Le Kamasutra, ou une anthropologie du citadin aisé de l’Inde ancienne

À propos de : Wendy Doniger, The Mare’s Trap : Nature and Culture in the Kamasutra, New Delhi, Speaking Tiger, 2015, 182 pages et de Vatsyayana, Kamasutra. A new translation, by Wendy Doniger and Sudhir Kakar, New York, Oxford University Press, 2002 (repr. Oxford World’s Classics Paperback, 2003 et 2009).

Par Denis Matringe (directeur de recherche au CNRS, Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud, EHESS-CNRS)

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Le texte que vous écrivez me donne la preuve qu’il me désire. Cette preuve existe : c’est l’écriture. L’écriture est ceci : la science des jouissances du langage, son kāmasūtra (de cette science il n’y a qu’un traité, l’écriture elle-même). Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, repris dans Roland Barthes, Œuvres complètes IV, 1972-1976, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 221.

Malgré les travaux des historiens de notre Moyen-Âge, malgré les documents et les bâtiments qui ont survécu de cette période, malgré les romans et les films qui en traitent, il nous est très difficile, impossible peut-être, à nous Européens d’aujourd’hui, de nous représenter la vie, le vécu, le ressenti, les fantasmes des humains qui peuplaient nos contrées en ces temps reculés. Que dire alors de notre vision de ceux qui vécurent il y a plus longtemps encore sous d’autres latitudes, Égyptiens, Iraniens, Chinois ? C’est pourtant à un voyage dans l’espace et le temps de ce genre que nous invite, à propos des Indiens des premiers siècles de l’ère chrétienne, l’indianiste américaine Wendy Doniger dans The Mare’s Trap paru en 2015, – livre dans lequel, au fil de sa lecture d’un texte sanskrit à la fois célèbre et méconnu, le Kāmasūtra de Vātsyāyana, elle nous propose une anthropologie du citadin aisé et cultivé de l’Inde ancienne, centrée sur sa vie érotique, tout en recherchant aussi dans le texte la parole et le point de vue des femmes, et tout en situant cette œuvre singulière dans divers contextes.

         Wendy Doniger a aussi publié en 2002 avec l’écrivain et psychanalyste indien Sudhir Kakar une traduction complète du Kāmasūtra, augmentée de celle d’extraits du principal commentaire de l’œuvre par Yaśodhara Indrapada (XIIIe siècle) et comportant une très compréhensive introduction. Cette traduction est désormais la version anglaise de référence et elle a fait l’objet d’une traduction en français[1]. Le titre sanskrit de l’ouvrage signifie « traité » (sūtra) sur le « désir/amour/plaisir/sexe » (c’est ainsi que dans leur introduction, p. XI, Wendy Doniger et Sudhir Kakar rendent de manière très appropriée kāma). Sūtra, au sens propre, signifie « fil » et, comme genre littéraire, désigne un texte normatif fait de séries ou « lignes » de règles essentielles concernant un sujet particulier, comme le rituel, la grammaire ou le yoga[2]. À la différence de certains sūtra aphoristiques ou écrits exclusivement en vers dans un style condensé à l’extrême, et qui ne peuvent guère être compris qu’à l’aide des commentaires, le Kāmasūtra est en prose, souvent avec un couplet ou deux à la fin d’un chapitre qui en résument le contenu ou rappellent ironiquement la norme dont le texte s’est écarté, – et il peut se lire de manière autonome.

Un texte de l’Inde dite classique

Avant d’en venir à The Mare’s Trap, il convient de replacer le Kāmasūtra dans le contexte historique de son écriture. Wendy Doniger le fait de manière elliptique au début du premier chapitre de son livre : « le Kamasutra fut composé en sanskrit, la langue de l’Inde ancienne, probablement au cours de la seconde moitié du troisième siècle de l’ère commune, en Inde du Nord, peut-être à Pataliputra (près de l’actuelle ville de Patna au Bihar) », non sans avoir précisé, dans son style typiquement hardi et plein d’humour, qu’ « il était déjà bien connu en Inde à une époque où les Européens se balançaient encore dans les arbres, culturellement (et sexuellement) parlant » (p. 19).

            Mais comment caractériser brièvement l’Inde du Nord du IIIe siècle, qui vit éclore avec le Kāmasūtra une œuvre restée sans pareille ? Tenter de répondre suppose de situer cette période dans l’histoire de l’Inde, à propos de laquelle se posent de sérieux problèmes de chronologie, notamment en matière de datation des plus grands textes et de certains événements majeurs, et de périodisation[3]. Un consensus existe toutefois pour parler d’une époque « ancienne » commençant avec le développement des grands centres urbains de la civilisation dite de l’Indus dans le nord-ouest de l’Asie du Sud vers 2600 av. J.-C. Une deuxième grande vague d’urbanisation se manifeste vers 600 av. J.-C., et l’on considère que c’est son déclin rapide, à partir du déferlement des Huns au début du VIIe siècle ap. J.-C., qui marque la fin de cette période.

            On distingue trois phases dans ce premier grand moment historique de l’Asie du Sud. La première prend fin vers 1700 av. J.-C. avec l’effondrement, encore mal compris, de la civilisation de l’Indus. À partir du XVIIe siècle av. J.-C., des tribus indo-aryennes se rendent maîtresses de l’Inde du Nord-Ouest puis, graduellement, de toute la plaine indo-gangétique. C’est en leur sein que prend corps le vaste ensemble textuel, longtemps uniquement oral, appelé Veda, et on parle, pour la période qui va de -1700 à -600, d’ « Inde védique ». Enfin, l’époque qui correspond à la seconde urbanisation de l’Inde du Nord (c. -600 – c. 600) est communément appelée « Inde classique ». Elle voit se consolider des royaumes régionaux autour de grands centres urbains, puis alterner des phases d’invasions et la formation d’empires. Après qu’une partie de l’Inde du Nord-Ouest a été sous domination iranienne (empire achéménide) puis, très brièvement, grecque (Alexandre le Grand), l’empire maurya (c. -320 – c. -185) s’étend à presque toute l’Asie du Sud, sauf sa péninsule méridionale. Avant l’empire gupta (320 – c. 500 ap. J.-C.), dans lequel on voit généralement l’apogée culturelle de l’Inde classique, se succèdent en Inde du Nord des Grecs venus de Bactriane puis divers groupes iraniens en provenance d’Asie centrale, Scythes et Kushans notamment.

