale, fait une expérience qui l’emporte au-delà de ses propres limites physiques, et à l’occasion de laquelle il a le sentiment de fusionner avec la « lumière » ou avec le « rien ». Cette expérience dure des minutes, des heures, des journées, qui sont entourées de silence, d’une sorte de béatitude qui défie toute expression rationnelle (toute discursivité). Après quoi, l’individu sort de cet état et revient à sa routine quotidienne, y compris à ses convictions personnelles, à sa religion, éventuellement à sa méfiance vis-à-vis des religions. Cette expérience commence quelque part et se termine quelque part. Elle est limitée dans l’espace et dans le temps. Elle se situe nécessairement à l’intérieur d’une culture donnée et est forcément marquée par elle.

Ce n’est donc qu’une fois sorti de l’expérience dite mystique que le mystique ou quelqu’un de son entourage utilise toutes les ressources de sa culture, de sa philosophie ou de sa théologie, pour tenter de « nommer » ce qui vient de lui arriver, de « reconnaître » cette expérience inhabituelle, de « décoder » ce qui vient de survenir dans sa vie. C’est comme si cet individu refusait de demeurer dans l’inconnu et qu’il voulait se rassurer en expliquant d’une façon ou d’une autre à soi et aux siens le sens de cette expérience. Le mystique hindou dira par exemple qu’il a connu le Brahman, le mystique chrétien dira que Dieu lui a fait la grâce de lui laisser expérimenter un amour total. Par contre, le psychologue qui regarde lui aussi la même expérience de l’extérieur et qui refuse de considérer cette expérience comme étant spécifiquement religieuse, en parlera dans les catégories psychologiques qui sont les siennes et la qualifiera peut-être de crise d’hystérie. Le mot « reconnaissance » (pratyabhijñā) est un terme utilisé par certaines traditions philosophiques de l’Inde et que l’on peut réutiliser ici avec profit. Quand le mystique « reconnaît » son expérience, il fait alors un travail marqué par sa culture, par sa théologie, par ses propres préjugés.

B. Le discours mystique : une construction qui doit être analysée en tant que telle

De telles considérations obligent à distinguer méthodologiquement, d’une part, l’expérience mystique qui se situe au-delà des mots et de toute discursivité et, d’autre part, la construction de la figure du « mystique » à l’intérieur d’un récit forcément en décalage par rapport à l’expérience elle-même. Le récit qui est fait de cette expérience (qu’il s’agisse de celui du mystique lui-même ou de celui d’un observateur immédiat ou éloigné) s’adresse à des disciples, à des théologiens, ou simplement à des gens cultivés, mais qui participent tous d’une culture donnée. Ce récit est donc nécessairement marqué (limité) par l’accueil que la culture ambiante réserve spontanément à de telles expériences. Il différera suivant que cette société accueille positivement (ou même avec enthousiasme) les expériences de personnes que celle-ci est prête à considérer comme des gens hors du commun, des manifestations de Dieu, des amis de Dieu, ou encore des saints, et à les insérer dans un certain tissu social, ou qu’elle les considère comme des déviants, qu’elle ne peut que ranger à l’écart et traiter en psychopathes (voir Hulin, 1993, p. 178).

Cela veut dire que les vies de mystiques produites par des dévots hindous, de même que l’analyse que produisent les historiens d’une société donnée, reflète directement ou indirectement le jugement que porte la dite société sur le mysticisme. Les vies de Caitanya produites par des adeptes bengalis reflètent l’engouement que ce saint a suscité ; les travaux de Sigmund Freud ou de Pierre Janet (psychologue français mort en 1947) reproduisent à l’opposé une certaine méfiance à l’égard de ces expériences et le souhait d’être en mesure de les comprendre à l’intérieur de catégories psychologiques connues. En tant qu’indianiste et historien des religions, j’ai moi-même mes propres préjugés et tente patiemment de développer des outils méthodologiques qui me rendent capable, momentanément, de prendre une certaine distance vis-à-vis de ma vie de tous les jours. Je souhaite être en mesure de réfléchir à ce mysticisme sans le discréditer, tout en posant des limites au discours qui est le mien dans le cadre de la discipline avec laquelle j’aborde cet objet.

