Pourquoi parler de « mythe » dans l’étude des religions ?

par André Couture, Université Laval, 8 septembre 2017

Résumé : Ce petit texte propose une définition du mythe et l’illustre à partir d’une interprétation mythique de trois histoires connues : le récit hindou du soulèvement du mont Govardhana par Kṛṣṇa, les récits chrétiens de la transfiguration de Jésus et de la tempête apaisée. Il se termine par l’interprétation d’un mythe contemporain, le récit d’une vision obtenue par Shirley MacLaine.[1]

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Contrairement à l’impression persistante et superficielle selon laquelle le mythe serait synonyme de fabulation trompeuse, de vaine illusion, de mystification gratuite, les spécialistes de sciences des religions, et en particulier les anthropologues intéressés au fait religieux, considèrent qu’il véhicule sous forme de récits un discours essentiel dont se nourrissent à leurs façons toutes les religions, toutes les cultures. J’hésite à parler de discours symbolique, étant donné que le symbole est lui aussi un terme galvaudé qu’on utilise trop souvent en certains milieux pour court-circuiter des réalités culturelles jugées incompréhensibles à l’aune de la société contemporaine. La notion de symbole sert alors à éliminer de façon élégante des textes que l’on ne comprend plus ou que l’on n’ose plus transmettre tels quels. On peut dire par exemple du discours chrétien sur la résurrection qu’il relève du symbole, ce qui ne signifie nullement que la résurrection serait une simple expression de l’espérance humaine interchangeable par exemple avec la croyance au shéol ou la croyance en la réincarnation. Tout symbole s’inscrit à l’intérieur d’un système symbolique particulier qui demande à être décodé en tant que tel. Dire que les religions s’équivalent toutes correspond à mon avis à une forme de démission intellectuelle. On caresse peut-être un rêve de tradition primordiale pure, mais on se refuse à comprendre la réalité d’aujourd’hui dans toute sa diversité et sa complexité. Respecter l’autre, c’est accepter son originalité, sa différence, ce qui fait qu’il ne sera jamais ce que je suis. C’est à ce prix qu’un réel échange peut s’instaurer. Autrement, on se réfugie dans une pieuse fiction qui donne l’impression de dialogue et de fraternité universelle, une pseudo-rencontre où les interlocuteurs s’annihilent eux-mêmes en refusant de se confronter à la différence de l’autre.

Le mythe propose une histoire, des histoires, mais ne relève pas de l’histoire au sens où les historiens d’aujourd’hui en parlent. On ne cherche pas à y exposer des faits sous tous les angles possibles et à partir de tous les documents disponibles. On ne vise pas à se distancier de ce qui a pu se passer pour obtenir la vue la plus englobante possible d’une réalité complexe. En fait, l’opposition entre mythe et fait historique n’appartient pas au bagage culturel des juifs traditionnels, des premiers chrétiens, ou des hindous de l’Inde. À l’intérieur de ces traditions, ce qu’on appelle aujourd’hui « mythe » n’est tout simplement qu’une histoire comme toutes les autres, même si quand on l’examine attentivement, on peut ajouter que c’est une histoire à laquelle on accorde encore davantage de crédit. Elle met en scène certains éléments jugés primordiaux à l’intérieur d’une certaine culture, et cela en utilisant souvent des personnages exemplaires, plus grands que nature, en dramatisant en quelque sorte le message annoncé. Ces dieux ou ces héros existent bien aux yeux de ceux qui se transmettent ces histoires, quoiqu’il puisse aussi arriver que la tradition ne soit pas dupe et que l’on se raconte ces histoires avec un sourire entendu. D’autres personnes peuvent également penser que ces personnages sont de pures projections de l’imagination, et c’est leur droit. En fait, là n’est pas la question si l’on pense que le mythe comprend d’abord une certaine mise en scène. Quoi qu’on pense du statut ontologique des entités dont on parle dans ces mythes, on ne doit jamais en conclure que celles-ci n’ont rien à dire de pertinent à la société dont ils sont issus. Pour une culture, une religion donnée, ces dieux, ces héros parlent de réalités, de valeurs considérées comme vraies, essentielles, inaliénables. Et ce sont précisément ces réalités, ces valeurs que l’on souhaite transmettre en racontant indéfiniment les mêmes histoires.