            Le Kāmasūtra est donc un texte de l’Inde dite classique, composé à l’époque de l’empire gupta et héritier d’un passé culturel d’une grande richesse, dont voici quelques jalons : certaines upaniṣad anciennes, qui développent des spéculations sur l’unité entre l’âme individuelle ou ātman et l’absolu cosmique ou brahman, remontent probablement aux VIIe- Ve siècles av. J.-C., tandis que d’autres, où se manifestent pour la première fois en Inde la tradition théiste toujours vivace qui se retrouve aussi dans la Bhagavad-gītā (« Chant du bienheureux » [en l’occurrence Kṛṣṇa, avatāra de Viṣṇu conçu comme Dieu suprême]), datent des tout derniers siècles de l’ère chrétienne ; le bouddhisme apparaît au Ve siècle avant J.-C. (le Buddha meurt vers -410, selon le consensus occidental actuel) ; les deux grandes épopées sanskrites, le Mahābhārata (qui inclut la Bhagavad-gītā et, sous forme de complément, le Harivaṃśa qui raconte l’histoire de Kr̥ṣṇa) et le Rāmāyaṇa, prennent forme entre le IIIe siècle av. J.-C. et le IIIe siècle ap. J.-C. ; l’Arthaśāstra (« Manuel d’art politique ») de Kauṭilya voit le jour entre 100 av. et 100 ap. J.-C. et le Mānavadharmaśāstra (« Code des lois de Manu ») peut être assigné au IIe siècle ap. J.-C.

            L’époque de la composition du Kāmasūtra est ainsi typiquement celle où, dans un paysage politique intégré et un univers de centres urbains interconnectés, s’est affirmée ce que Mark McKlish et Patrick Olivelle appellent « une culture sud-asiatique transrégionale », portée par une élite de brahmanes[4]. Quatre traits de cette culture brahmanique sont importants pour apprécier la place qu’y occupe le Kāmasūtra. D’une part, la société est représentée dans les textes normatifs comme formée de trois classes endogames et commensales (varṇa, lit. « couleur ») dont les hommes ont à droit l’initiation brahmanique et à l’étude du Veda (les femmes étant vouées à servir les hommes et à vivre sous leur tutelle et leur autorité), au terme de quoi ils deviennent, par initiation, des « deux fois nés » (dvija) : les brahmanes (fonctions religieuses et d’enseignement), les kṣatriya (fonctions royale et guerrière) et les vaiśya (agriculteurs). Une quatrième classe, celles des śūdra, est au service des trois premières. D’autre part, la vie d’un dvija se déroule idéalement selon quatre « stades » (āśrama) : le futur dvija est d’abord étudiant brahmanique (brahmacārin), puis, après son initiation upanayana), successivement maître de maison (gṛhastha), ermite en forêt (vānaprastha) et renonçant errant (saṃnyāsin)[5]. Ensuite, l’existence est censée s’organiser autour de la poursuite des quatre « buts de l’homme » (puruṣārtha) : dharma (devoir de conformité à l’ordre cosmo-social), artha (pouvoir et richesse), kāma (« désir/amour/plaisir/sexe ») et mokṣa (libération)[6]. Enfin, l’élite brahmanique élabore des savoirs approfondis dans des domaines allant des mathématiques à la politique, du rituel à la loi, de l’astronomie à l’érotique, de la grammaire à l’esthétique, etc. Dans chacun de ces domaines constitués en champ d’étude autonome apparaissent, d’une part, des écoles de pensée distinctes et, d’autre part, des traités destinés à fixer l’enseignement des maîtres – souvent en le complétant, voire en le critiquant sur certains points – et à le transmettre aux générations futures. Si nous nous en tenons aux trois premiers « buts de l’homme » évoqués plus haut, chacun fit l’objet de plusieurs traités. Certains de ceux-ci se sont perdus, mais trois, déjà mentionnés, se sont imposés comme des œuvres éclipsant toutes les autres par leur rayonnement et leur survie : concernant le dharma, le Mānavadharmaśāstra, pour ce qui est de l’artha, l’Arthaśāstra de Kauṭilya, et en matière de kāma, le Kāmasūtra de Vātsyāyana, auquel nous en venons à présent.

Traiter des « buts de l’homme »

Pour qui veut essayer de comprendre de quoi il est question et ce qui est en question dans cet ouvrage, le livre de Wendy Doniger est un guide sûr. Comme le traité qu’il commente, The Mare’s Trap est divisé en sept chapitres, qui traitent respectivement de l’étrange et du familier, du parallèle avec l’Arthaśāstra, de la mythologie, des femmes, du troisième genre sexuel, de la nature et de la culture du sexe, et enfin de la grandeur et du déclin du Kāmasūtra. Dans le premier chapitre, Wendy Doniger définit le Kāmasūtra comme un art de vivre, et plus précisément comme un ouvrage portant d’une part sur la question de savoir comment trouver un ou une partenaire, comment maintenir son pouvoir dans le mariage, comment commettre l’adultère, comment vivre avec une courtisane, comment utiliser les drogues, et d’autre part, et accessoirement, sur les positions dans les rapports sexuels (p. 11). Elle y voit, sous le vernis d’un manuel, une œuvre d’art dramatique (p. 26-27). Les personnages sont en effet désignés, ainsi que dans le théâtre sanskrit, comme le héros et l’héroïne, le libertin, l’entremetteur et le bouffon. Et comme dans le théâtre encore, le texte est divisé en sept actes. Dans le premier, le héros prépare la pièce de sa maison réservée aux plaisirs sexuels ; dans l’acte II, il perfectionne sa technique. Ensuite (acte III), il séduit une vierge et vit avec une ou plusieurs épouses (acte IV). Mais bientôt lassé de ces dernières, il séduit les femmes d’autres hommes (acte V), et quand il est fatigué de celles-ci, il se met à fréquenter des courtisanes (acte VI). Finalement, quand il est devenu trop vieux pour continuer sans médication, il recourt aux aphrodisiaques et aux charmes magiques (acte VII).