C. Qu’est-ce qu’un récit hagiographique ?

L’hagiographie est littéralement « l’écriture portant sur un saint », mais désigne également l’étude historique des vies des saints ; ou encore un ouvrage portant sur la vie d’un ou des saints. Il s’agit aussi d’un certain genre littéraire. Ce vocable utilise un terme générique et commode (hagio-) qu’il est convenu d’utiliser, malgré les limites que j’ai mises précédemment à la signification du mot « saint ». Les vies de mystiques nous sont rapportées dans des livres, des textes, qui parlent des expériences qui ont illustré une personne en particulier et l’influence qu’elle a eue sur ses contemporains en raison même de ses expériences mystiques. Ces écrits reflètent indirectement le jugement que porte cette société sur le mysticisme. Agehananda Bharati disait : « Hagiography is an inextricable blend of statements about the zero-experience and of legends superimposed by his audience » (Bharati, 1976, p. 110, les italiques font partie de la citation). D’après ce que nous venons de dire, il faut sans doute être plus clair encore et ajouter qu’en plus d’affirmations concernant le mysticisme et de légendes populaires concernant le mystique, il existe à l’intérieur de la trame de ces récits un certain nombre de jugements plus ou moins déguisés, qui sont inévitables compte tenu du fait que l’écrivain écrit forcément d’un lieu précis et porte en lui un certain nombre de préjugés pour ou contre l’expérience mystique. Autrement dit, pour comprendre un récit hagiographique, il faut être capable de situer l’expérience ainsi relatée à l’intérieur d’une culture complexe et des jugements que celle-ci porte spontanément sur ce type d’expérience.

Conclusion, sous forme de remarques complémentaires concernant l’expérience mystique en général

En guise de conclusion, j’ajoute maintenant quelques remarques qui me viennent surtout du livre de Bharati et montrent quelles conclusions tire cet auteur à propos du statut de l’expérience mystique.

A. Une expérience intime et personnelle

Affirmer que l’expérience mystique est intime et personnelle signifie qu’en dernière analyse, tout analyste est obligé de se fier à la déclaration de la personne qui affirme avoir eu une expérience où elle faisait un avec le cosmos et qui cherche des occasions de refaire la même expérience (voir Bharati, 1976, p. 26, 28). Il s’agit d’une expérience personnelle, mais également intersubjective au sens où elle peut être partagée par d’autres personnes ayant le même background culturel (ibid., 27).

L’expérience mystique doit donc être appréciée en elle-même. Ce n’est pas elle qui génère automatiquement une quelconque idéologie ou morale (Bharati, 1976, p. 74-75). De sorte, ajoute Bharati, qu’il peut y avoir des chrétiens, des hindous, des bouddhistes, des athées, et même des truands, qui font ce type d’expérience, sans que cela ait nécessairement d’influence sur leur vie morale…

B. Une expérience sans statut ontologique prédéterminé

Puisque cette expérience ne peut être que personnelle et intime, le fait de dire après coup avoir fait une telle expérience, ne confère aucun statut ontologique au contenu de cette expérience. Bharati ajoute ici que « the zero-experience does not and cannot confer existential status on its content. From the fact that a person sees, hears, feels, or in any conjoint way experiences something which has been assigned a theological, philosophical, or other designation, it does not follow that this ‘something’ has any ontological status » (Bharati, 1976, p. 82, les italiques appartiennent à la citation). Il fait d’ailleurs remarquer que le célèbre Nāgārjuna (un moine bouddhiste des IIe-IIIe siècles) ne confère aucun statut ontologique à ce type d’expérience ; tandis que Patañjali, l’auteur des Yogasūtra, dit que l’on peut utiliser īśvara, le Seigneur, en tant que support d’expérience à la façon d’une béquille (« [as] a crutch, a construct, which may or may not be retained once the zero-experience has been achieved » (Bharati, 1976, p. 83). Bharati conclut : « There is no outsider qualified to check and tell whether the mystic’s experience is genuine or not ; and much less so is there any outsider, human or divine, who could verify or falsify the mystic’s report » (ibid., 84).

C. Une expérience dont le statut dépend finalement de la culture de l’interprète

J’ajoute une dernière remarque tirée de ma propre expérience de l’étude de différentes religions, y compris du christianisme. Les remarques qui précèdent veulent dire que la lecture ou l’interprétation qu’un interprète fait de l’expérience mystique dépend de la culture qui entoure l’interprète et de la théologie spécifique ou de la philosophie dont il se sert pour faire une telle interprétation. On voit immédiatement que, pour apprécier l’idée que l’on se fait du mystique dans des religions différentes, il faut tenir compte de l’anthropologie différente que véhicule telle ou telle religion, de la vision différente que celle-ci se fait des rapports entre l’homme et l’absolu.