On a progressé dans l’interprétation des mythes quand on a réalisé que ceux-ci servaient à communiquer un message et que le discours mythique ne pouvait par conséquent exister sans mettre en œuvre une série d’oppositions nécessaire à l’établissement d’un code spécifique au groupe concerné. C’est depuis, entre autres, les travaux de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) que l’on a appris à ranger le mythe parmi les systèmes symboliques au même titre que les langues, les rituels, les systèmes de parenté. Pour communiquer un message religieux, la communauté concernée utilise donc le code qui lui est familier, que ses membres comprennent, et qui fait appel à des personnages ou à des notions connus. Il suffit souvent d’un mot pour évoquer une réalité qui s’oppose à d’autres réalités et l’ensemble des symboles évoqués dans de telles histoires s’inscrit alors dans une cohérence spécifique. Une image isolée ne signifie rien. C’est l’ensemble de ces images, dont aucune n’est gratuite, qui, en s’opposant les unes aux autres, devient un code susceptible de véhiculer un message à cette communauté. Si, au terme de l’interprétation que l’on fait d’un récit mythique, il reste encore la moitié des éléments demeurés inexpliqués ou mystérieux, c’est peut-être que l’on a pas réussi à décoder la langue utilisée, ou que l’on n’en connaît pas suffisamment le contexte culturel pour donner aux images utilisées leur sens précis. On s’est longtemps débarrassé des mythes orientaux en disant que leurs auteurs n’avaient en fait pas encore eu accès à la pensée véritable et que, contrairement aux Occidentaux, ils ne réussissaient qu’à balbutier. « Les anciens philosophes — ajoute Lévi-Strauss — raisonnaient sur le langage comme nous faisons toujours sur la mythologie. Ils constataient que dans chaque langue, certains groupes de sons correspondaient à des sens déterminés, et ils cherchaient désespérément à comprendre quelle nécessité interne unissait ces sens et ces sons. L’entreprise était vaine, puisque les mêmes sons se retrouvent dans d’autres langues, mais liés à des sens différents. Aussi la contradiction ne fut-elle résolue que le jour où on s’aperçut que la fonction significative de la langue n’est pas directement liée aux sons eux-mêmes, mais à la manière dont les sons se trouvent combinés entre eux »[2]. Lévi-Strauss en conclut que le sens d’un mythe ne peut être dans ses éléments pris isolément, mais dans la façon dont ces éléments se regroupent, s’articulent les uns aux autres. Ce sens est alors plus complexe que celui que l’on transmet grâce à la langue de tous les jours : il se situe même au-delà de celui-ci. Tout cela veut dire qu’il est aussi vain de vouloir interpréter un récit mythique en utilisant un dictionnaire de symboles ésotériques censé rendre compte une fois pour toutes des images utilisées par toutes les cultures et toutes les religions, que de chercher à décoder une langue spécifique (le chinois ou le finnois) en prétendant avoir découvert un sens unique et universel pour chaque phonème.

Le plus souvent, la communauté concernée se contente de raconter, et donc de transmettre, une histoire à laquelle elle voue sa fidélité. Cette histoire peut prendre des formes qui varient selon les circonstances dans lesquelles elle est racontée. Les recherches modernes s’acharnent à répéter qu’il est vain de rechercher « la » version première, authentique, pure, non frelatée d’un mythe. Au contraire, toutes les versions du mythe sont valables, essentielles : « Il n’est pas de version “vraie” dont toutes les autres seraient des copies ou des échos déformés. Toutes les versions appartiennent au mythe », disait encore Lévi-Strauss[3]. Une des caractéristiques du mythe, je l’ai déjà dit, est d’être répété, répété indéfiniment. Le mythe est vivant au sens qu’il fait partie de la liturgie qui donne forme et vie à la communauté. Bien qu’il puisse avoir été écrit, dans les sociétés traditionnelles, ces histoires se transmettent oralement le soir près du feu et jusque tard dans la nuit. Ce peut être également à l’intérieur d’un rite régulier qui fait partie de la routine d’une grande église ou d’un groupe plus petit ; il peut être aussi proclamé et commenté solennellement dans le faste d’une cathédrale. Dans tous les cas, la répétition du mythe sert à construire l’identité du groupe concerné, et cette répétition n’exclut pas les variantes, les adaptations, éventuellement les innovations.

Peut-on reconnaître de tels récits dans la Bible ou à l’intérieur des interminables collections de textes hindous ? Il n’y a pas de truc infaillible, mais certains indices peuvent aider, comme le fait pour un récit de se dérouler hors du monde, avant la création du monde ou après sa destruction. Les premiers historiens des religions ont insisté sur le fait que le mythe se déroule à l’origine, au temps jadis, dans un monde désormais disparu, dans un ailleurs inaccessible. Il peut aussi arriver, à l’intérieur d’un même texte, que le passage de la description banale de la réalité quotidienne à la proclamation d’un grand discours à forte teneur mythique soit marqué par un indice d’ordre temporel ou géographique. Le lieu où se passe alors cette histoire diffère de l’espace ordinaire où les vivants circulent librement. Le récit de la transfiguration de Jésus se déroule sur une montagne ; la tempête apaisée sur un lac normalement calme ; l’enfance de Kṛṣṇa dans une forêt située à l’écart de la ville de Mathurā. Il s’agit de lieux de passage, habités de brefs instants, en rupture totale avec la monotonie de la vie concrète. L’écart entre le temps ordinaire et ce temps où l’auditeur plonge quelques instants, entre la géographie normale et ces lieux particuliers, peut s’interpréter comme autant de signes avertissant le lecteur ou l’auditeur qu’il doit changer de plan, se hausser à un autre niveau. Il s’agit d’un temps ou d’un espace spécial qui projette ce lecteur ou cet auditeur ailleurs, dans les zones les plus profondes de sa tradition, de sa culture, dans ce qu’il conserve de plus important une fois que la poussière des années s’est dissipée. Des temps et des lieux qui forcent en quelque sorte la réflexion.