            De ce traité qui est aussi une pièce de théâtre, l’histoire est liée à celle des deux autres grands manuels traitant des deux premiers buts de l’homme selon la liste canonique : le Mānavadharmaśāstra (écrit en vers) et l’Arthaśāstra. L’histoire, rappelle Wendy Doniger, commence avec l’Arthaśāstra, qui est un guide à l’usage du roi et, surtout, de ses ministres et conseillers, comme le montrent bien Mark McKlish et Patrick Olivelle dans l’introduction à leur traduction. Vient ensuite Manu, dont le magistral Dharmaśāstra avait eu des prédécesseurs[7], mais qui le premier incorpore des considérations sur le gouvernement, les devoirs du roi et la loi, empruntant en ces domaines copieusement à Kauṭilya. Après le deuxième siècle, un spécialiste de l’artha augmente le texte de Kauṭilya de matériaux empruntés à Manu et à d’autres manuels de dharma. Enfin, le Kāmasūtra est très endetté à l’égard de Manu et, mentionnant explicitement une fois l’Arthaśāstra, sans qu’on puisse savoir s’il s’agit de celui de Kauṭilya, il s’appuie ouvertement sur ce texte quand il est question de marchands qui s’enrichissent ou encore des surintendants du commerce et de l’agriculture.

            De cette triade dharma-artha-kāma, les trois membres sont souvent hiérarchisés, et l’ordre canonique veut que dharma soit supérieur à artha et ce dernier à kāma. Mais Manu, par exemple, après avoir envisagé diverses hiérarchies possibles, affirme que « la règle établie est ceci : c’est la triade entière qui conduit au bien-être » (2.224)[8]. Pour Kauṭilya, par contre, artha est supérieur : « Kauṭilya tient qu’artha et artha seul est important, car dharma et kāma dépendent d’artha pour leur réalisation » (1.7.6-7). Le Kāmasūtra, quant à lui, respecte la hiérarchie traditionnelle, Vātsyāyana notant que « lorsque ces trois buts sont en compétition, à savoir dharma, artha et kāma, chacun est plus important que celui qui le suit » (1.2.14) [9]. Mais le même Vātsyāyana, comme le fait malicieusement remarquer Wendy Doniger, indique dans le même temps qu’il est possible d’avoir des relations sexuelles en vue d’une descendance – dharma dépendant alors de kāma – ou pour des raisons de pouvoir politique – kāma conditionnant cette fois artha (1.5.1-12)[10].

            En ces matières, la principale démonstration de Wendy Doniger dans The Mare’s Trap porte sur la manière dont le Kāmasūtra est marqué, tant dans son contenu que dans sa philosophie générale, par l’Arthaśāstra (p. 35-70). D’une part, les deux textes contiennent dans leur corps en prose des instructions pragmatiques qui font fi du dharma, – lequel revient souvent, par contre, dans les couplets de fin de chapitre sous forme d’exhortations. Ils s’écartent aussi de Manu en ce que, loin d’énoncer comme celui-ci des dogmes explicites ou des injonctions, parfois contradictoires, ils argumentent, mettant en débat des vues opposées et choisissant celle qui leur paraît être la plus fondée. D’autre part, alors que le Mānavadharmaśāstra enjoint d’éviter les marginaux, les deux autres traités suggèrent de recourir à leurs services, comme espions (Kauṭilya) ou comme entremetteurs (Vātsyāyana), et leurs préconisations sont similaires à propos des ascètes errants, alors que Manu ne fait qu’énoncer ce que doit être la conduite de ces derniers (4.25-35).

            D’une manière générale, le Kāmasūtra incorpore l’obsession de l’espionnage et du recours aux intermédiaires qui caractérise l’Arthaśāstra. Dans le traité d’art politique, par exemple, le roi ou ses ministres demandent à des espions de repérer quels sont, dans un royaume ennemi, les hommes mécontents afin de pouvoir utiliser ceux-ci contre leur propre État. Semblablement, dans le Kāmasūtra, un homme désireux d’avoir sexuellement accès à des femmes de son voisinage recourt à des intermédiaires pour savoir lesquelles sont en situation d’être séduites – la longue liste qui les énumère va de celles qui regardent la rue depuis leur terrasse à celles dont le mari voyage beaucoup en passant par celles qui sont l’épouse du frère le plus âgé d’une fratrie – et pour tenter de les persuader de venir lui rendre visite.

            Avec le traité de Kauṭilya, celui de Vātsāyana a aussi en partage deux pratiques : d’une part celle de la mise à l’épreuve – dans l’Arthaśāstra, il s’agit de tester princes et ministres, et dans le Kāmasūtra, les gardiens du harem et les femmes qui le composent –, et d’autre part celle du contrôle des sens. Les six ennemis les plus redoutables sont en effet, dans l’Arthaśāstra, ceux de l’intérieur, à savoir le désir, la colère et l’avidité, ainsi que la fierté, la vanité et l’excitation. Le Kāmasūtra fait sienne cette liste, mettant ainsi en garde contre les dérives auxquelles peut conduire ce qui est l’objet même de son étude, kāma.