Du côté chrétien (ou occidental), on est devant une anthropologie qui s’appuie sur une théologie de la création pour creuser le fossé entre Dieu et l’être humain muni d’un psychisme (doctrine de la création). Ce qui veut dire que toute expérience humaine (en particulier, l’expérience mystique) transcende les capacités humaines et ne peut être due qu’à la grâce de Dieu.

Du côté hindou, la vision de l’être humain débouche directement sur la possibilité d’accéder à quelque chose en moi qui dépasse à la fois le corps physique et le corps psychique (subtil), une réalité que l’on appelle le Soi, l’Ātman, le Puruṣa, etc. Il est humainement possible de faire l’expérience de cette dimension autre, et par le fait même de transcender les limites des corps physique et psychique. Certains traités de yoga systématisent cette expérience et proposent alors des méthodes pour y accéder.

 

Principales références

Aymard, Orianne, « Le culte postmortem des saints dans la tradition hindoue : expériences religieuses et institutionnalisation du culte de Ma Anandamayi (1896-1982) », thèse de doctorat en sciences des religions à l’Université du Québec à Montréal, 2009.

—, When a Goddess Dies : Worshipping Ma Anandamayi after Her Death, New York, Oxford University Press, 2014.

Bharati, Agehananda, The Light at the Center : Context and Pretext of Modern Mysticism, Santa Barbara, CA : Ross-Erikson, 1976.

—, « The Hindu Renaissance and its Apologetic Patterns », Journal of Asian Studies 29.2 (1970), p. 267-287.

—, The Ochre Robe : An Autobiography, Second Revised Edition, with New Epilog, Santa Barbara, CA : Ross-Erikson, 1980 (1re éd. 1962).

Bhattacharya, France, « La construction de la figure de l’homme-dieu selon les deux principales hagiographies bengali de Śrī Kṛṣṇa Caitanya », dans Françoise Mallison (dir.), Constructions hagiographiques dans le monde indien. Entre mythe et histoire, Paris, Librairie Honoré Champion, 2001, p. 183-203.

—, « Ânandamayî Mâ », dans Audrey Fella (dir.), Les femmes mystiques : histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 2013, p. 99-102.

Clémentin-Ojha, Catherine, La divinité conquise. Carrière d’une sainte, Nanterre, Société d’ethnologie, 1990.

—, « Shobhâ Mâ », dans Audrey Fella (dir.), Les femmes mystiques : histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 2013, p. 868-871.

Couture, André, « La geste krishnaïte et les études hagiographiques modernes », dans Françoise Mallison (dir.), Constructions hagiographiques dans le monde indien. Entre mythe et histoire, Paris, Librairie Honoré Champion, 2001, p. 3-18.

—, « From Viṣṇu’s Deeds to Viṣṇu’s Play, or Observations on the Word Avatāra As a Designation for the Manifestations of Viṣṇu », Journal of Indian Philosophy 29.3, p. 313-326 [repris dans André Couture, Kṛṣṇa in the Harivaṃśa, vol. 2 : The Greatest of All Sovereigns and Masters, Delhi, D. K. Printworld, 2017, p. 426-445].

— « De l’abus du sacré dans l’étude des religions de l’Inde » (2013), accessible gracieusement sur le site du CROIR (https://croir.ulaval.ca/wp-content/uploads/2019/03/Notion-de-sacr%C3%A9_ACouture_Enseigner-lECR.pdf).

De Michelis, Elizabeth, A History of Modern Yoga, New York, Continuum, 2008 [2004].

Hulin, Michel, La mystique sauvage. Aux antipodes de l’esprit, Paris, P.U.F., 1993.

—, Shankara et la non-dualité, Paris, Bayard, 2001.

Paper, Jordan, The Mystic Experience : A Descriptive and Comparative Analysis, Albany, SUNY Press, 2004.

Jacques Scheuer, « Le cas Ramakrishna à la lumière de la tradition hindoue », Topique 2008/4 (n° 105), p. 63-75. Sur internet : https://www.cairn.info/revue-topique-2008-4-page-63.htm

Staal, Frits, Exploring Mysticism. A Methodological Essay, Berkeley, University of California Press, 1975.