Si l’on voulait, avant de poursuivre, résumer en une définition ce qui vient d’être dit, on pourrait dire du mythe, à la suite de nombreux travaux d’origines diverses, qu’il s’agit d’une construction narrative à travers laquelle un groupe social spécifique, par l’intermédiaire de ses sages (voyants, prophètes, griots, vieillards, etc.), s’explique sa propre existence et lui donne du sens. Le récit mythique, qui met souvent en scène des personnages plus grands que nature et vivant à l’écart de la vie de tous les jours, propose, entre autres, une interprétation des origines du groupe et un aperçu des valeurs qui définissent son identité. Comme le mythe circule à l’intérieur d’un groupe social spécifique, il se présente selon les circonstances sous des formes variables et il restera toujours impossible et sans intérêt de vouloir en découvrir une forme première qui serait la seule authentique.

Mais plutôt que d’épiloguer à vide sur le mythe, examinons de plus près quelques exemples, tirés dans un cas du célèbre Harivaṃśa (IIe-IIIe siècles) qui relate, entre autres, l’enfance de Kṛṣṇa, et dans l’autre cas des évangiles chrétiens (Ier siècle). Je suis indianiste, mais non hindou ; chrétien, mais non spécialiste de l’histoire des textes bibliques et de leur interprétation. Je ne prétends pas tenir ici de discours académique, j’essaie simplement de comprendre la manière dont un lecteur cultivé et sensible pouvait recevoir de tels récits, apparemment si étranges et fantastiques.

Le récit du soulèvement du mont Govardhana (HV 59-63, éd. cr.)[4]

L’hindouisme possède ses histoires, qui paraissent encore plus étranges à un Occidental qui les entend pour la première fois. L’effort qu’il faudra faire pour les apprivoiser peut ensuite nous aider à relire des textes chrétiens qui nous paraissent peut-être plus familiers, mais qui n’en sont pas moins étranges eux aussi. Le contenu de ce récit plonge ses racines dans un passé hindou millénaire. S’il a continué d’être répété jusqu’à aujourd’hui, avec évidemment toutes sortes de variantes, c’est sans doute qu’il contient une vérité inaliénable, c’est peut-être qu’il s’agit d’un véritable mythe.

Menacé par le méchant Kaṃsa, roi de Mathurā, une ville située au sud de l’actuel Delhi, le tout jeune Kṛṣṇa, en fait une incarnation du grand dieu Viṣṇu, a été transporté par son père dans un campement de bouviers, où paissent les vaches de ce roi, des signes de sa richesse. Les bouviers ont dû déplacer leur campement dans une seconde forêt, celle du Vṛndāvana. Les deux mois de mousson viennent de se terminer et font place à la saison d’automne. De retour au campement, les bouviers se préparent à célébrer Indra, le dieu de l’orage. À un très vieux bouvier qui leur explique le sens de ces festivités, Kṛṣṇa répond qu’en tant que bouviers, ce sont plutôt les vaches, les forêts et les montagnes qu’ils doivent honorer. Rapidement convaincus, les bouviers préparent de la nourriture et immolent des bêtes en vue de ce nouveau sacrifice. Des brahmanes les aident. À la fin du rite, grâce à sa magie (māyā), Kṛṣṇa se métamorphose lui-même en montagne et apparaît au sommet du mont Govardhana d’où il dévore les offrandes de nourriture. Pendant le rite de purification finale, il se déclare comblé et sourit de sa forme divine. La montagne dissimule alors son corps divin et le jeune Kṛṣṇa retourne au campement à l’étonnement général. Indra ne se tient pas pour vaincu et ordonne à ses nuages d’orage de se déverser pendant une semaine sur ces bouviers récalcitrants et leurs vaches. La fin des mondes a l’air arrivée et la terre se mue en une onde unique (ekārṇava). Kṛṣṇa réfléchit alors à un moyen de sauver les vaches de la colère du roi des dieux (61,26). Il s’approche du mont Govardhana, l’arrache de sa base, et de sa main gauche le soulève jusqu’aux nuages. Il ouvre ainsi un immense espace où vaches et bouviers viennent s’abriter. Indra comprend sa méprise et musèle ses nuages. Les vaches peuvent alors sortir du ventre de la montagne et retourner à leur pacage. Kṛṣṇa dépose son fardeau et redevient un simple petit bouvier. Étonné d’un tel exploit, Indra rend visite à son opposant et reconnaît aussitôt en lui Viṣṇu en costume de bouvier (gopaveṣadharaṃ viṣṇum, 62,4). Il le félicite d’avoir agi à la manière de Brahmā le créateur. Indra, jadis l’unique souverain des dieux, demande lui-même à Kṛṣṇa d’accepter l’onction royale et le titre de Govinda (« Trouveur de vaches ») qui fera de lui le souverain universel. Au lieu de régner pendant quatre mois, il ne conservera que les deux mois de mousson et cédera à Kṛṇṣa les deux mois de l’automne. Un rite cosmique a lieu où Indra verse sur la tête de Kṛṣṇa des cruches remplies d’un lait divin. Les vaches se joignent à l’onction en couvrant Kṛṣṇa de flots de lait ; les nuages pleuvent des averses d’ambroisie ; les grands arbres secrètent une sève lactée. Indra prie ensuite Kṛṣṇa d’en finir avec le taureau Ariṣṭa, le cheval Keśin et le roi Kaṃsa ; il lui rappelle que lui-même participera plus tard à la guerre des Bhārata en prenant l’aspect du guerrier Arjuna, et que son devoir sera de le protéger pendant sa mission. Tandis qu’Indra repart pour le ciel, Kṛṣṇa reçoit les hommages des bouviers qui s’interrogent sur son identité. Lui ne songe qu’à s’amuser : de jour il lutte en manière de jeu avec des taureaux furieux ; de nuit il danse avec de jeunes bouvières et chante l’amour.