            Wendy Doniger conclut sa démonstration par un chapitre intitulé, avec un clin d’œil au monde d’aujourd’hui, « Sexe et politique », dans lequel elle affirme que le Kāmasūtra, « sous l’influence de l’Arthaśāstra, politise le sexe » (p. 66). Il le fait en préconisant le recours à la ruse et aux tromperies, en considérant la relation érotique comme un conflit dans lequel chaque partenaire cherche à manipuler l’autre, en établissant « un code de violence sexuelle acceptable » (p. 67) en termes de morsures, gifles et griffures, et en invitant à considérer les plaintes d’une femme lors d’une relation trop rude ou non consentie comme un stratagème pour exciter davantage encore le mâle en rut.

Le citadin aisé de l’Inde ancienne

Mais qui sont les personnages du Kāmasūtra et quel est le public visé par ce texte ? L’univers social du traité est celui des privilégiés : les amants dont parle le livre doivent être riches et avoir beaucoup de temps libre, et les lecteurs auxquels il s’adresse sont d’évidence des princes, de hauts fonctionnaires et des marchands fortunés. Cela dit, et de façon presque unique dans la littérature sanskrite, ce texte plus culturellement qu’idéologiquement brahmanique n’a aucun égard pour la classe sociale (varṇa) ni pour la caste (jāti) : seule compte la richesse. Et si Vātsyāyana désapprouve les relations sexuelles avec les paysannes et les femmes tribales, c’est qu’elles pourraient avoir une mauvaise influence sur le raffinement érotique et la sensibilité du citadin (nāgaraka) cultivé (p. 21-22).

            Concernant ce dernier, Wendy Doniger, qui fait de lui une forme d’anthropologie, va chercher dans le texte la manière dont il vit quand il n’est pas occupé à faire l’amour. Elle nous le montre résidant dans une capitale ou une grande ville, ou encore dans une cité où l’on peut s’enrichir. Son épouse s’occupe de l’intendance de sa luxueuse demeure et ses maîtresses sont censées subvenir à leurs propres besoins. L’évocation de la journée typique de ce citadin aisé par Vātsyāyana est l’un des morceaux de bravoure de son sūtra au style ciselé et raffiné, dont Wendy Doniger cite un large extrait dans The Mare’s Trap (p. 23) :

Il se lève dans la matinée, soulage ses intestins, se nettoie les dents, s’applique des huiles parfumées en petites quantités aussi bien que parfum, guirlande, cire d’abeilles et laque rouge, s’observe le visage dans un miroir, se rince la bouche puis fait ce qu’il a à faire. Il se baigne chaque jour, il fait frotter ses membres d’huile tous les deux jours, il prend un bain de mousse tous les trois jours, il se fait raser tous les quatre jours et épiler tous les cinq ou dix jours. Tout cela s’accomplit sans faute. Et il nettoie continuellement la sueur de ses aisselles. Le matin et l’après-midi, il mange (...). Après ses repas, il occupe son temps à apprendre à parler à ses perruches et à ses mainates, va à des combats de cailles, de coqs, de béliers ; il s’adonne à divers arts et jeux, passe du temps avec son libertin, son entremetteur et son bouffon. Et il fait un somme. En fin d’après-midi, il s’habille et se rend dans des salons pour s’y divertir. Et le soir, c’est la musique et le chant. Après cela, sur le lit, dans une chambre à coucher soigneusement décorée et parfumée d’encens au parfum délicat, lui est ses amis attendent les femmes qui s’éclipsent discrètement pour un rendez-vous avec eux. Il envoie des messagères à leur rencontre ou va lui-même les accueillir. Et quand les femmes arrivent, lui et ses amis les reçoivent avec des propos aimables et des manières courtoises qui charment l’esprit et le cœur. Si la pluie a trempé les vêtements des femmes venues pour un rendez-vous par mauvais temps, il change lui-même leurs vêtements ou demande à un ami de s’occuper d’elles. C’est ce qu’il fait nuit et jour[11].

 Avec l’esprit taxinomique qui caractérise en Inde ancienne les auteurs de traités (et d’autres ouvrages), Vātsyāyana énumère ensuite les soixante-quatre arts que doit apprendre l’homme vraiment sérieux en matière de plaisir, et qui vont du chant à l’architecture ou de la confection de guirlandes à la composition et la récitation poétiques en passant par le massage, les présages, le jeu de dés et l’athlétisme. Lesquels soixante-quatre arts ne vont pas sans soixante-quatre manières de faire l’amour, réparties en huit formes de chacune des huit principales activités érotiques : embrasser, échanger des baisers, gratter, mordre, copuler dans diverses positions, gémir, avoir la femme tenant le rôle de l’homme et pratiquer le sexe oral (The Mare’s Trap, p. 26).

Les partenaires de sexe du citadin aisé

Serait-ce à dire que dans le Kāmasūtra, la femme est aussi minorée que dans tant d’autres textes brahmaniques de l’Inde classique ? Certes non selon Wendy Doniger qui souligne que le Kāmasūtra est aussi un livre pour les femmes. Mais ces dernières ne sont pas les uniques partenaires de sexe du citadin aisé : d’autres hommes et des humains du troisième genre peuvent l’être aussi.

            Concernant les femmes, une partie du livre III du Kāmasūtra conseille les vierges sur la manière de trouver un mari, le livre IV consiste en instructions destinées aux femmes et le livre VI est censé avoir été commandé par des courtisanes de Pataliputra. Mais le Kāmasūtra est aussi un livre destiné à être lu par les femmes, – certaines femmes au moins, celles à qui leur éducation et leur liberté d’esprit le permettent : les courtisanes, les filles de roi et celle de ministres. La valorisation par Vatsāyāna du livre comme source et support d’enseignement se manifeste pleinement à cet égard :

Partout dans le monde et à propos de tous les sujets, seules quelques personnes connaissent le texte, mais la pratique est à la portée de chacun. Or un texte, aussi éloigné qu’il soit, est l’ultime source de la pratique (1.3.1-11).