[1] Agehananda Bharati a ouvert la voie en présentant lui-même dans un livre d’anthropologie sa propre expérience en tant que mystique (1976, p. 38-44 ; 1980, p. 58-59). Dans Exploring Mysticism (1975), Frits Staal présente ce qu’il appelle un essai méthodologique dans lequel il note qu’une telle étude implique de lutter contre un certain nombre de préjugés, dont celui de considérer l’Orient comme irrationnel par opposition à un Occident rationnel. Il fait remarquer que le manque d’expérience fait aussi partie des désavantages (common drawback) qu’il faut surmonter dans ce genre de recherches (p. XV). On remarquera que Staal, contrairement à d’autres travaux en anglais, lit aussi le français et peut utiliser à l’occasion les travaux qui se sont faits dans cette langue.

[2] The Cloud of Unknowing (en moyen anglais : The Cloude of Unknowyng), en français « Le nuage d’inconnaissance » est un célèbre ouvrage mystique anglais anonyme de la seconde moitié du XIVe siècle.

[3] Les Veda sont des collections de textes en lien avec les rites sacrificiels de l’Inde ancienne. On y trouve des collections d’hymnes dont on récitait des extraits lors de ces rites (les Saṃhitā), des explications touchant les gestes posés et paroles récitées lors de ces rituels (les Brāhmaṇa), des textes dits forestiers (les Āraṇyaka) où l’on trouve des explications de rites mineurs, et finalement une douzaine de petits textes qui contiennent d’ultimes réflexions inspirées par ces rituels (les Upaniṣad). C’est là que l’on trouve des spéculations sur le sens des actions posées (karman) et sur l’identité du Soi (ātman) et du principle sous-jacent au rituel, le Brahman. Les Upaniṣad portent également globalement le nom de Vedānta, c’est-à-dire que ce sont à la fois la fin chronologique (anta) du Veda et son but ultime (anta). On pense habituellement que ces derniers textes s’échelonnent entre le VIIe et et IIIe siècle avant notre ère. Le philosophie védantique est celle qui s’inspire directement des Upaniṣad ou Vedānta.

[4] Le mot brahman (neutre) semble bien désigner la parole en tant qu’énigme originelle, une parole secrète. C’est également la façon dont on désigne en Inde l’absolu en tant que pouvoir neutre et transcendant. Cette parole doit être apprise par cœur et récitée tous les jours par les brahmanes (du moins certains extraits). Le jeune brahmane passe par l’étape d’étudiant védique (brahmacārin) pendant laquelle il fréquente (√car) le brahman, c’est-à-dire fait l’apprentissage de cette parole. Pendant cette période, il doit conserver la chasteté que l’on a fini par nommer également brahmacaryā (litt. fréquentation du brahman). Cette parole (brahman) est un son (śabda) auto-subsistant et sa mise en écriture et en livre est un phénomène tardif. Le Veda n’est pas une « écriture », mais une parole, un son. C’est une parole censée avoir été captée directement par les oreilles d’anciens voyants (les ṛṣi). Ce n’est donc pas une révélation au sens où il y aurait un Dieu qui aurait parlé. La parole existe en tant même que Parole, que Son, sans auteur (apauruṣeya), sans agent.

[5] Je cite souvent le livre de Agehananda Bharati concernant l’expérience mystique : The Light At the Center : Context and Pretext of Modern Mysticism (2004). Il s’agit d’un livre remarquable à bien des égards. Pourtant, je suis d’accord avec le compte rendu qu’en fait Jordon Paper : « Thus his understanding is not based on surmise, as are most published studies of the mystic experience, or on hiding a personal understanding. Unfortunately, the work is highly flawed, and his understanding of the topic never received the hearing which it was due. Part of the problem with the study is that two different but related topics were uncomfortably merged together : an anthropological study of the mystic experience, which Bharati terms the ‟zero-experience,” and a critique of modern Hinduism from one who is part of the phenomenon. Second, the work seems to have been dictated without tight editing, and it is highly repetitious. Finally, the anthropological analysis is imbued with a Hindu understanding of the phenomenon when the author is attempting to deal with the zero-experience from a nonculturally specific perspective. For example, Bharati has little understanding of functional ecstasies and confuses spirit possession trance with the mystic experience. Nonetheless, it remains to date the only comprehensive study based on actual experiences by a social scientist who understands the experience. I have personally benefited from this study and occasional conversations I had with him throughout the 1970s. » (Paper, 2004, p. 63).

[6] Voir Premchand, L’Ashram de l’amour, traduction de Fernand Ouellet, avec la coll. de Kiran Chaudhry et d’André Couture, Paris, L’Harmattan, 2022, p. 294.