Pour comprendre ce dont il est ici question, il faut d’abord prendre conscience que, dans ce contexte précis, le dieu suprême est pensé comme un Géant primordial (ou un Homme cosmique) qu’on appelle le Puruṣa suprême. En effet, un célèbre hymne du Ṛgveda (10,90), datant peut-être d’un millénaire avant l’ère chrétienne, décrit la création de l’univers comme émanant du corps de ce géant. C’est en un semblable géant au nom variable que les récits ultérieurs verront le monde se résorber à la fin des âges.

Un autre récit me paraît essentiel, celui de la vision d’un grand ascète du nom de Mārkaṇḍeya. Un jour, alors qu’il errait de lieu de pèlerinage en lieu de pèlerinage, en raison d’une faveur reçue du dieu suprême, ce sage traversa vivant le cataclysme détruisant toute vie dans l’univers et s’engouffra dans la nuit cosmique. Soudain, enveloppé par la magie du dieu suprême, il fut littéralement avalé à l’intérieur de son corps et continua à errer dans son ventre. Lorsqu’il en sortit, Mārkaṇḍeya aperçut d’abord le dieu suprême comme une masse aussi énorme qu’une montagne, et ensuite comme un enfant jouant ingénument, couché sur une feuille d’un immense figuier banian. Ce sage avait en quelque sorte perçu le paradoxe inhérent à la conception de la divinité dans le vishnouisme hindou, un dieu qui peut apparaître à la fois comme un être gigantesque et se manifester sous la forme d’un petit enfant.

Un dernier texte est ici essentiel : la Bhagavad-Gītā [BhG]. Alors que le guerrier Arjuna, sur le point d’entrer dans la grande bataille, s’arrête, tenté par le renoncement, Kṛṣṇa, son cocher ou peut-être son intelligence, le convainc qu’il faut non pas renoncer mais plutôt se consacrer à son devoir d’état. En l’occurrence, Arjuna doit se battre puisqu’il est un guerrier, mais le faire en renonçant à satisfaire ses caprices personnels. « Mieux vaut s’acquitter — même médiocrement — de son propre devoir d’état (sva-dharma), plutôt que d’obligations étrangères (para-dharma), fût-ce à la perfection. Il est préférable de mourir en exécutant son devoir d’état ; les obligations étrangères sont porteuses de péril » (3,35, trad. Esnoul/Lacombe). Et Kṛṣṇa complète sa pensée en disant : « C’est par attachement à l’acte (karman) que les ignorants agissent [...] ; le sage doit agir tout pareillement, mais sans attachement, ne visant que l’intégrité de l’univers » (3,25, ibid.). Le texte culmine en une vision où Arjuna se rend compte que Kṛṣṇa n’est nul autre que le souverain suprême en qui tous les êtres se résorbent à la fin d’une ère cosmique.

Nous voilà maintenant mieux outillés pour comprendre le récit du Govardhana. Le nouveau sacrifice préconisé par Kṛṣṇa se transforme rapidement en un rite merveilleux centré sur la montagne. Pour saisir le sens de ce récit fantastique, il faut d’abord le replacer dans le contexte de la BhG. En acceptant de remplacer l’ancien rite en l’honneur d’Indra par un rite nouveau valorisant le devoir d’état de chaque caste, les bouviers se disent déjà prêts à accepter l’enseignement que Kṛṣṇa proclamera plus tard quand il sera devenu adulte. Ces bouviers vivent de leurs vaches, de leurs forêts et de leurs montagnes. Ce sont donc elles qu’ils doivent honorer en premier lieu. Dans la BhG comme dans l’épisode du Govardhana, le véritable dévot de Viṣṇu-Kṛṣṇa est celui qui accomplit la tâche qui lui a été assignée à sa naissance, une tâche qui définit également le rituel auquel il devra s’astreindre sa vie durant.

Le discours du Kṛṣṇa du Govardhana s’ajuste parfaitement à un contexte pastoral. Le récit que l’on vient de lire présente essentiellement Kṛṣṇa comme un enfant jouant dans la forêt du Vṛndāvana et qui se métamorphose en montagne. Il illustre en fait le paradoxe qui sous-tend l’ensemble du récit d’enfance, et la façon complexe dont on se représente la divinité dans ce contexte. L’épisode du sage Mārkaṇḍeya contemplant un dieu à la fois montagne et bébé rend tout à fait plausible l’histoire ainsi racontée et permet au lecteur de faire tenir ensemble des aspects qu’il pourrait être porté à dissocier.