            Wendy Doniger évoque à ce propos une pièce de théâtre de Bhavabhūti (VIIIe siècle). Au début de l’acte de VII de Mālatī-mādhava, du nom de l’héroïne et du héros, une femme déplore qu’une de ses amies ait été violée par son mari lors de sa nuit de noces. Alors que les personnages féminins parlent en dialecte dans le théâtre de l’Inde classique, cette femme passe au sanskrit et rappelle que selon le Kāmasūtra, « les femmes sont comme des fleurs et doivent être traitées avec tendresse. Si elles sont prises de force par des hommes qui n’ont pas gagné leur confiance, elles en viennent à détester le sexe » (2.2.6-7). Le Kāmasūtra, observe Wendy Doniger, pouvait donc être un outil de résistance à la culture de violence sexuelle, et il est selon elle un livre très libéral pour l’Inde de son temps en matière d’éducation et de liberté sexuelle pour les femmes. Il prend par exemple sans jugement note du fait que certaines femmes ont plusieurs maris, « ce qui est inimaginable pour Manu et pose un problème même au très permissif Kauṭilya » (The Mare’s Trap, p. 97). Il affirme, contre Manu, le pouvoir absolu des femmes dans la gestion des finances de la maisonnée, et contre Manu encore, il montre des femmes mariées accessibles à la séduction amoureuse lors de visites à des temples, de sacrifices, de mariages ou de fêtes religieuses.

            En matière de sexualité aussi, Vātsyāyana se montre attentif aux femmes et à leur jouissance avec, dit Wendy Doniger qui affectionne les comparaisons passé/présent et Inde/Occident, « des vues bien plus subtiles que celles qui prévalaient en Europe jusqu’à très récemment » (The Mare’s Trap, p. 99). Il demande pour les femmes une forme de liberté sexuelle, rejetant l’idée commune dans l’Inde de son époque que pour une femme, le seul but de l’acte sexuel soit l’enfantement (comme le veut Manu), et il réfute la thèse de Manu décrivant les femmes comme attirées par tout homme et leur sexualité comme devant, de ce fait, être strictement contrôlée. Vātsyāyana estime que les femmes sont attirées par les hommes beaux comme les hommes par les belles femmes, et loin d’envisager les punitions traditionnelles pour les femmes qui ont des relations avec un autre homme que leur mari (leur couper le nez, par exemple), il s’interroge sur les raisons de l’infidélité et, souligne Wendy Doniger, la question du respect du dharma ne vient que comme un après-coup dans son texte. Vātsyāyana s’interroge aussi sur la manière dont les femmes peuvent d’elles-mêmes résister à la tentation et sur celle dont une courtisane s’y prend pour mettre fin à une relation. Mais l’auteur du Kāmasūtra va plus loin et fait ici et là entendre la voix même des femmes, qui sont au nombre des subalternes et des perpétuels vaincus de la société indienne de leur temps : en insistant sur ce point, Wendy Doniger montre sans l’expliciter ce que le Kāmasūtra recèle pour les historiens du genre ou des Subaltern Studies.

            Vātsyāyana n’en assume pas moins d’avoir comme homme le monopole de la parole légitime et il considère comme tout aussi légitime le harcèlement sexuel : les hommes de pouvoir ont droit à toute femme qu’ils peuvent désirer, et tout particulièrement à celles qui leur sont socialement inférieures et qu’ils peuvent prendre sans ambages.

            L’épouse, la maîtresse et la courtisane ne sont toutefois pas les seules partenaires de sexe possible pour le citadin aisé. Pour étudier la manière dont Vātsyāyana aborde cette question, Wendy Doniger commence par préciser que le Kāmasūtra, contrairement à la norme de la plupart des textes brahmaniques, n’accorde pas de valeur supérieure à la position de copulation dans laquelle l’homme déverse de dessus sa semence dans la femme-réceptacle placée sous lui. Non seulement cette position, dont Vātsyāyana parle sans enthousiasme, n’en est qu’une parmi d’autres, mais le Kāmasūtra note, sans juger, qu’il y parfois inversion des genres, la femme prenant position « dessus » et jouant alors le rôle de l’homme.

            Cette inversion se retrouve dans la relation homosexuelle, ignorée ou stigmatisée par les textes de dharma, où elle est tenue pour un acte polluant caractérisé par la stérilité et la lubricité, mais pouvant être réparé par un simple bain rituel ou le paiement d’une amende. Pour parler de l’homme qui inverse son rôle sexuel, le sanskrit a le mot klība. Ce mot, rappelle Wendy Doniger (The Mare’s Trap, p. 114), ne signifie pas « eunuque » : il désigne un homme qui n’agit pas comme il devrait, un mâle défectueux. Mais pour parler de l’homosexualité, le Kāmasūtra n’emploie pas le terme péjoratif de klība : il parle de « troisième nature » (tṛtiyā prakṛti), au sens d’une troisième forme de comportement sexuel, et il désigne par un pronom féminin un homme de cette « troisième nature ». C’est à propos d’une pratique typique de cet homme, la fellation, que Vatsyāyāna écrit sa plus longue description d’un acte sexuel, et il le fait non sans une certaine délectation. Dans The Mare’s Trap, Wendy Doniger note toutefois que dans ce morceau de bravoure précisément apparaît une catégorie d’hommes dont il est parlé au masculin et qui prennent plaisir à faire jouir par cette pratique des partenaires mâles, mais qui sont néanmoins regroupés avec les femmes : « peut-être, note l’auteur, sont-ils bisexuels » (The Mare’s Trap, p. 122).

            De l’homosexualité masculine, Wendy Doniger passe, dans son exploration du Kāmasūtra, à l’homosexualité féminine (The Mares’s Trap, p. 120-121), dont Vātsyāyana est le seul auteur de son temps à traiter, au début du chapitre de son livre consacré au harem, dans un passage dédié à ce qu’il appelle « des coutumes orientales » (prācya, p. 120). L’auteur du Kāmasūtra décrit non seulement des femmes utilisant des godemichés, des fruits et légumes dont la forme évoque le pénis en érection, ou encore des statues d’êtres masculins ithyphalliques, mais aussi des femmes pratiquant l’une avec l’autre des actes sexuels, – à cette nuance près qu’à la différence des hommes ayant des relations homosexuelles, elles ne se donnent du plaisir entre elles que parce qu’elles n’ont pas accès à des hommes, gardées comme elles le sont dans le harem et devant se partager un époux commun.