[7] On utilise encore trop souvent les mots ‘saint / sainte’ de façon approximative, comme s’il s’agissait d’un terme universel pouvant servir à désigner avec la même pertinence des saints chrétiens et des « saints » hindous, bouddhistes, etc. Il y a longtemps que des spécialistes ont dénoncé le flou sémantique entourant cette équivalence trop facile. Dans un article de 1970 (« The Hindu Renaissance and its Apologetic Patterns », Bharati montrait pourtant très clairement l’ambiguité de cette traduction : « The word ‘saint’, when used by Indians, is a totally different sememe from the Euro-American Christian usage. Probably by an unconscious linguistic-phonetic analogy to the North Indian sant, English ‘saint, is used by English speaking sadhus when they refer either to themselves or to other sadhus, and also by Hindu laymen when they talk about sadhus. The moralizing Christian notion that the term should have ‘genuineness’ as its semantic componant is out of place. North Indians use the term sant or the English ‘saint’ quite unhesitatingly for any full-time religious specialist of the monastic type and a statement like ‘Sant so-and-so is a rogue…’ is not contradictory in the Indian and Indian-English language usage. Most pervasive in the Panjab, sant is the title of quite a few political leaders (e.g., Sant Fatey Singh). It is a term of professional ascription and reference, and not of hieratic content, analogous, say to ‟Dr. X” stating that the person has a M.D., and not whether he is a good or a bad physician » (n. 31, p. 277). À propos de l’ancienne tradition des « Sant » que l’on trouve en Inde du Nord, Françoise Delvoye disait : « Ce terme, souvent négligemment traduit par « saint » (du sanskrit sat, la vérité, la réalité) signifie littéralement « celui qui connaît la vérité ou fait l’expérience de la réalité ultime ». On nomme Sant ceux qui ont déjà atteint l’illumination spirituelle ou qui aspirent sincèrement à la réalisation mystique » (« Kabīr… », dans Pierre-Sylvain Filliozat, Dictionnaire des littératures de l’Inde, Paris, PUF, 1994, p. 139). On ne s’étonnera donc pas que je n’utilise pas ici le terme « saint » pour désigner ces personnes qui ont fait l’expérience du brahman. Voir en complément l’article « De l’abus du sacré dans l’étude des religions de l’Inde », accessible sur le site du CROIR (https://croir.ulaval.ca/wp-content/uploads/2019/03/Notion-de-sacr%C3%A9_ACouture_Enseigner-lECR.pdf).

[8] Il peut y avoir même sous-jacente l’idée que l’Inde vit la religion de façon intuitive, non rationnelle et qu’on y est incapable d’une théologie rigoureuse, contrairement à ce qui se passerait dans le christianisme.

[9] Un écrivain français (1866-1944) qui a publié en 1929 trois livres sur l’Inde spirituelle : La vie de Ramakrishna ; La vie de Vivekananda ; Mahatma Gandhi. Vient heureusement de paraître sour la direction de Roland Roudil le tome XIV des Œuvres complètes de Romain Rolland (Paris, Classiques Garnier, 2022) qui fournit une édition critique de ces trois livres établie par Catherine Clémentin-Ojha, Sophie Dessen et Annie Montaut, ainsi que de copieuses notes.

[10] À propos de la notion de sainteté, en plus des remarques précédentes, on pourra se reporter à celles que je faisais dans un autre article de ce même livre, « La geste krishnaïte et les études hagiographiques modernes », p. 6-7.

[11] À ce sujet, on se reportera à l’article que j’ai écrit en 2001 : « From Viṣṇu’s Deeds to Viṣṇu’s Play… ».

[12] Bhagavān est un titre difficile à traduire. C’est celui qui est plein de bonne fortune. Il désigne un personnage « fortuné », qui répand sur les autres sa bonne fortune, celui qui leur apporte le bonheur. C’est un titre de respect qui s’applique à diverses divinités ou à de grands personnages comme le Bouddha et que l’on traduit conventionnellement par « l’adorable, le bienheureux », celui qui répand sur tous ses bénédictions.