Le lecteur qui a lu la BhG sait également que l’argumentation de Kṛṣṇa débouche sur le dévoilement d’un grand secret. Kṛṣṇa n’est nul autre que le grand géant Viṣṇu Nārāyaṇa, le dieu souverain qui émet les êtres, qui les détruit périodiquement, et en qui ils se réfugient pendant la nuit cosmique. Nārāyaṇa est l’Homme-Sacrifice ou le Prajāpati (père des créatures) dont parlaient les anciens textes, celui qui absorbe tous les êtres avant de les émettre à nouveau. Il est la source de toutes les créatures et la destination ultime de tous les sacrifices. Sans le savoir, tous les êtres qui sacrifient honorent en fait ce grand dieu. Le nouveau rituel en l’honneur du Govardhana s’adresse de toute évidence à des auditeurs qui connaissent bien ces spéculations. Il s’agit d’une mise en scène que l’on peut dire eschatologique. Quand les bouviers entrent dans la montagne soutenue par un Kṛṣṇa transformé en pilier de montagne, c’est comme s’ils entraient dans ce géant cosmique qui les protège. Le dieu suprême, qui peut être comparé à une montagne, est alors l’être gigantesque visé par tous les sacrifices et la caverne dans laquelle tous les sacrifiants se réfugient pour être protégés.

Cet épisode, qui semble le produit d’une imagination débridée, s’avère en fait le fruit d’une construction précise qui apparaît peut-être un siècle ou deux après l’ère chrétienne mais prolonge et renouvèle une tradition lointaine et parfaitement maîtrisée. Le mythe du soulèvement du mont Govardhana est devenu si populaire en Inde, sans doute parce qu’il reflète de façon originale l’image complexe que les dévots se font de leur divinité. Comme la BhG et la vision du sage Mārkaṇḍeya, ce récit marque une rupture évidente avec la compréhension védique du dieu cosmique. Examinons maintenant deux récits chrétiens où Jésus se métamorphose d’abord lui aussi en un grand maître tout lumineux que l’on doit écouter, puis se mue en un nouveau Moïse pour soumettre avec puissance les eaux au nom de Dieu.

La transfiguration de Jésus (Marc 9,2-13)

Six jours après la confession de foi de Pierre à Césarée de Philippe et l’enseignement sur un Fils de l’homme qui doit souffrir avant d’entrer dans la gloire, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les amène à l’écart sur une haute montagne. Il fut alors métamorphosé devant eux (c’est le mot grec utilisé, c’est-à-dire qu’il prit une forme différente), et ses vêtements deviennent d’un blanc immaculé et éblouissant. Élie et Moïse apparaissent et se mettent à causer avec Jésus. Les disciples interloqués proposent alors de construire trois tentes. Soudain une nuée apparaît et d’elle une voix se fait entendre : « Celui-ci est mon fils bien-aimé : écoutez-le ». Immédiatement, le rideau se baisse et Jésus demeure seul avec ses disciples qui l’interrogent sur le sens de la présence d’Élie et d’un Fils de l’homme qui doit souffrir avant de ressusciter. Jésus se contente de recommander à ses disciples le silence. Le texte de Marc est simple, moins explicite que ceux des deux autres évangélistes (Matthieu 9,17,1-13 ; Luc 9,28-36). Il suffira pour la présente démonstration.

La scène qui figure dans l’évangile de Marc se présente de l’extérieur comme un épisode parmi d’autres. Pourtant, le lecteur auquel s’adresse Marc connaît très bien la Bible juive. En écoutant cette histoire, il est immédiatement projeté dans le passé que lui a révélé la Torah. Il voit se dresser devant lui une haute montagne, un certain Moïse, un certain Élie, des tentes, et tout cela dans un silence qui le force à réfléchir.

Examinons les images qu’utilise ce texte et les clins d’œil qu’il contient. Jésus est au centre d’une scène destinée à un cercle restreint de trois disciples : Pierre, Jacques et Jean. C’est Jésus qui conduit les disciples sur la montagne. C’est avec lui que causent Élie et Moïse. C’est à lui que les disciples s’adressent avant qu’une voix, qui est celle du Père, ne se fasse entendre qui le concerne directement. C’est encore à lui que les disciples demandent des explications.