            Toutefois, note brièvement Vātsyāyana, il arrive en dehors de la situation de harem qu’une femme choisisse pour partenaire sexuelle une autre femme et qu’une amie ou une servante « prenne sa virginité à une jeune fille avec un doigt » (7.1.20 ; dans les textes de dharma, une telle preneuse de virginité est punie par l’amputation de deux doigts).

Les pratiques sexuelles du citadin aisé et de ses partenaires

Les pratiques sexuelles dont il vient d’être question sont en quelque sorte une goutte d’eau dans l’océan des manières de copuler décrites systématiquement par le Kāmasūtra en son livre II. Ce dernier commence par une typologie des partenaires en fonction de la taille de leurs organes sexuels – les hommes pouvant être étalon, taureau ou lièvre, et les femmes éléphante, jument ou hase –, et aussi selon leur endurance et leur tempérament. Viennent ensuite les façons d’embrasser et de donner des baisers, de griffer et de mordre, et enfin les positions et les pratiques pour lesquelles le Kāmasūtra est célèbre. Toute cette gymnastique parfois improbable ou réservée à des experts peut s’accompagner de gifles données par l’homme et de gémissements de la femme. Le chapitre se conclut avec des considérations sur l’art de commencer et de conclure, sur les modalités de la passion qui donne sa coloration particulière à l’acte sexuel, sur les possibles fantasmes accompagnant ce dernier, sur la possibilité, pour le citadin aisé, d’exercer, mais cette fois sans la moindre civilité, comme nous l’avons vu, ses talents avec une paysanne ou une servante, et sur les querelles qui peuvent survenir entre les amants.

            Dans le chapitre de son livre intitulé « The Mare’s Trap : The Nature and Culture of Sex » (p. 125-146), Wendy Doniger, qui se plaît – nous l’avons vu – à établir des comparaisons entre le contenu du texte qu’elle étudie et la vie des Occidentaux d’aujourd’hui, affirme sans détour à propos de ce livre II que, contrairement à ce que prétend la sexologie contemporaine, la taille compte et que si, idéalement, l’égalité est ce qu’il y a de mieux, il est en réalité préférable que l’homme soit mieux doté, car la femme est par nature « plus grosse » (p. 128). La taille des organes sexuels a un impact majeur sur le désir, qui est aussi déterminé par deux autres critères : la durée et l’intensité. D’une manière générale, la femme telle que conçue par Vātsyāyana a un désir huit fois supérieur à celui de l’homme et elle est de surcroît plus difficile à satisfaire que lui. La question est donc pour l’homme de parvenir à lui faire atteindre l’orgasme : taille du pénis et endurance sont à cet égard déterminantes selon le Kāmasūtra.

            Wendy Doniger repère néanmoins dans le texte divers moyens de pallier la déficience sexuelle masculine, qui vont de postures et de contractions spéciales auxquelles recourt la femme, dont le « piège de la jument » (mare’s trap) quand elle chevauche l’homme (The Mare’s Trap, p. 138), à l’utilisation de jouets sexuels et de toute une pharmacopée. Elle montre aussi que davantage que les hommes, les femmes sont identifiées à des animaux par Vātsyāyana : « les huit types de cris » (2.7.16) qu’elles émettent dans l’acte sexuel n’ont rien d’humain et ressemblent à des cris d’oiseaux. Ces cris, qui sont parfois du refus et des plaintes de douleurs, ne sont pas pris en compte par l’homme, qui manifeste, dit Wendy Doniger, une mentalité de violeur (The Mare’s Trap, p. 68 et 141).

            L’imagerie animale du texte concerne aussi les mouvements sexuels : ainsi, selon leur vigueur, les coups de boutoir de l’homme sont dits « du sanglier » ou « du taureau », et des ébats enflammés sont comparés à l’agitation des moineaux. Pour Wendy Doniger, tout cela, de même que la caractérisation sexuelle par trois catégories d’animaux, implique qu’en un sens, « même quand il est pratiqué selon le livre, le sexe (...) est bestial » (The Mare’s Trap, p. 141).

            Mais en un sens seulement, car les humains « peuvent utiliser la culture » (p. 142). Vātsyāyana fait en effet d’entrée de jeu remarquer qu’à la différence des animaux qui gèrent par eux-mêmes et spontanément leur vie sexuelle, l’homme et la femme dépendent l’un de l’autre, que leur sexualité est plus réprimée que celle des animaux, et qu’ils ont besoin d’une méthode, à savoir le Kāmasūtra. Cette méthode porte sur tout ce qui touche à la relation sexuelle, à commencer par l’espace dans lequel elle se prépare puis se déroule. La maison du citadin aisé qui consacre sa soirée aux plaisirs du sexe doit ainsi être munie de deux chambres à coucher : l’une où dorment les femmes et l’autre pour le sexe, qui est aussi celle où l’homme dort après ses ébats. Ces chambres à coucher doivent être jonchées de livres de poésie récente destinée à être lue à voix haute et d’écorces de citrons, qu’on mâche pour se rafraîchir l’haleine.

            Quand le citadin aisé reçoit une femme de son niveau, il doit lui manifester toutes sortes d’attentions et de civilités, lui offrir à boire et à manger, et après l’acte sexuel, idéalement, il l’emmènera passer un moment avec lui sur le toit en terrasse de sa maison. La culture, note Wendy Doniger, « la culture unique de l’Inde ancienne », est ainsi la réponse aux problèmes de la violence et de l’anxiété sexuelles (p. 146).