[13] Rādhā est l’épouse céleste de Kṛṣṇa. Elle représente le Principe matériel (prakṛti), tandis que Kṛṣṇa représente le Principe spirituel (puruṣa). Rādhā, disent les textes de mythologie, a jadis habité dans un paradis très élevé appelé le Goloka, le Monde des vaches, une sorte de station bovine idyllique, où elle et Kṛṣṇa passaient leur temps dans un amour fusionnel perpétuel. À la suite d’une malédiction qui les touchent tous deux, Kṛṣṇa s’incarne sur terre et doit passer son enfance parmi les jeunes bouviers et jeunes bouvières, tandis que Rādhā se retouve dans le Vṛndāvana, mais dans la famille du bouvier Vṛṣabhānu, et devient l’épouse d’un certain Rāyaṇa. Pourtant, en rêve ou pendant la nuit, Rādhā, qui souffre d’être séparée de son éternel amant, est secrètement (ou mystiquement) mariée à Kṛṣṇa et va régulièrement le rejoindre pour partager des moments d’amour torride qui leur rappellent à eux deux leurs éternelles amours de jadis. Voir l’article que j’ai écrit à ce sujet : « The Recasting of Kṛṣṇa’s Childhood Narrative in the Brahmavaivarta Purāṇa to Include the Goddess Rādhā », dans Diana Dimitrova and Tatiana Oranskaia, dir., Divinizing in South Asian Traditions, London and New York, Routledge, 2018, p. 38-58.

[14] tat tvam asi, « Tu es Cela » est l’une de ces formules ou Grandes Paroles (mahāvākya) qui, lorsqu’elle est prononcée par un gourou à l’endroit de son disciple, signifie que celui-ci (tvam, « tu »), bien qu’apparemment immergé dans le monde phénoménal, est en fait tat, « Cela », le Soi véritable (l’ātman), identique au Brahman, l’Absolu, et qu’il ne doit pas se laisser abattre par son expérience malheureuse d’un monde qui n’est qu’illusion (māyā).

[15] Catherine Clémentin-Ojha est également l’auteure d’études importantes concernant la façon dont les femmes indiennes se sont peu à peu frayé un chemin dans le domaine du renoncement, traditionnellement réservé aux hommes. Voir « Condition féminine et renoncement au monde dans l’hindouisme. Les communautés monastiques de femmes à Benares », Bulletin de l’École Française d’Extrême Orient 73 (1984), p. 197-222 ; « Outside the Norms : Women Ascetics in Hindu Society », dans Alice Thorner et Maithreyi Krishnaraj (ed.), Ideals, Images and Real Lives. Women in Literature and History, New Delhi, Orient Longman, 2000, p. 145-155.

[16] Louis Renou, Prolégomènes au Vedānta, Paris, Adrien Maisonneuve, 1951, p. 5, n. 2.

[17] En ce sens, de même qu’en insistant sur la mystique hindoue en tant que brahma-jñāna, on peut en faire la connaissance du brahman ou la connaissance suprême, celle qui est pour les brahmanes au-dessus de toutes les connaissances discursives, de la même façon, en mettant plutôt l’accent sur l’aspect darśana, on peut faire de cette mystique une « pratique contemplative », soit la vision ou la contemplation du brahman, et l’insérer, comme on l’a fait lors du colloque de l’ACFAS évoqué plus haut, parmi les « savoirs et pratiques contemplatives » de toutes origines.

[18] Voir A. Bharati, A Functional Analysis of Indian Thought and Its Social Margins, Varanasi, Chowkhamba Sanskrit Series Office, 1964, p. 52-55 ; 104 s.

[19] Voir G. Dandoy, L’ontologie du Vedānta, Paris, Desclée de Brouwer, 1932.

In Hinduism, sadhu, or shadhu is a common term for a mystic, an ascetic, practitioner of yoga (yogi) and/or wandering monks. The sadhu is solely dedicated to achieving the fourth and final Hindu goal of life, moksha (liberation), through meditation and contemplation of Brahman. Sadhus often wear ochre-colored clothing, symbolizing renunciation.[url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/5699034][img]http://bem.republika.pl/istock/nepal_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/9090200][img]http://bem.republika.pl/istock/people_nepal_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/9275573][img]http://bem.republika.pl/istock/trekking_himalaya_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/7554738][img]http://bem.republika.pl/istock/trekking_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/7554846][img]http://bem.republika.pl/istock/everest_national_park_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/7432964][img]http://bem.republika.pl/istock/mount_everest_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/7616345][img]http://bem.republika.pl/istock/ama_dablam_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/9150575][img]http://bem.republika.pl/istock/outdoors_laptop_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/9275555][img]http://bem.republika.pl/istock/outdoors_binoculars_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/9150593][img]http://bem.republika.pl/istock/outdoors_yoga_380.jpg[/img][/url][url=http://www.istockphoto.com/search/lightbox/9150601][img]http://bem.republika.pl/istock/outdoors_drinking_380.jpg[/img][/url]

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