Le Jésus qui occupe le devant de cette scène est de toute évidence un Seigneur ressuscité, doté d’un corps réel mais tout en lumière, un contexte que suggère Jésus en recommandant à ses disciples de ne rien dire de ce dont ils ont été témoins « jusqu’à ce que le Fils de l’homme ressuscite d’entre les morts » (v. 9). Le récit projette donc les lecteurs dans un futur qui est en fait le présent même des lecteurs qui lisent un texte composé probablement au début des années 70. Moïse, en langage biblique, c’est le premier représentant de la Loi, la Torah. Élie, c’est l’homme de Dieu et le prophète par exellence, dont les juifs disent qu’il doit revenir lors de la venue du Messie. Moïse et Élie ensemble, c’est donc toute la Loi et les Prophètes, soit tout ce qui fait autorité pour les juifs. La haute montagne, c’est le lieu de la révélation. L’Horeb dans le Sinaï est la montagne où Yahveh a révélé à Moïse les tables de la Loi (Exode 24,12-18). C’est également là qu’Élie monta quand il voulut entendre Dieu lui parler (I Rois 19,8). Il est dit que Jésus devint resplendissant, lumineux et qu’alors une nuée apparut. Les disciples demandent aussitôt qu’on installe des tentes (skènè). La tente, ou en terme plus savant le « tabernacle », est d’abord considérée dans la Bible juive comme l’abri servant à protéger l’arche d’alliance, le sanctuaire mobile qui accompagne les Israélites au désert. Cette tente sera remplacée plus tard par un temple fixe. On se souvient de la parole de Jésus à la Samaritaine : « L’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne (le mont Garizim) ni à Jérusalem (le mont Sion) que vous honorerez le Père… » (Jean 4,21). Les disciples parlent donc d’enfermer ces trois présences d’autorité sous des tentes, mais le Père n’entre pas dans leur jeu. Il coupe immédiatement court à toute spéculation : sa voix s’impose et dit de Jésus : « Celui-ci est mon fils bien-aimé : écoutez-le ». En projetant son lecteur sur une montagne semblable à celle où Moïse avait jadis reçu les tables de pierre de la Loi antique, semblable à celle où Élie avait rencontré le Seigneur, et semblable également à celle où l’on avait toujours l’habitude honorer Dieu, cet épisode oblige le lecteur à conclure que celui que le Père désigne désormais comme incarnant la Loi nouvelle, c’est le Jésus glorifié, celui qui bientôt ressuscitera. C’est lui qu’il faut écouter : il siège sur la montagne et à lui seul il est la Loi et les Prophètes. Plus de temple de Jérusalem, plus de tabernacle fixé en un lieu spécifique, contenant et limitant d’une certaine façon la présence de Dieu. C’est ce Jésus ressuscité qui, par sa présence mobile partout sur terre, est au cœur du nouveau message. Ce que ce récit très simple met en scène, c’est donc la révélation de la Loi nouvelle en Jésus. Il s’agit d’un véritable récit mythique qui s’adresse au monde avec des personnages plus grands que nature, des personnages qui réutilisent par allusions subtiles des pans entiers de l’ancienne révélation pour leur faire signifier autre chose. Voilà à proprement parler un mythe essentiel à la foi chrétienne, un grand discours qui plonge ses racines très loin dans le passé d’Israël et marque en même temps une rupture complète avec celui-ci.

La tempête apaisée (Marc 4,31-41)

L’épisode que l’on intitule unanimement « la tempête apaisée » est un autre de ces récits étranges qui donnent à penser (voir aussi Matthieu 8,23-27 ; Luc 8,22-25). Jésus enseigne au bord de la mer de Galilée. La foule est telle que, pour bien se faire voir et entendre, Jésus monte dans une barque et parle à son auditoire de cette estrade improvisée. Après avoir prononcé de nombreuses paraboles, le soir venu, il décide de passer sur l’autre rive, suivi par d’autres barques. Survient un grand tourbillon de vent, avec des vagues qui remplissent l’embarcation. Jésus, lui, dort comme si rien ne se passait. Les disciples le réveillent : « Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ? » Alors, Jésus se réveille, menace le vent et dit à la mer : « Silence ! Tais-toi ! » Et le vent tombe. Jésus s’adresse alors à ses disciples et leur reproche leur manque de foi. Eux se regardent en disant : « Qui donc est-il, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? » Ce récit se déroule au milieu des eaux profondes et donc inverse en quelque sorte la précédente histoire qui se passait sur une haute montagne.

Des historiens se sont demandé si, historiquement, cette scène était vraisemblable. On peut certes arguer qu’il peut arriver que de brusques bourrasques s’élèvent sur le lac de Galilée. Mais c’est déplacer le problème que d’évaluer ainsi sa vraisemblance. En considérant d’emblée cet épisode comme un mythe, il me semble qu’on le respecte davantage. Cet épisode devient alors une mise en scène de la puissance cosmique de cet étonnant prédicateur. Jésus vient d’enseigner à la foule en paraboles. On ajoute qu’il explique tout en privé à ses disciples. C’est cet enseignement particulier que Jésus complète maintenant, mais ailleurs, dans un nouveau lieu, au milieu du lac, quand les disciples interrompent subrepticement son sommeil. L’épisode de la tempête apaisée complète le discours de Jésus pendant la journée. Il en représente comme la face cachée, nocturne. La parole n’est pas une théorie : elle reste inefficace à moins d’être accompagnée d’un agir à réaliser grâce à la force que confère la foi en Dieu.

Où retrouve-t-on dans la Bible du vent et des eaux en train de submerger des vivants ? Il y a d’abord le vent de Dieu qui planait au-dessus de la face des eaux lors du tohu-bohu primordial (Genèse 1,2). Le récit du déluge en Genèse 6-8 est un retour à un chaos dont triomphera finalement l’arche construite par Noé. D’autres passages interprètent les eaux comme une menace ultime dont seul Dieu permet de triompher. « Dieu, sauve-moi : / l’eau m’arrive à la gorge. / Je m’enlise dans un bourbier sans fond, / et rien pour me retenir. / Je coule dans l’eau profonde, / et le courant m’emporte » (Psaumes 69,2-3). « C’est toi qui maîtrises l’orgueil de la Mer ; quand ses vagues se soulèvent, c’est toi qui les apaises » (Psaumes 89,10). Dans la Bible, la mer est l’habitat privilégié des forces mauvaises, note Marc Girard[5]. Quand les Israélites, poursuivis par les Égyptiens, étaient sur le point de sombrer dans les eaux de la mer des Roseaux, « Moïse étendit la main sur la mer. Le Seigneur refoula la mer toute la nuit par un vent d’est puissant et il mit la mer à sec. Les eaux se fendirent » (Exode 14,21). Les fils d’Israël traversèrent à pied sec et furent sauvés. Le haut fait qu’accomplit ici Jésus répète en fait celui attribué jadis à Moïse. Les Israélites ont fait confiance à Moïse qui a fait confiance au Seigneur. Ce que réalise Jésus sur la mer de Galilée le mue en un nouveau Moïse qui, grâce au Seigneur, triomphe à son tour du vent et des eaux de la mer de Galilée. Ce que Jésus reproche aux disciples, c’est leur manque de foi en lui, qui est celui auquel le vent et la mer obéissent. Jésus se réclame encore ici de Moïse et de tous ceux qui à sa suite vainquent les eaux tumultueuses de la souffrance et de la mort en faisant appel à la force qui vient du Seigneur Dieu. Encore ici une création littéraire qui plonge dans le lointain de la tradition juive, qui recentre l’attention autour du personnage de Jésus, et qui rappelle immédiatement aux auditeurs de l’Évangile les ultimes enjeux de son message.