Pas d’anthropologie sans mythe ni histoires

Il est une autre dimension culturelle dans laquelle baignent les citadines et les citadins aisés du Kāmasūtra : celle qui concerne la mythologie et les histoires, sur lesquelles se penche Wendy Doniger dans le chapitre 3 de The Mare’s Trap, « The Mythology of the Kāmasūtra » (p. 71-91). Vātsyāyana en effet attribue à des personnages de la mythologie hindoue la rédaction initiale des traités concernant dharma, artha et kāma. Les premiers auteurs en seraient respectivement Manu (l’Adam indien, mais auto-créé), Bṛhaspati, guru des dieux, et Nandin, taureau qui sert de monture à Śiva et qui, tandis qu’il gardait la porte de la chambre du dieu pendant les mille ans de l’union de celui-ci à sa parèdre Umā, aurait écrit le premier Kāmasūtra, en mille chapitres ! Śvetaketu aurait ensuite ramené ce nombre à cinq cents. Or, Śvetaketu est un héros upaniṣadique à qui son père enseigne des doctrines du Vedānta ouvrant la voie au renoncement. Il peut donc sembler étrange de le voir présenté comme un expert en sexualité. Mais Vatsyāyana s’en explique. Comme Śvetaketu avait constaté que dans la société de son temps, les hommes prenaient librement les femmes des autres hommes, il voulut mettre fin à cette pratique. Il utilisa donc les pouvoirs que lui avait conférés son ascèse pour composer un traité qui définît quelles pouvaient être les partenaires sexuelles d’un homme. Après Śvetaketu, d’autres êtres mythologiques produisirent des versions de plus en plus resserrées du Kāmasūtra, d’autres encore ajoutèrent certains chapitres, et divers savants fragmentèrent le livre à l’extrême. Le travail de Vātsyāyana consista donc à rassembler sous une forme condensée, en un petit volume, la substantifique moelle de l’ensemble.

            Wendy Doniger montre également comment Vātsyāyana et son commentateur Yaśodhara détournent diverses histoires bien connues de la mythologie brahmanique, dont plusieurs tirées des deux grandes épopées sanskrites, pour expliquer certaines situations, donner de salutaires conseils et lancer des avertissements tant aux hommes qu’aux femmes. Yaśodhara, par exemple, commentant les raisons qui peuvent pousser une femme à prendre un amant (6.1.17), ajoute, très casuistiquement, à la liste donnée par Vātsyāyana, la peur de la mort. Il cite à ce propos le cas de la nymphe céleste (apsaras) Rambhā cédant au terrible démon Rāvaṇa – ravisseur de Sītā dans le Rāmāyaṇa – qui menaçait de la tuer. Wendy Doniger rappelle qu’après ce viol, Rambhā maudit Rāvaṇa, rendant impossible pour ce dernier de jamais violer une autre femme : c’est ainsi que Rāvaṇa ne put violer Sītā.

Le texte et son histoire

Dans le dernier chapitre de The Mare’s Trap, Wendy Doniger raconte à son tour une histoire : « The Rise and Fall of Kāma and the Kāmasūtra » (p. 147-164). Indéniablement, tant du point de vue de l’histoire des lettres indiennes que, à partir du XVIIIe siècle, de celle des littératures du monde, l’apparition du Kāmasūtra aura été un événement. Or, comme l’a si justement noté Michel de Certeau à propos de mai 1968 en France, un événement n’est pas « ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient[12] ».

            Wendy Doniger commence par faire la préhistoire de cet événement, en rappelant l’histoire du traitement du thème du désir amoureux dans le corpus brahmanique, du Veda à la littérature de cour en passant par les upaniṣad et les tantra. Elle ajoute ensuite que « le Kāmasūtra exerça une profonde influence sur la littérature indienne subséquente, particulièrement dans la vie de cour et la société sans classe des privilégiés qu’il décrit longuement » (The Mare’s Trap, p. 152).

            Tournant dans la section suivante son regard vers l’époque coloniale, Wendy Doniger lie le recul (la « détumescence », s’amuse-t-elle à écrire) du Kāmasūtra à l’influence du protestantisme britannique. Pour elle, les mouvements hindous d’aujourd’hui qu’elle regroupe sous l’appellation de « néo-Vedānta » sont les héritiers de cette censure, reprise à son compte par l’hindouisme politique dont les tenants sont au pouvoir en Inde à présent. Toutefois, note-t-elle, il se trouva des intellectuels libéraux hindous pour attribuer le déclin de la littérature érotique indienne au prétendu fanatisme religieux des souverains moghols, et pour blâmer conjointement la religiosité musulmane et le victorianisme des coups portés à l’érotique indienne. Même si Wendy Doniger ne rejette pas en bloc cette argumentation, elle rappelle tout de même l’intérêt que des nobles et des souverains musulmans eurent pour les littératures hindoues en général et pour la littérature érotique en particulier, patronnant des traductions en persan et des représentations picturales explicites. Elle rappelle aussi que l’Inde avait de longue date « ses traditions autochtones de pruderie, en opposition à sa propre sensualité » (The Mare’s Trap, p. 154).

            Dans ce contexte, Wendy Doniger accorde une attention toute particulière à la première grande traduction occidentale du Kāmasūtra : celle de l’explorateur, géographe, cartographe, ethnographe, linguiste, traducteur, orientaliste, poète écrivain, espion, soldat et diplomate britannique Richard Francis Burton (1821-1890), l’un des livres anglais les plus piratés après sa parution en 1883 et qui ne fut légalement publié au Royaume-Uni et aux États-Unis qu’en 1962. Dans cette traduction, pour laquelle Burton fut assisté de deux paṇḍit indiens et d’un co-traducteur anglais, Wendy Doniger voit une « mistranslation » (The Mare’s Trap, p. 156). Elle reproche à Burton divers changements dans le texte. Mais elle lui en veut surtout pour son traitement des femmes : il vole les voix féminines, donnant à entendre au style indirect celles qui parlent au style direct dans l’original sanskrit, et il élimine ou émonde des passages du Kāmasūtra où d’importants privilèges sont accordés aux femmes (comme il le fait aussi pour les passages concernant les êtres « de la troisième nature »).