Réflexion finale

Les récits qui viennent d’être présentés sont des épisodes qui font partie de l’histoire de Jésus ou de Kṛṣṇa. Ils donnent à première vue l’impression de s’insérer dans une série précise d’événements. De tels récits ne s’appellent pas eux-mêmes des mythes et cela importe peu. Le mot « mythe » est une appellation conventionnelle utilisée par les anthropologues pour tenter de comprendre des épisodes que la tradition inscrit dans un certain présent, mais en prenant soin de bien marquer l’écart qui les sépare de la vie ordinaire. Ces récits sont des constructions qui ont pour fonction d’insérer le présent à l’intérieur du passé d’un certain groupe social, de montrer la cohérence de la tradition, de montrer l’importance d’invoquer le passé pour donner du sens au présent, pour justifier ou légitimer une nouvelle interprétation d’un présent à première vue en décalage avec la tradition.

Une façon moderne de détourner le mythe de sa fonction, et donc de le subvertir, est précisément de l’historiciser, c’est-à-dire de tenter d’y dénicher des bribes d’événements censés s’être vraiment déroulés dans un passé que l’on prétend contrôler et que l’on juge vraisemblables avec les yeux d’aujourd’hui. Ces récits sont des traditions orales, des histoires à répéter dans le présent, éventuellement à l’intérieur d’une liturgie, mais qui fonctionnent par allusions, par clins d’œil à des vérités anciennes, bien connues, indiscutables. Elles utilisent le passé pour l’actualiser, pour faire accepter des transformations qui s’imposent. Le mythe peut être un discours innovant, mais qui dissimule ses innovations sous des figures traditionnelles. Dire que ces récits sont « construits » ne veut pas non plus dire que ce sont des textes savants, accessibles qu’à une élite. Ces récits, j’en suis convaincu, étaient immédiatement compréhensibles des auditeurs ou lecteurs bien insérés dans leur tradition. Seul un certain oubli, ou une désappropriation de la tradition qui est la sienne, oblige à ce qui peut être perçu comme un laborieux travail d’exégèse.

En prenant comme exemples des récits aussi différents mais aussi célèbres que l’épisode hindou du soulèvement du mont Govardhana et les récits chrétiens de la transfiguration et la mer apaisée, je ne voudrais nullement laisser entendre que ces récits s’équivalent. Le conclure serait n’avoir rien compris à cette présentation. Le mythe n’existe en tant que mythe que parce qu’il parle une langue bien spécifique, reconnaissable, et qu’il véhicule un message irremplaçable.

Tant du côté hindou que chrétien, il s’agit là de messages religieux. Et on pourrait être porté à s’imaginer que le mythe n’appartient qu’à des traditions un peu vieillottes. J’ai déjà évoqué ailleurs[6] un autre récit qui ressemble à certains égards au récit de la transfiguration ou à la vision du dieu suprême qu’accordera Kṛṣṇa à Arjuna dans la BhG, un récit qui fonctionne exactement comme un mythe mais dont la portée se veut spirituelle. Il témoigne du fait que notre monde contemporain continue de s’appuyer sur des récits. Cette histoire figure dans un livre de Shirley MacLaine intitulé Danser dans la lumière (1986). La célèbre actrice vient de rompre avec Vassy. Elle se cherche elle-même et décide de se rendre à Santa Fe (Nouveau Mexique) pour travailler avec une certaine Cris Griscom. Cette spécialiste d’acupuncture et de thérapie psychique utilise les aiguilles pour débloquer les connexions nerveuses et capter les images enregistrées dans la mémoire cellulaire du corps physique. Ces images, dit Cris à Shirley MacLaine, viennent de sa propre expérience passée et peuvent l’aider à résoudre des conflits de sa vie présente. Lors de la deuxième séance de thérapie, Shirley parvint à l’extraordinaire vision qui polarisera désormais toute son existence. « Je respirai profondément au centre de moi-même. Une image, diffuse tout d’abord, envahit mon esprit. Elle devint très claire, absolument stupéfiante. Je voyais une forme de très grande taille très sûre d’elle, un être humain presque androgyne. Un vêtement gracieux, plissé, flottait autour de sa haute stature, ses bras reposaient tranquillement le long de son corps, que prolongeaient des doigts interminables. L’énergie de la forme me semblait plus masculine que féminine : la peau colorée, les cheveux auburn flottant jusqu’aux épaules, les pommettes hautes et un nez long et fin. Ses yeux étaient d’un bleu incroyablement profond, et le regard exprimait une infinie douceur derrière sa fermeté. Il ouvrit les bras en signe de bienvenue. Un sentiment oriental, plutôt qu’occidental m’envahit, je le sentais extrêmement protecteur, patient, mais sans aucun doute capable de grands courroux. L’allure simple, puissante aussi. On sentait bien qu’il savait tout ce qu’il y avait à savoir. Ce que je voyais, et surtout ce que je ressentais me stupéfiait au sens fort du terme » (p. 295).