            Wendy Doniger conclut ce chapitre et son livre en mettant face à face d’un côté les menées de l’hindouisme politique, guère différent en la matière des régimes qui l’ont précédé, pour imposer la censure sur la littérature et les arts érotiques indiens, contemporains notamment, et de l’autre les progrès de la liberté amoureuse et sexuelle dans des pans sans cesse plus grands de la société indienne.

The Mare’s Trap est assurément la meilleure introduction à la lecture du Kāmasūtra, dans la traduction anglaise de Wendy Doniger et Sudhir Kakar pour tous ceux qui ne sont pas à l’aise en sanskrit. Comme nous avons tenté de le montrer ici, l’auteure dégage du traité une forme d’anthropologie du citadin aisé de l’Inde classique, qu’elle aborde – source oblige – essentiellement sous l’angle de sa vie érotique, en accordant une large place à ses partenaires sexuel-le-s dont elle cherche à retrouver la voix. Elle s’attache aussi à mettre en perspective la singularité du texte, son caractère souvent transgressif par rapport aux normes dharmiques : à cet égard, le Kāmasūtra tout entier fonctionne comme ce qu’ailleurs Wendy Doniger a appelé une « clause de dérogation » (escape clause), pour parler des situations dans lesquelles les textes normatifs indiens prévoient toutes sortes de circonstances dans lesquelles les règles qu’ils énoncent peuvent ne pas être suivies[13].

            Dans The Mare’s Trap, Wendy Doniger traite en outre de la réception du Kāmasūtra, depuis les commentaires dont il a fait l’objet en Inde à diverses époques jusqu’à son impact en Occident et aux débats qu’il a suscités et suscite dans l’Inde contemporaine. Ce faisant, elle donne à voir comment ce texte et les grands traités de dharma et d’artha avec lesquels il fonctionne « constituent l’une des grandes littératures scientifiques du monde ancien[14] ».

            On retrouve enfin dans ce livre certains des thèmes de prédilection de Wendy Doniger – ceux qui sont si présents dans la somme à contre-courant qu’est son grand livre controversé The Hindus : An Alternative History (op. cit.) : les déviants, les exclus, les femmes, les homosexuels, les animaux, le sexe, la violence, etc.

            The Mare’s Trap, par l’immense savoir qu’il met en jeu, par la place qu’il fait aux citations du Kāmasūtra, par son style tonique, par la hardiesse de son ton, par les rapprochements inattendus et très parlants qu’il opère entre la culture de l’Inde ancienne et celle de l’occident contemporain, offre un vrai plaisir de lecture. La phrase de Roland Barthes placée en épigraphe de cette note, et que Wendy Doniger cite dans son livre (p. 20), convient à merveille à celui-ci.

[1] Vâtsyâyana, Kâmasûtra, traduction par Alain Porte de la version anglaise établie par Wendy Doniger et Sudhir Kakar, Paris, Seuil, « Points Sagesses », 2010.

[2] Pour une très compréhensive mise au point récente, voir Johannes Bronkhorst, « Sūtras », in Brill’s Encyclopedia of Hinduism, ed. Knut A. Jacobsen, Helene Basu, Angelika Malinar and Vasudha Narayanan, Brill Online, 2012, acc. 4 août 2017 http://referenceworks.brillonline.com/entries/brill-s-encyclopedia-of-hinduism/sutras-COM_2020110.

[3] Voir Michel Guglielmo Torri , « For a New Periodization of Indian History: The History of India as Part of the History of the World », Studies in History 30/1 (2014), p. 89-108.

[4] The Arthaśāstra : Selections from the Classic Indian Work on Statecraft, edited and translated with an introduction by Mark McClish and Patrick Olivelle, Indianapolis, Hackett, 2012, Introduction, p. 1.

[5] Patrick Olivelle a démontré qu’initialement, ces quatre āśrama représentaient quatre choix de vie possibles pour un jeune homme ayant complété son cycle d’études et que des brahmanes sympathiques envers le renoncement créèrent le système pour légitimer des modes de vie différents de celui du maître de maison (Patrick Olivelle, The Ashrama System: The History and Hermeneutics of a Religious Institution, New York, Oxford University Press, 1993).

[6] Ce dernier « but » est, comme pour les âges de la vie et pour la même raison, un ajout.

[7] Voir Dharmasūtras : The Law Codes of Ancient India, a new translation by Patrick Olivelle, New York, Oxford University Press, « Oxford World Classics », 1999.

[8] Dans ce qui suit, les références du type 1.(2.)3-4 renvoient aux livres, chapitres quand il y a lieu et paragraphes des textes concernés.

[9] Sur ces questions, voir notamment Charles Malamoud, « Sémantique et rhétorique dans la hiérarchie des ‘buts de l’homme’ », Archives européennes de sociologie 22 (1982), p. 215-238, repris dans Charles Malamoud, Cuire le monde : rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 1989, p. 137-161, – et Friedrich Wilhelm, « The Concept of Dharma in Artha and Kama Literature », in The Concept of Duty in South Asia, eds. Wendy Doniger O’Flaherty and J. Duncan M. Derrett, London, School of Oriental and African Studies, 1978, p. 66-79.

[10] Wendy Doniger, The Hindus : An Alternative History, New York, Penguin, 2009, p. 204.

[11] Je reprends ici, en la modifiant ici et là, la traduction d’Alain Porte.

[12] Michel de Certeau, La prise de parole, Paris, Seuil, « Points », 1994, p. 51.

[13] « Escape clauses in the Shastras » est le titre du chapitre 12 de The Hindus, op. cit.

[14] Wendy Doniger, The Hindus, op. cit., p. 337.

Kamasutra  Mare's Trap


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