Cette apparition n’a rien de commun avec par exemple la forme souveraine du Seigneur Kṛṣṇa qui apparut à Arjuna au chapitre XI de la BhG. Rien de comparable non plus avec ce Dieu enveloppé de feu qu’aperçut Moïse sur le mont Horeb et qui se proposait de faire alliance avec Israël (Exode 3). Ce n’est pas non plus ce « Fils bien-aimé » qui apparaît à Pierre, Jacques et Jean sur une montagne et que ceux-ci sont invités à « écouter » (Marc 9,2-10). L’être qu’aperçut Shirley sourit immédiatement et l’embrassa ; puis il se présenta lui-même comme son « Moi Supérieur Illimité ». « Oui, j’ai toujours été là. Je suis à tes côtés depuis le début des temps. Je ne suis jamais loin de toi. Je suis toi. Je suis ton âme illimitée, ton Moi illimité qui te guide et te livre les enseignements, incarnation après incarnation » (ibid., p. 296).

Ce récit est fort différent des mythes dont il vient d’être question, et tout d’abord parce qu’à première vue il n’est pas transmis à l’intérieur d’une communauté explicite de croyants. Pourtant, si l’on y regarde de plus près, il s’agit toujours d’un récit exemplaire dans lequel se reconnaît cette fois un cercle de lecteurs qui acceptent les valeurs spirituelles que véhicule ce récit, un récit que l’on peut juger aussi éphémère que la communauté informelle des lecteurs qui l’apprécient et se le transmettent. Ce mythe — car il s’agit à mon avis d’un véritable mythe — ne parle plus d’un Dieu tout autre ou d’un grand principe cosmique auquel l’humain doit se confronter comme à une instance différente de lui-même. Il met en scène un Moi qui prend toute la place et est capable de tout, une conscience qui se suffit à elle-même au point de constituer elle-même la norme ultime, et sans aucune limite. Ce qui caractérise la spiritualité dite du « Nouvel Âge » est d’être en rupture totale avec toute autorité extérieure, et en particulier avec les autorités religieuses et les groupes qui en dépendent. Elle répond à un nouveau contexte social complexe qui affranchit l’individu du besoin de recourir à des instances auxquelles il devrait se soumettre, à un monde inédit où se multiplient les communautés implicites, virtuelles, qui se font et se défont au gré des modes. Ce nouvel individu se nourrit de tout ce qui lui permet de s’accomplir, y compris les grands textes religieux, mais comme il l’entend, en empruntant aux bibles et aux auteurs faisant jadis autorité ce qui fait son affaire, en réinterprétant tout à sa façon, et sans devoir s’en justifier. Le Moi illimité de Shirley MacLaine, comme celui que chaque individu est censé abriter, est une référence ultime et renferme à chaque fois tout le cosmos. Il trace les limites d’un espace intérieur où tout converge vers le moi et qui est en fait le seul véritable domaine du nouveau spirituel. Alors que les mythes étudiés jusqu’ici étaient tirés des grandes traditions religieuses de l’humanité, s’adressaient à des communautés ayant pignon sur rue, et présentaient des dieux grandioses devant lesquels l’individu devait s’incliner, l’expérience de Shirley MacLaine montre que le mythe peut encore être un discours parfaitement actuel, toujours aussi vivant chez les humains quels qu’ils soient, et toujours aussi capable de donner du sens à des communautés insaisissables et fugaces de spirituels. Il s’agit alors d’un mythe refaçonné autour d’un Moi autorité suprême et qui n’a plus rien à voir avec les grands discours religieux de l’humanité.

[1] Je remercie Alain Bouchard, spécialiste des nouveaux mouvements religieux, Guy Bonneau, spécialiste de l’exégèse du Nouveau Testament, également les deux indianistes Catherine Clémentin-Ojha et Denis Matringe d’avoir relu ce texte et de m’avoir fait diverses suggestions.

[2] Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974 (1958), p. 230.

[3] Ibid., p. 242.

[4] Pour davantage d’informations sur ce récit, on pourra se reporter à André Couture, « La place d’Indra dans l’épisode du soulèvement du mont Govardhana selon le Harivaṃśa : les présupposés d’une interprétation », Cahiers des études anciennes 54, 2017, p. 127-156. J’ai traduit cet épisode dans André Couture, L’enfance de Krishna, Paris, Cerf ; Québec, Presses de l’Université Laval, 1991, p. 235-262.

[5] Marc Girard, Les symboles dans la Bible. Essai de théologie biblique enracinée dans l’expérience humaine universelle, Montréal, Éditions Bellarmin ; Paris, Cerf, 1991, p. 255-267, part., p. 259.

[6] Voir La réincarnation, Paris, Cerf, 2000, p. 60-62.

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